| |
LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
AUX ÉVÊQUES DE L'ÉGLISE
CATHOLIQUE
Vénérés Frères dans
l'épiscopat, salut et Bénédiction apostolique !
LA FOI ET LA RAISON sont
comme les deux ailes qui permettent à l'esprit humain de s'élever vers la
contemplation de la vérité. C'est Dieu qui a mis au cœur de l'homme le désir de
connaître la vérité et, au terme, de Le connaître lui-même afin que, Le
connaissant et L'aimant, il puisse atteindre la pleine vérité sur lui-même (cf.
Ex 33, 18 ; Ps 27 [26], 8-9 ; 63 [62], 2-3 ; Jn 14, 8 ;
1 Jn 3, 2).
1. En Orient
comme en Occident, on peut discerner un parcours qui, au long des siècles, a
amené l'humanité à s'approcher progressivement de la vérité et à s'y confronter.
C'est un parcours qui s'est déroulé — il ne pouvait en être autrement — dans le
champ de la conscience personnelle de soi: plus l'homme connaît la réalité et le
monde, plus il se connaît lui-même dans son unicité, tandis que devient toujours
plus pressante pour lui la question du sens des choses et de son existence même.
Ce qui se présente comme objet de notre connaissance fait par là même partie de
notre vie. Le conseil Connais-toi toi-même était sculpté sur l'architrave
du temple de Delphes, pour témoigner d'une vérité fondamentale qui doit être
prise comme règle minimum par tout homme désireux de se distinguer, au sein de
la création, en se qualifiant comme « homme » précisément parce qu'il « se
connaît lui-même ».
Un simple regard sur
l'histoire ancienne montre d'ailleurs clairement qu'en diverses parties de la
terre, marquées par des cultures différentes, naissent en même temps les
questions de fond qui caractérisent le parcours de l'existence humaine ; Qui
suis-je ? D'où viens-je et où vais-je ? Pourquoi la présence du mal ? Qu'y
aura-t-il après cette vie ? Ces interrogations sont présentes dans les
écrits sacrés d'Israël, mais elles apparaissent également dans les Védas ainsi
que dans l'Avesta ; nous les trouvons dans les écrits de Confucius et de Lao
Tseu, comme aussi dans la prédication des Tirthankaras et de Bouddha ; ce sont
encore elles que l'on peut reconnaître dans les poèmes d'Homère et dans les
tragédies d'Euripide et de Sophocle, de même que dans les traités philosophiques
de Platon et d'Aristote. Ces questions ont une source commune : la quête de sens
qui depuis toujours est pressante dans le cœur de l'homme, car de la réponse à
ces questions dépend l'orientation à donner à l'existence.
2. L'Église
n'est pas étrangère à ce parcours de recherche, et elle ne peut l'être. Depuis
que, dans le Mystère pascal, elle a reçu le don de la vérité ultime sur la vie
de l'homme, elle est partie en pèlerinage sur les routes du monde pour annoncer
que Jésus Christ est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6). Parmi
les divers services qu'elle doit offrir à l'humanité, il y en a un qui engage sa
responsabilité d'une manière tout à fait particulière : c'est la diaconie de la
vérité
.
D'une part, cette mission fait participer la communauté des croyants à l'effort
commun que l'humanité accomplit pour atteindre la vérité
et,
d'autre part, elle l'oblige à prendre en charge l'annonce des certitudes
acquises, tout en sachant que toute vérité atteinte n'est jamais qu'une étape
vers la pleine vérité qui se manifestera dans la révélation ultime de Dieu :
« Nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à
face. À présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai
comme je suis connu » (1 Co 13, 12).
3. L'homme
possède de multiples ressources pour stimuler le progrès dans la connaissance de
la vérité, de façon à rendre son existence toujours plus humaine. Parmi elles
ressort la philosophie, qui contribue directement à poser la question du
sens de la vie et à en ébaucher la réponse; elle apparaît donc comme l'une des
tâches les plus nobles de l'humanité. Le mot philosophie, selon l'étymologie
grecque, signifie « amour de la sagesse ». En effet, la philosophie est née et
s'est développée au moment où l'homme a commencé à s'interroger sur le pourquoi
des choses et sur leur fin. Sous des modes et des formes différentes, elle
montre que le désir de vérité fait partie de la nature même de l'homme. C'est
une propriété innée de sa raison que de s'interroger sur le pourquoi des choses,
même si les réponses données peu à peu s'inscrivent dans une perspective qui met
en évidence la complémentarité des différentes cultures dans lesquelles vit
l'homme.
La forte incidence qu'a
eue la philosophie dans la formation et dans le développement des cultures en
Occident ne doit pas nous faire oublier l'influence qu'elle a exercée aussi dans
les manières de concevoir l'existence dont vit l'Orient. Tout peuple possède en
effet sa propre sagesse autochtone et originelle qui, en tant que richesse
culturelle authentique, tend à s'exprimer et à mûrir également sous des formes
typiquement philosophiques. Que cela soit vrai, on en a pour preuve le fait
qu'une forme fondamentale de savoir philosophique, présente jusqu'à nos jours,
peut être identifiée jusque dans les postulats dont s'inspirent les diverses
législations nationales et internationales pour établir les règles de la vie
sociale.
4. Il faut
en tout cas observer que derrière un mot unique se cachent des sens différents.
Une explicitation préliminaire est donc nécessaire. Poussé par le désir de
découvrir la vérité dernière de l'existence, l'homme cherche à acquérir les
connaissances universelles qui lui permettent de mieux se comprendre et de
progresser dans la réalisation de lui-même. Les connaissances fondamentales
découlent de l'émerveillement suscité en lui par la contemplation de la
création : l'être humain est frappé d'admiration en découvrant qu'il est inséré
dans le monde, en relation avec d'autres êtres semblables à lui dont il partage
la destinée. Là commence le parcours qui le conduira ensuite à la découverte
d'horizons toujours nouveaux de connaissance. Sans émerveillement, l'homme
tomberait dans la répétitivité et, peu à peu, il deviendrait incapable d'une
existence vraiment personnelle.
La capacité spéculative,
qui est propre à l'intelligence humaine, conduit à élaborer, par l'activité
philosophique, une forme de pensée rigoureuse et à construire ainsi, avec la
cohérence logique des affirmations et le caractère organique du contenu, un
savoir systématique. Grâce à ce processus, on a atteint, dans des contextes
culturels différents et à des époques diverses, des résultats qui ont conduit à
l'élaboration de vrais systèmes de pensée. Historiquement, cela a souvent exposé
à la tentation de considérer un seul courant comme la totalité de la pensée
philosophique. Il est cependant évident qu'entre en jeu, dans ces cas, une
certaine « superbe philosophique » qui prétend ériger sa propre perspective
imparfaite en lecture universelle. En réalité, tout système
philosophique, même toujours respecté dans son intégralité sans aucune sorte
d'instrumentalisation, doit reconnaître la priorité de la pensée
philosophique d'où il tire son origine et qu'il doit servir d'une manière
cohérente.
En ce sens, il est
possible de reconnaître, malgré les changements au cours des temps et les
progrès du savoir, un noyau de notions philosophiques dont la présence est
constante dans l'histoire de la pensée. Que l'on songe, à seul titre d'exemple,
aux principes de non-contradiction, de finalité, de causalité, et de même à la
conception de la personne comme sujet libre et intelligent, et à sa capacité de
connaître Dieu, la vérité, le bien ; que l'on songe également à certaines normes
morales fondamentales qui s'avèrent communément partagées. Ces thèmes et
d'autres encore montrent que, indépendamment des courants de pensée, il existe
un ensemble de notions où l'on peut reconnaître une sorte de patrimoine
spirituel de l'humanité. C'est comme si nous nous trouvions devant une
philosophie implicite qui fait que chacun se sent possesseur de ces
principes, fût-ce de façon générale et non réfléchie. Ces notions, précisément
parce qu'elles sont partagées dans une certaine mesure par tous, devraient
constituer des références pour les diverses écoles philosophiques. Quand la
raison réussit à saisir et à formuler les principes premiers et universels de
l'être et à faire correctement découler d'eux des conclusions cohérentes d'ordre
logique et moral, on peut alors parler d'une raison droite ou, comme
l'appelaient les anciens, de orthòs logos, recta ratio.
5. L'Église,
pour sa part, ne peut qu'apprécier les efforts de la raison pour atteindre des
objectifs qui rendent l'existence personnelle toujours plus digne. Elle voit en
effet dans la philosophie le moyen de connaître des vérités fondamentales
concernant l'existence de l'homme. En même temps, elle considère la philosophie
comme une aide indispensable pour approfondir l'intelligence de la foi et pour
communiquer la vérité de l'Évangile à ceux qui ne la connaissent pas encore.
Faisant donc suite à des
initiatives analogues de mes prédécesseurs, je désire moi aussi porter mon
regard vers cette activité particulière de la raison. J'y suis incité par le
fait que, de nos jours surtout, la recherche de la vérité ultime apparaît
souvent occultée. Sans aucun doute, la philosophie moderne a le grand mérite
d'avoir concentré son attention sur l'homme. À partir de là, une raison chargée
d'interrogations a développé davantage son désir d'avoir une connaissance
toujours plus étendue et toujours plus profonde. Ainsi ont été bâtis des
systèmes de pensée complexes, qui ont donné des fruits dans les divers ordres du
savoir, favorisant le développement de la culture et de l'histoire.
L'anthropologie, la logique, les sciences de la nature, l'histoire, le
langage..., d'une certaine manière, c'est l'univers entier du savoir qui a été
embrassé. Les résultats positifs qui ont été atteints ne doivent toutefois pas
amener à négliger le fait que cette même raison, occupée à enquêter d'une façon
unilatérale sur l'homme comme sujet, semble avoir oublié que celui-ci est
également toujours appelé à se tourner vers une vérité qui le transcende. Sans
référence à cette dernière, chacun reste à la merci de l'arbitraire, et sa
condition de personne finit par être évaluée selon des critères pragmatiques
fondés essentiellement sur le donné expérimental, dans la conviction erronée que
tout doit être dominé par la technique. Il est ainsi arrivé que, au lieu
d'exprimer au mieux la tension vers la vérité, la raison, sous le poids de tant
de savoir, s'est repliée sur elle-même, devenant, jour après jour, incapable
d'élever son regard vers le haut pour oser atteindre la vérité de l'être. La
philosophie moderne, oubliant d'orienter son enquête vers l'être, a concentré sa
recherche sur la connaissance humaine. Au lieu de s'appuyer sur la capacité de
l'homme de connaître la vérité, elle a préféré souligner ses limites et ses
conditionnements.
Il en est résulté
diverses formes d'agnosticisme et de relativisme qui ont conduit la recherche
philosophique à s'égarer dans les sables mouvants d'un scepticisme général.
Puis, récemment, ont pris de l'importance certaines doctrines qui tendent à
dévaloriser même les vérités que l'homme était certain d'avoir atteintes. La
pluralité légitime des positions a cédé le pas à un pluralisme indifférencié,
fondé sur l'affirmation que toutes les positions se valent : c'est là un des
symptômes les plus répandus de la défiance à l'égard de la vérité que l'on peut
observer dans le contexte actuel. Certaines conceptions de la vie qui viennent
de l'Orient n'échappent pas, elles non plus, à cette réserve ; selon elles, en
effet, on refuse à la vérité son caractère exclusif, en partant du présupposé
qu'elle se manifeste d'une manière égale dans des doctrines différentes, voire
contradictoires entre elles. Dans cette perspective, tout devient simple
opinion. On a l'impression d'être devant un mouvement ondulatoire : tandis que,
d'une part, la réflexion philosophique a réussi à s'engager sur la voie qui la
rapproche toujours plus de l'existence humaine et de ses diverses expressions,
elle tend d'autre part à développer des considérations existentielles,
herméneutiques ou linguistiques qui passent sous silence la question radicale
concernant la vérité de la vie personnelle, de l'être et de Dieu. En
conséquence, on a vu apparaître chez l'homme contemporain, et pas seulement chez
quelques philosophes, des attitudes de défiance assez répandues à l'égard des
grandes ressources cognitives de l'être humain. Par fausse modestie, on se
contente de vérités partielles et provisoires, sans plus chercher à poser des
questions radicales sur le sens et sur le fondement ultime de la vie humaine,
personnelle et sociale. En somme, on a perdu l'espérance de pouvoir recevoir de
la philosophie des réponses définitives à ces questions.
6. Forte de
la compétence qui lui vient du fait qu'elle est dépositaire de la Révélation de
Jésus Christ, l'Église entend réaffirmer la nécessité de la réflexion sur la
vérité. C'est pour cette raison que j'ai décidé de m'adresser à vous, vénérés
Frères dans l'épiscopat avec lesquels je partage la mission de « manifester la
vérité » (2 Co 4, 2), ainsi qu'aux théologiens et aux philosophes,
auxquels revient le devoir de s'enquérir des différents aspects de la vérité, et
aussi aux personnes qui sont en recherche, pour faire part de quelques
réflexions sur la voie qui conduit à la vraie sagesse, afin que tous ceux qui
ont au cœur l'amour de la sagesse puissent s'engager sur la bonne route qui
permet de l'atteindre et trouver en elle la récompense de sa peine et la joie
spirituelle.
Ce qui me porte à cette
initiative, c'est tout d'abord la conscience de ce qu'exprime le Concile Vatican
II, quand il affirme que les évêques sont des « témoins de la vérité divine et
catholique »
.
Témoigner de la vérité est donc une tâche qui nous a été confiée, à nous
évêques; nous ne pouvons y renoncer sans manquer au ministère que nous avons
reçu. En réaffirmant la vérité de la foi, nous pouvons redonner à l'homme de
notre époque une authentique confiance en ses capacités cognitives et lancer à
la philosophie le défi de retrouver et de développer sa pleine dignité.
Un autre motif m'incite
à écrire ces réflexions. Dans l'encyclique Veritatis splendor, j'ai
attiré l'attention sur « quelques vérités fondamentales de la doctrine
catholique, qui risquent d'être déformées ou rejetées dans le contexte actuel »
.
Par la présente Encyclique, je voudrais continuer cette réflexion et concentrer
l'attention sur le thème même de la vérité et sur son fondement
par rapport à la foi. On ne peut nier en effet que cette période de
changements rapides et complexes expose surtout les jeunes générations,
auxquelles appartient l'avenir et dont il dépend, à éprouver le sentiment d'être
privées d'authentiques points de repères. L'exigence d'un fondement pour y
édifier l'existence personnelle et sociale se fait sentir de manière pressante,
surtout quand on est contraint de constater le caractère fragmentaire de
propositions qui élèvent l'éphémère au rang de valeur, dans l'illusion qu'il
sera possible d'atteindre le vrai sens de l'existence. Il arrive ainsi que
beaucoup traînent leur vie presque jusqu'au bord de l'abîme sans savoir vers
quoi ils se dirigent. Cela dépend aussi du fait que ceux qui étaient appelés par
vocation à exprimer dans des formes culturelles le fruit de leur spéculation ont
parfois détourné leur regard de la vérité, préférant le succès immédiat à la
peine d'une recherche patiente de ce qui mérite d'être vécu. La philosophie, qui
a la grande responsabilité de former la pensée et la culture par l'appel
permanent à la recherche du vrai, doit retrouver vigoureusement sa vocation
originelle. C'est pourquoi j'ai ressenti non seulement l'exigence mais aussi le
devoir d'intervenir sur ce thème, pour que l'humanité, au seuil du troisième
millénaire de l'ère chrétienne, prenne plus clairement conscience des grandes
ressources qui lui ont été accordées et s'engage avec un courage renouvelé dans
la réalisation du plan de salut dans lequel s'inscrit son histoire.
LA RÉVÉLATION DE LA SAGESSE DE DIEU
7. Au point
de départ de toute réflexion que l'Église entreprend, il y a la conscience
d'être dépositaire d'un message qui a son origine en Dieu même (cf. 2 Co
4, 1-2). La connaissance qu'elle propose à l'homme ne lui vient pas de sa propre
spéculation, fût-ce la plus élevée, mais du fait d'avoir accueilli la parole de
Dieu dans la foi (cf. 1 Th 2, 13). À l'origine de notre être de croyants
se trouve une rencontre, unique en son genre, qui a fait s'entrouvrir un mystère
caché depuis les siècles (cf. 1 Co 2, 7 ; Rm 16, 25-26), mais
maintenant révélé : « Il a plu à Dieu, dans sa bonté et sa sagesse, de se
révéler lui-même et de faire connaître le mystère de sa volonté (cf. Ep
1, 9), par lequel les hommes ont accès auprès du Père par le Christ, Verbe fait
chair, dans l'Esprit Saint, et sont rendus participants de la nature divine »
.
C'est là une initiative pleinement gratuite, qui part de Dieu pour rejoindre
l'humanité et la sauver. En tant que source d'amour, Dieu désire se faire
connaître, et la connaissance que l'homme a de Lui porte à son accomplissement
toute autre vraie connaissance que son esprit est en mesure d'atteindre sur le
sens de son existence.
8. Reprenant
presque littéralement l'enseignement donné par la Constitution Dei Filius
du Concile Vatican I et tenant compte des principes proposés par le Concile de
Trente, la Constitution Dei Verbum de Vatican II a continué le processus
séculaire d'intelligence de la foi et a réfléchi sur la Révélation à la
lumière de l'enseignement biblique et de l'ensemble de la tradition patristique.
Au premier Concile du Vatican, les Pères avaient souligné le caractère
surnaturel de la révélation de Dieu. La critique rationaliste, qui s'attaquait
alors à la foi en partant de thèses erronées et très répandues, portait sur la
négation de toute connaissance qui ne serait pas le fruit des capacités
naturelles de la raison. Ce fait avait obligé le Concile à réaffirmer avec force
que, outre la connaissance propre de la raison humaine, capable par nature
d'arriver jusqu'au Créateur, il existe une connaissance qui est propre à la foi.
Cette connaissance exprime une vérité fondée sur le fait même que Dieu se
révèle, et c'est une vérité très certaine car Dieu ne trompe pas et ne veut pas
tromper
.
9. Le
Concile Vatican I enseigne donc que la vérité atteinte par la voie de la
réflexion philosophique et la vérité de la Révélation ne se confondent pas, et
que l'une ne rend pas l'autre superflue : « Il existe deux ordres de
connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur
objet. Par leur principe, puisque dans l'un c'est par la raison naturelle et
dans l'autre par la foi divine que nous connaissons. Par leur objet, parce que,
outre les vérités que la raison naturelle peut atteindre, nous sont proposés à
croire les mystères cachés en Dieu, qui ne peuvent être connus s'ils ne sont
divinement révélés »
.
La foi, qui est fondée sur le témoignage de Dieu et bénéficie de l'aide
surnaturelle de la grâce, est effectivement d'un ordre différent de celui de la
connaissance philosophique. Celle-ci, en effet, s'appuie sur la perception des
sens, sur l'expérience, et elle se développe à la lumière de la seule
intelligence. La philosophie et les sciences évoluent dans l'ordre de la raison
naturelle, tandis que la foi, éclairée et guidée par l'Esprit, reconnaît dans le
message du salut la « plénitude de grâce et de vérité » (cf. Jn 1, 14)
que Dieu a voulu révéler dans l'histoire et de manière définitive par son Fils
Jésus Christ (cf. 1 Jn 5, 9; Jn 5, 31-32).
10. Les Pères
du Concile Vatican II, fixant leur regard sur Jésus qui révèle, ont mis en
lumière le caractère salvifique de la révélation de Dieu dans l'histoire et ils
en ont exprimé la nature dans les termes suivants : « Par cette révélation, le
Dieu invisible (cf. Col 1, 15 ; 1 Tm 1, 17), dans son amour
surabondant, s'adresse aux hommes comme à des amis (cf. Ex 33, 11 ; Jn
15, 14-15) et est en relation avec eux (cf. Ba 3, 38), pour les
inviter à la vie en communion avec lui et les recevoir en cette communion. Cette
économie de la Révélation se réalise par des actions et des paroles
intrinsèquement liées entre elles, si bien que les œuvres, accomplies par Dieu
dans l'histoire du salut, manifestent et corroborent la doctrine et les réalités
signifiées par les paroles, et que les paroles, de leur côté, proclament les
œuvres et élucident le mystère qui y est contenu. Par cette révélation, la
vérité profonde sur Dieu aussi bien que sur le salut de l'homme se met à briller
pour nous dans le Christ, qui est à la fois le Médiateur et la plénitude de
toute la Révélation »
.
11. La
révélation de Dieu s'inscrit donc dans le temps et dans l'histoire. Et même
l'incarnation de Jésus Christ advient à la « plénitude du temps » (Ga 4,
4). Deux mille ans après cet événement, j'éprouve le besoin de réaffirmer avec
force que, « dans le christianisme, le temps a une importance fondamentale »
.
En lui, en effet, vient à la lumière toute l'œuvre de la création et du salut et
surtout est manifesté le fait que, par l'incarnation du Fils de Dieu, nous
vivons et nous anticipons dès maintenant ce qui sera l'accomplissement du temps
(cf. He 1, 2).
La vérité que Dieu a
confiée à l'homme sur lui-même et sur sa vie s'inscrit donc dans le temps et
dans l'histoire. Il est certain qu'elle a été prononcée une fois pour toutes
dans le mystère de Jésus de Nazareth. La Constitution Dei Verbum le dit
clairement : « Après avoir, à maintes reprises et sous bien des formes, parlé
par les prophètes, Dieu, “en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par
son Fils” (He 1, 1-2). Il a, en effet, envoyé son Fils, à savoir le Verbe
éternel qui éclaire tous les hommes, pour qu'il habitât parmi les hommes et leur
fît connaître les profondeurs de Dieu (cf. Jn 1, 1-18). Jésus Christ
donc, Verbe fait chair, envoyé “comme homme vers les hommes”, “prononce les
paroles de Dieu” (Jn 3, 34) et achève l'œuvre de salut que le Père lui a
donnée à faire (cf. Jn 5, 36 ; 17, 4). C'est pourquoi lui-même — qui le
voit, voit aussi le Père (cf. Jn 14, 9) —, par toute sa présence et par
toute la manifestation de lui-même, par ses paroles et ses œuvres, par ses
signes et ses miracles, mais surtout par sa mort et sa glorieuse résurrection
d'entre les morts, enfin par l'envoi de l'Esprit de vérité, achève la Révélation
en l'accomplissant »
.
L'histoire constitue
pour le peuple de Dieu un chemin à parcourir entièrement, de façon que la vérité
révélée exprime en plénitude son contenu grâce à l'action constante de l'Esprit
Saint (cf. Jn 16, 13). C'est encore une fois ce que dit la Constitution
Dei Verbum quand elle affirme que « l'Église, tandis que les siècles
s'écoulent, tend constamment vers la plénitude de la divine vérité, jusqu'à ce
que soient accomplies en elle les paroles de Dieu »
.
12. L'histoire
devient donc le lieu où nous pouvons constater l'action de Dieu en faveur de
l'humanité. Il nous rejoint en ce qui pour nous est le plus familier et le plus
facile à vérifier parce que cela constitue notre cadre quotidien, sans lequel
nous ne pourrions nous comprendre.
L'incarnation du Fils de
Dieu permet de voir se réaliser la synthèse définitive que l'esprit humain, à
partir de lui-même, n'aurait même pas pu imaginer : l'Éternel entre dans le
temps, le Tout se cache dans le fragment, Dieu prend le visage de l'homme. La
vérité exprimée dans la révélation du Christ n'est donc plus enfermée dans un
cadre territorial et culturel restreint, mais elle s'ouvre à quiconque, homme ou
femme, veut bien l'accueillir comme parole de valeur définitive pour donner un
sens à l'existence. Or tous ont dans le Christ accès au Père; en effet, par sa
mort et sa résurrection, le Christ a donné la vie divine que le premier Adam
avait refusée (cf. Rm 5, 12-15). Par cette Révélation est offerte à
l'homme la vérité ultime sur sa vie et sur le destin de l'histoire : « En
réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du
Verbe incarné », affirme la Constitution Gaudium et spes
. En
dehors de cette perspective, le mystère de l'existence personnelle reste une
énigme insoluble. Où l'homme pourrait-il chercher la réponse à des questions
dramatiques comme celles de la souffrance, de la souffrance de l'innocent et de
la mort, sinon dans la lumière qui vient du mystère de la passion, de la mort et
de la résurrection du Christ ?
13. Il ne
faudra pas oublier en tout cas que la Révélation demeure empreinte de mystère.
Certes, par toute sa vie, Jésus révèle le visage du Père, puisqu'il est venu
pour faire connaître les profondeurs de Dieu ;
et
pourtant la connaissance que nous avons de ce visage est toujours marquée par un
caractère fragmentaire et par les limites de notre intelligence. Seule la foi
permet de pénétrer le mystère, dont elle favorise une compréhension cohérente.
Le Concile déclare
qu’« à Dieu qui révèle il faut apporter l'obéissance de la foi »
. Par
cette affirmation brève mais dense, est exprimée une vérité fondamentale du
christianisme. On dit tout d'abord que la foi est une réponse d'obéissance à
Dieu. Cela implique qu'Il soit reconnu dans sa divinité, dans sa transcendance
et dans sa liberté suprême. Le Dieu qui se fait connaître dans l'autorité de sa
transcendance absolue apporte aussi des motifs pour la crédibilité de ce qu'il
révèle. Par la foi, l'homme donne son assentiment à ce témoignage divin.
Cela signifie qu'il reconnaît pleinement et intégralement la vérité de ce qui
est révélé parce que c'est Dieu lui-même qui s'en porte garant. Cette vérité,
donnée à l'homme et que celui-ci ne pourrait exiger, s'inscrit dans le cadre de
la communication interpersonnelle et incite la raison à s'ouvrir à elle et à en
accueillir le sens profond. C'est pour cela que l'acte par lequel l'homme
s'offre à Dieu a toujours été considéré par l'Église comme un moment de choix
fondamental où toute la personne est impliquée. L'intelligence et la volonté
s'exercent au maximum de leur nature spirituelle pour permettre au sujet
d'accomplir un acte dans lequel la liberté personnelle est pleinement vécue
.
Dans la foi, la liberté n'est donc pas seulement présente, elle est exigée. Et
c'est même la foi qui permet à chacun d'exprimer au mieux sa liberté. Autrement
dit, la liberté ne se réalise pas dans les choix qui sont contre Dieu. Comment,
en effet, le refus de s'ouvrir vers ce qui permet la réalisation de soi-même
pourrait-il être considéré comme un usage authentique de la liberté ? C'est
lorsqu'elle croit que la personne pose l'acte le plus significatif de son
existence; car ici la liberté rejoint la certitude de la vérité et décide de
vivre en elle.
Les signes présents dans
la Révélation viennent aussi en aide à la raison qui cherche l'intelligence du
mystère. Ils servent à effectuer plus profondément la recherche de la vérité et
à permettre que l'esprit, de façon autonome, scrute l'intérieur même du mystère.
En tout cas, si, d'un côté, ces signes donnent plus de force à la raison parce
qu'ils lui permettent de mener sa recherche à l'intérieur du mystère par ses
propres moyens, dont elle est jalouse à juste titre, d'un autre côté ils
l'invitent à transcender leur réalité de signes pour en recevoir la
signification ultérieure dont ils sont porteurs. En eux est donc déjà présente
une vérité cachée à laquelle l'esprit est renvoyé et qu'il ne peut ignorer sans
détruire le signe même qui lui est proposé.
On est renvoyé là, d'une
certaine façon, à la perspective sacramentelle de la Révélation et, en
particulier, au signe eucharistique dans lequel l'unité indivisible entre la
réalité et sa signification permet de saisir la profondeur du mystère. Dans
l'Eucharistie, le Christ est véritablement présent et vivant, il agit par son
Esprit, mais, comme l'avait bien dit saint Thomas, « tu ne le comprends ni ne le
vois; mais la foi vive, elle, l'affirme, en dépassant la nature. Par-dessous la
double apparence, signe elle-même d'autre chose, vit la réalité sainte »
. Le
philosophe Pascal lui fait écho : « Comme Jésus Christ est demeuré inconnu parmi
les hommes, ainsi sa vérité demeure parmi les opinions communes, sans différence
à l'extérieur. Ainsi l'Eucharistie parmi le pain commun »
En somme, la
connaissance de foi n'annule pas le mystère ; elle ne fait que le rendre plus
évident et le manifester comme un fait essentiel pour la vie de l'homme: le
Christ Seigneur, « dans la révélation même du mystère du Père et de son amour,
manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation »
,
qui est de participer au mystère de la vie trinitaire de Dieu
.
14.
L'enseignement des deux Conciles du Vatican ouvre également une véritable
perspective de nouveautés pour le savoir philosophique. La Révélation introduit
dans l'histoire un point de repère que l'homme ne peut ignorer s'il veut arriver
à comprendre le mystère de son existence; mais, d'autre part, cette connaissance
renvoie constamment au mystère de Dieu que l'esprit ne peut explorer à fond mais
seulement recevoir et accueillir dans la foi. À l'intérieur de ces deux moments,
la raison dispose d'un espace particulier qui lui permet de chercher et de
comprendre, sans être limitée par rien d'autre que par sa finitude face au
mystère infini de Dieu.
La Révélation fait donc
entrer dans notre histoire une vérité universelle et ultime, qui incite l'esprit
de l'homme à ne jamais s'arrêter ; et même elle le pousse à élargir
continuellement les champs de son savoir tant qu'il n'a pas conscience d'avoir
accompli tout ce qui était en son pouvoir, sans rien négliger. Pour cette
réflexion, nous sommes aidés par l'une des intelligences les plus fécondes et
les plus significatives de l'histoire de l'humanité, à laquelle la philosophie
aussi bien que la théologie se font un devoir de se référer : saint Anselme.
Dans son Proslogion, l'archevêque de Cantorbéry s'exprime ainsi : « Comme
souvent, avec ardeur, je tournais ma pensée sur ce point, ce que je cherchais
parfois me semblait pouvoir être déjà saisi, et parfois fuyait tout à fait le
regard de mon esprit ; désespérant à la fin, je voulus cesser comme s'il
s'agissait de rechercher chose impossible à trouver. Mais, alors que je voulais
absolument exclure de moi cette pensée, de peur qu'en occupant vainement mon
esprit elle n'empêchât d'autres occupations où je puisse progresser, voilà
qu'elle commença, d'une importunité certaine, à s'imposer de plus en plus à moi,
malgré mon refus et ma défense. [...] Mais hélas, malheureux, un des autres
malheureux fils d'Ève éloignés de Dieu que je suis, qu'ai-je entrepris, qu'ai-je
achevé? Où tendais-je, où en suis-je venu ? À quoi aspirais-je, en quoi
soupirai-je ? [...] Par suite, Seigneur, tu n'es pas seulement tel que plus
grand ne peut être pensé, (non solum es quo maius cogitari nequit), mais
tu es quelque chose de plus grand qu'il ne se puisse penser (quiddam maius
quam cogitari possit). [...]. Si tu n'es pas cela même, il est possible de
penser quelque chose de plus grand que toi, ce qui ne peut se faire »
.
15. La vérité
de la Révélation chrétienne, que l'on trouve en Jésus de Nazareth, permet à
quiconque de recevoir le « mystère » de sa vie. Comme vérité suprême, tout en
respectant l'autonomie de la créature et sa liberté, elle l'engage à s'ouvrir à
la transcendance. Ici, le rapport entre la liberté et la vérité devient suprême,
et l'on comprend pleinement la parole du Seigneur : « Vous connaîtrez la vérité
et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32).
La Révélation chrétienne
est la vraie étoile sur laquelle s'oriente l'homme qui avance parmi les
conditionnements de la mentalité immanentiste et les impasses d'une logique
technocratique ; elle est l'ultime possibilité offerte par Dieu pour retrouver
en plénitude le projet originel d'amour commencé à la création. À l'homme qui
désire connaître le vrai, s'il est encore capable de regarder au-delà de
lui-même et de lever son regard au-delà de ses projets, est donnée la
possibilité de retrouver un rapport authentique avec sa vie, en suivant la voie
de la vérité. Les paroles du Deutéronome peuvent bien s'appliquer à cette
situation : « Cette loi que je te prescris aujourd'hui n'est pas au-delà de tes
moyens ni hors de ton atteinte. Elle n'est pas dans les cieux, qu'il te faille
dire : “Qui montera pour nous aux cieux nous la chercher, que nous l'entendions
pour la mettre en pratique ?” Elle n'est pas au-delà des mers, qu'il te faille
dire : “Qui ira pour nous au-delà des mers nous la chercher, que nous
l'entendions pour la mettre en pratique ?” Car la parole est tout près de toi,
elle est dans ta bouche et dans ton cœur pour que tu la mettes en pratique »
(30, 11-14). À ce texte fait écho la célèbre pensée du saint philosophe et
théologien Augustin : « Noli foras ire, in te ipsum redi. In interiore homine
habitat veritas » — « Ne va pas au dehors, rentre en toi-même. C'est dans
l'homme intérieur qu'habite la vérité »
.
À la lumière de ces
considérations, une première conclusion s'impose: la vérité que la Révélation
nous fait connaître n'est pas le fruit mûr ou le point culminant d'une pensée
élaborée par la raison. Elle se présente au contraire avec la caractéristique de
la gratuité, elle engendre une réflexion et elle demande à être accueillie comme
expression d'amour. Cette vérité révélée est une anticipation, située dans notre
histoire, de la vision dernière et définitive de Dieu qui est réservée à ceux
qui croient en lui et qui le cherchent d'un cœur sincère. La fin ultime de
l'existence personnelle est donc un objet d'étude aussi bien pour la philosophie
que pour la théologie. Toutes les deux, bien qu'avec des moyens et des contenus
différents, prospectent ce « chemin de la vie » (Ps 16 [15], 11) qui,
comme nous le dit la foi, débouche finalement sur la joie pleine et durable de
la contemplation de Dieu Un et Trine.
« La Sagesse sait et comprend tout » (Sg
9, 11)
16. La
profondeur du lien entre la connaissance par la foi et la connaissance par la
raison est déjà exprimée dans la Sainte Écriture en des termes d'une clarté
étonnante. Le problème est abordé surtout dans les Livres sapientiaux. Ce
qui frappe dans la lecture faite sans préjugés de ces pages de l'Écriture est le
fait que dans ces textes se trouvent contenus non seulement la foi d'Israël,
mais aussi le trésor de civilisations et de cultures maintenant disparues. Pour
ainsi dire, dans un dessein déterminé, l'Égypte et la Mésopotamie font entendre
de nouveau leur voix et font revivre certains traits communs des cultures de
l'Orient ancien dans ces pages riches d'intuitions particulièrement profondes.
Ce n'est pas un hasard
si, au moment où l'auteur sacré veut décrire l'homme sage, il le dépeint comme
celui qui aime et recherche la vérité : « Heureux l'homme qui médite sur la
sagesse et qui raisonne avec intelligence, qui réfléchit dans son cœur sur les
voies de la sagesse et qui s'applique à ses secrets. Il la poursuit comme le
chasseur, il est aux aguets sur sa piste ; il se penche à ses fenêtres et écoute
à ses portes ; il se poste tout près de sa demeure et fixe un pieu dans ses
murailles ; il dresse sa tente à proximité et s'établit dans une retraite de
bonheur ; il place ses enfants sous sa protection et sous ses rameaux il trouve
un abri ; sous son ombre il est protégé de la chaleur et il s'établit dans sa
gloire » (Si 14, 20-27).
Pour l'auteur inspiré,
comme on le voit, le désir de connaître est une caractéristique commune à tous
les hommes. Grâce à l'intelligence, la possibilité de « puiser l'eau profonde »
de la connaissance (cf. Pr 20, 5) est donnée à tous, croyants comme
non-croyants. Dans l'ancien Israël, la connaissance du monde et de ses
phénomènes ne se faisait certes pas abstraitement, comme pour le philosophe
ionien ou le sage égyptien. Le bon israélite appréhendait encore moins la
connaissance selon les paramètres de l'époque moderne, qui est davantage portée
à la division du savoir. Malgré cela, le monde biblique a fait converger son
apport original vers l'océan de la théorie de la connaissance.
Quel est cet apport ? La
particularité qui distingue le texte biblique consiste dans la conviction qu'il
existe une profonde et indissoluble unité entre la connaissance de la raison et
celle de la foi. Le monde et ce qui s'y passe, de même que l'histoire et les
vicissitudes du peuple, sont des réalités regardées, analysées et jugées par les
moyens propres de la raison, mais sans que la foi demeure étrangère à ce
processus. La foi n'intervient pas pour amoindrir l'autonomie de la raison ou
pour réduire son domaine d'action, mais seulement pour faire comprendre à
l'homme que le Dieu d'Israël se rend visible et agit dans ces événements. Par
conséquent, connaître à fond le monde et les événements de l'histoire n'est pas
possible sans professer en même temps la foi en Dieu qui y opère. La foi affine
le regard intérieur et permet à l'esprit de découvrir, dans le déroulement des
événements, la présence agissante de la Providence. Une expression du livre des
Proverbes est significative à ce propos : « Le cœur de l'homme délibère sur sa
voie, mais c'est le Seigneur qui affermit ses pas » (16, 9). Autrement dit,
l'homme sait reconnaître sa route à la lumière de la raison, mais il peut la
parcourir rapidement, sans obstacle et jusqu'à la fin, si, avec rectitude, il
situe sa recherche dans la perspective de la foi. La raison et la foi ne peuvent
donc être séparées sans que l'homme perde la possibilité de se connaître
lui-même, de connaître le monde et Dieu de façon adéquate.
17. Il ne peut
donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi : l'une s'intègre à
l'autre, et chacune a son propre champ d'action. C'est encore le livre des
Proverbes qui oriente dans cette direction quand il s'exclame : « C'est la
gloire de Dieu de celer une chose, c'est la gloire des rois de la scruter » (25,
2). Dans leurs mondes respectifs, Dieu et l'homme sont placés dans une relation
unique. En Dieu réside l'origine de toutes choses, en Lui se trouve la plénitude
du mystère, et cela constitue sa gloire ; à l'homme revient le devoir de
rechercher la vérité par sa raison, et en cela consiste sa noblesse. Un autre
élément est ajouté à cette mosaïque par le Psalmiste quand il prie en disant :
« Pour moi, que tes pensées sont difficiles, ô Dieu, que la somme en est
imposante ! Je les compte, il en est plus que sable ; ai-je fini, je suis encore
avec toi » (139 [138], 17-18). Le désir de connaître est si grand et comporte un
tel dynamisme que le cœur de l'homme, même dans l'expérience de ses limites
infranchissables, soupire vers l'infinie richesse qui est au-delà, parce qu'il a
l'intuition qu'en elle se trouve la réponse satisfaisante à toutes les questions
non encore résolues.
18. Nous pouvons
donc dire que, par sa réflexion, Israël a su ouvrir à la raison la voie vers le
mystère. Dans la révélation de Dieu, il a pu sonder en profondeur tout ce qu'il
cherchait à atteindre par la raison, sans y réussir. À partir de cette forme
plus profonde de connaissance, le peuple élu a compris que la raison doit
respecter certaines règles fondamentales pour pouvoir exprimer au mieux sa
nature. Une première règle consiste à tenir compte du fait que la connaissance
de l'homme est un chemin qui n'a aucun répit ; la deuxième naît de la conscience
que l'on ne peut s'engager sur une telle route avec l'orgueil de celui qui pense
que tout est le fruit d'une conquête personnelle ; une troisième règle est
fondée sur la « crainte de Dieu », dont la raison doit reconnaître la souveraine
transcendance et en même temps l'amour prévoyant dans le gouvernement du monde.
Quand il s'éloigne de
ces règles, l'homme s'expose au risque de l'échec et finit par se trouver dans
la condition de l’« insensé ». Dans la Bible, cette stupidité comporte une
menace pour la vie ; l'insensé en effet s'imagine connaître beaucoup de choses,
mais en réalité il n'est pas capable de fixer son regard sur ce qui est
essentiel. Cela l'empêche de mettre de l'ordre dans son esprit (cf. Pr 1,
7) et de prendre l'attitude qui convient face à lui-même et à son environnement.
Et quand il en arrive à affirmer « Dieu n'existe pas » (cf. Ps 14 [13],
1), il montre en toute clarté que sa connaissance est déficiente et combien elle
est loin de la pleine vérité sur les choses, sur leur origine et sur leur
destinée.
19. Le Livre
de la Sagesse comporte des textes importants qui projettent une autre lumière
sur ce sujet. L'auteur sacré y parle de Dieu qui se fait connaître aussi à
travers la nature. Pour les anciens, l'étude des sciences naturelles
correspondait en grande partie au savoir philosophique. Après avoir affirmé que
par son intelligence l'homme est en mesure de « connaître la structure du monde
et l'activité des éléments [...], les cycles de l'année et les positions des
astres, la nature des animaux et les instincts des bêtes sauvages » (Sg
7, 17.19-20), en un mot, qu'il est capable de philosopher, le texte sacré
accomplit un pas en avant de grande importance. Retrouvant la pensée de la
philosophie grecque, à laquelle il semble se référer dans ce contexte, l'auteur
affirme qu'en raisonnant sur la nature, on peut remonter au Créateur : « La
grandeur et la beauté des créatures font, par analogie, contempler leur Auteur »
(Sg 13, 5). Un premier stade de la Révélation divine, constitué du
merveilleux « livre de la nature », est donc reconnu ; en le lisant avec les
instruments de la raison humaine, on peut arriver à la connaissance du Créateur.
Si l'homme ne parvient pas, par son intelligence, à reconnaître Dieu créateur de
toute chose, cela est dû non pas tant au manque de moyen adéquat, qu'aux
obstacles mis par sa libre volonté et par son péché.
20. De ce
point de vue, la raison est valorisée, mais non surestimée. Tout ce qu'elle
atteint, en effet, peut être vrai, mais elle n'acquiert une pleine signification
que si son contenu est placé dans une perspective plus vaste, celle de la foi :
« Le Seigneur dirige les pas de l'homme : comment l'homme comprendrait-il son
chemin ? » (Pr 20, 24). Pour l'Ancien Testament la foi libère donc la
raison en ce qu'elle lui permet d'atteindre d'une manière cohérente son objet de
connaissance et de le situer dans l'ordre suprême où tout prend son sens. En un
mot, l'homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il
découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence.
L'auteur sacré met donc très justement le commencement de la vraie connaissance
dans la crainte de Dieu : « La crainte du Seigneur est le principe du savoir » (Pr
1, 7; cf. Si 1, 14).
21. La
connaissance, pour l'Ancien Testament, ne se fonde pas seulement sur une
observation attentive de l'homme, du monde et de l'histoire. Elle suppose
nécessairement un rapport avec la foi et avec le contenu de la Révélation. On
trouve ici les défis que le peuple élu a dû affronter et auxquels il a répondu.
En réfléchissant sur sa condition, l'homme biblique a découvert qu'il ne pouvait
pas se comprendre sinon comme un « être en relation » : avec lui-même, avec le
peuple, avec le monde et avec Dieu. Cette ouverture au mystère, qui lui venait
de la Révélation, a finalement été pour lui la source d'une vraie connaissance,
qui a permis à sa raison de s'engager dans des domaines infinis, ce qui lui
donnait une possibilité de compréhension jusqu'alors inespérée.
Pour l'auteur sacré,
l'effort de la recherche n'était pas exempt de la peine due à l'affrontement aux
limites de la raison. On le saisit, par exemple, dans les paroles par lesquelles
le Livre des Proverbes révèle la fatigue que l'on éprouve lorsqu'on cherche à
comprendre les desseins mystérieux de Dieu (cf. 30, 1-6). Cependant, malgré la
peine, le croyant ne cède pas. La force pour continuer son chemin vers la vérité
lui vient de la certitude que Dieu l'a créé comme un « explorateur » (cf. Qo
1, 13), dont la mission est de ne renoncer à aucune recherche, malgré la
tentation continuelle du doute. En s'appuyant sur Dieu, il reste tourné,
toujours et partout, vers ce qui est beau, bon et vrai.
22. Saint
Paul, dans le premier chapitre de sa Lettre aux Romains, nous aide à mieux
apprécier à quel point la réflexion des Livres sapientiaux est pénétrante.
Développant une argumentation philosophique dans un langage populaire, l'Apôtre
exprime une vérité profonde: à travers le créé, les « yeux de l'esprit » peuvent
arriver à connaître Dieu. Celui-ci en effet, par l'intermédiaire des créatures,
laisse pressentir sa « puissance » et sa « divinité » à la raison (cf. Rm
1, 20). On reconnaît donc à la raison de l'homme une capacité qui semble presque
dépasser ses propres limites naturelles : non seulement elle n'est pas confinée
dans la connaissance sensorielle, puisqu'elle peut y réfléchir de manière
critique, mais, en argumentant sur les donnés des sens, elle peut aussi
atteindre la cause qui est à l'origine de toute réalité sensible. Dans une
terminologie philosophique, on pourrait dire que cet important texte paulinien
affirme la capacité métaphysique de l'homme.
Selon l'Apôtre, dans le
projet originel de la création était prévue la capacité de la raison de dépasser
facilement le donné sensible, de façon à atteindre l'origine même de toute
chose, le Créateur. À la suite de la désobéissance par laquelle l'homme a choisi
de se placer lui-même en pleine et absolue autonomie par rapport à Celui qui
l'avait créé, la possibilité de remonter facilement à Dieu créateur a disparu.
Le Livre de la Genèse
décrit de manière très expressive cette condition de l'homme, quand il relate
que Dieu le plaça dans le jardin d'Éden, au centre duquel était situé « l'arbre
de la connaissance du bien et du mal » (2, 17). Le symbole est clair : l'homme
n'était pas en mesure de discerner et de décider par lui-même ce qui était bien
et ce qui était mal, mais il devait se référer à un principe supérieur.
L'aveuglement de l'orgueil donna à nos premiers parents l'illusion d'être
souverains et autonomes, et de pouvoir faire abstraction de la connaissance qui
vient de Dieu. Ils entraînèrent tout homme et toute femme dans leur
désobéissance originelle, infligeant à la raison des blessures qui allaient
alors l'entraver sur le chemin vers la pleine vérité. Désormais, la capacité
humaine de connaître la vérité était obscurcie par l'aversion envers Celui qui
est la source et l'origine de la vérité. C'est encore l'Apôtre qui révèle
combien les pensées des hommes, à cause du péché, devaient devenir « vaines » et
les raisonnements déformés et orientés vers ce qui est faux (cf. Rm 1,
21-22). Les yeux de l'esprit n'étaient plus capables de voir avec clarté:
progressivement la raison est demeurée prisonnière d'elle-même. La venue du
Christ a été l'événement de salut qui a racheté la raison de sa faiblesse, la
libérant des chaînes dans lesquelles elle s'était elle-même emprisonnée.
23. Par
conséquent, le rapport du chrétien avec la philosophie demande un discernement
radical. Dans le Nouveau Testament, surtout dans les Lettres de saint Paul, un
point ressort avec une grande clarté: l'opposition entre « la sagesse de ce
monde » et la sagesse de Dieu révélée en Jésus Christ. La profondeur de la
sagesse révélée rompt le cercle de nos schémas habituels de réflexion, qui ne
sont pas du tout en mesure de l'exprimer de façon appropriée.
Le commencement de la
première Lettre aux Corinthiens pose radicalement ce dilemme. Le Fils de Dieu
crucifié est l'événement historique contre lequel se brise toute tentative de
l'esprit pour construire sur des argumentations seulement humaines une
justification suffisante du sens de l'existence. Le vrai point central, qui
défie toute philosophie, est la mort en croix de Jésus Christ. Ici, en effet,
toute tentative de réduire le plan salvifique du Père à une pure logique humaine
est vouée à l'échec. « Où est-il, le sage ? Où est-il, l'homme cultivé ? Où
est-il, le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la
sagesse du monde ? » (1 Co 1, 20), se demande l'Apôtre avec emphase. Pour
ce que Dieu veut réaliser, la seule sagesse de l'homme sage n'est plus
suffisante; c'est un passage décisif vers l'accueil d'une nouveauté radicale qui
est demandé : « Ce qu'il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi
pour confondre les sages ; [...] ce qui dans le monde est sans naissance et ce
que l'on méprise, voilà ce que Dieu a choisi; ce qui n'est pas, pour réduire à
rien ce qui est » (1 Co 1, 27-28). La sagesse de l'homme refuse de voir
dans sa faiblesse la condition de sa force; mais saint Paul n'hésite pas à
affirmer : « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort » (2 Co
12, 10). L'homme ne réussit pas à comprendre comment la mort peut être source de
vie et d'amour, mais, pour révéler le mystère de son dessein de salut, Dieu a
choisi justement ce que la raison considère comme « folie » et « scandale ».
Paul, parlant le langage des philosophes ses contemporains, atteint le sommet de
son enseignement ainsi que du paradoxe qu'il veut exprimer : Dieu a choisi dans
le monde ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est (cf. 1 Co 1,
28). Pour exprimer la nature de la gratuité de l'amour révélé dans la Croix du
Christ, l'Apôtre n'a pas peur d'utiliser le langage plus radical que les
philosophes employaient dans leurs réflexions sur Dieu. La raison ne peut pas
vider le mystère d'amour que la Croix représente, tandis que la Croix peut
donner à la raison la réponse ultime qu'elle cherche. Ce n'est pas la sagesse
des paroles, mais la Parole de la Sagesse que saint Paul donne comme critère de
Vérité et, en même temps, de salut.
La sagesse de la Croix
dépasse donc toutes les limites culturelles que l'on veut lui imposer et nous
oblige à nous ouvrir à l'universalité de la vérité dont elle est porteuse. Quel
défi est ainsi posé à notre raison et quel profit elle en retire si elle
l'accepte ! La philosophie, qui déjà par elle-même est en mesure de reconnaître
le continuel dépassement de l'homme vers la vérité, peut, avec l'aide de la foi,
s'ouvrir pour accueillir dans la « folie » de la Croix la critique authentique
faite à tous ceux qui croient posséder la vérité, alors qu'ils l'étouffent dans
l'impasse de leur système. Le rapport entre la foi et la philosophie trouve dans
la prédication du Christ crucifié et ressuscité l'écueil contre lequel il peut
faire naufrage, mais au-delà duquel il peut se jeter dans l'océan infini de la
vérité. Ici se manifeste avec évidence la frontière entre la raison et la foi,
mais on voit bien aussi l'espace dans lequel les deux peuvent se rencontrer.
24.
L'évangéliste Luc rapporte dans les Actes des Apôtres que, durant ses voyages
missionnaires, Paul arriva à Athènes. La cité des philosophes était remplie de
statues représentant différentes idoles. Un autel frappa son attention et,
saisissant aussitôt cette occasion, il définit un point de départ commun pour
lancer l'annonce du kérygme : « Athéniens — dit-il —, à tous égards vous êtes,
je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et
considérant vos monuments sacrés, j'ai trouvé jusqu'à un autel avec
l'inscription : “Au dieu inconnu”. Eh bien ! ce que vous adorez sans le
connaître, je viens, moi, vous l'annoncer » (Ac 17, 22-23). À partir de
là, saint Paul parle de Dieu comme créateur, comme de Celui qui transcende toute
chose et qui donne la vie à tout. Il continue ensuite son discours ainsi : « Si
d'un principe unique il a fait tout le genre humain pour qu'il habite sur toute
la face de la terre, s'il a fixé des temps déterminés et les limites de
l'habitat des hommes, c'était afin qu'ils cherchent la divinité pour
l'atteindre, si possible, comme à tâtons et la trouver ; aussi bien n'est-elle
pas loin de chacun de nous » (Ac 17, 26-27).
L'Apôtre met en lumière
une vérité dont l'Église a toujours fait son profit: au plus profond du cœur de
l'homme sont semés le désir et la nostalgie de Dieu. La liturgie du Vendredi
saint le rappelle aussi avec force quand, invitant à prier pour ceux qui ne
croient pas, elle nous fait dire : « Dieu éternel et tout-puissant, toi qui as
créé les hommes pour qu'ils te cherchent de tout leur cœur et que leur cœur
s'apaise en te trouvant »
.
Il y a donc un chemin que l'homme peut parcourir s'il le veut; il part de la
capacité de la raison de s'élever au-dessus de ce qui est contingent pour
s'élancer vers l'infini.
De plusieurs façons et
en des temps différents, l'homme a montré qu'il sait exprimer cet intime désir.
La littérature, la musique, la peinture, la sculpture, l'architecture et tous
les autres produits de son intelligence créatrice sont devenus des canaux par
lesquels il exprime les aspirations de sa recherche. La philosophie, de façon
particulière, a épousé ce mouvement et a exprimé, avec ses moyens et selon les
modalités scientifiques qui lui sont propres, ce désir universel de l'homme.
25. « Tous les
hommes aspirent à la connaissance »
, et
l'objet de cette aspiration est la vérité. La vie quotidienne elle-même montre
que chacun éprouve de l'intérêt pour découvrir, au-delà du simple ouï-dire,
comment sont vraiment les choses. L'homme est l'unique être dans toute la
création visible qui, non seulement est capable de savoir, mais qui sait aussi
connaître et, pour cela, il s'intéresse à la vérité réelle de ce qui lui
apparaît. Personne ne peut être sincèrement indifférent à la vérité de son
savoir. S'il découvre qu'il est faux, il le rejette; s'il peut, au contraire, en
vérifier la vérité, il se sent satisfait. C'est la leçon de saint Augustin quand
il écrit : « J'ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient tromper, mais
personne qui voulait se faire tromper »
. On
pense à juste titre qu'une personne a atteint l'âge adulte quand elle peut
discerner, par ses propres moyens, ce qui est vrai de ce qui est faux, en se
formant un jugement sur la réalité objective des choses. C'est là l'objet de
nombreuses recherches, en particulier dans le domaine des sciences, qui ont
conduit au cours des derniers siècles à des résultats très significatifs,
favorisant un authentique progrès de l'humanité tout entière.
La recherche réalisée
dans le domaine pratique est aussi importante que celle qui est faite dans le
domaine théorique : je veux parler de la recherche de la vérité sur le bien à
accomplir. Par son agir éthique, en effet, la personne qui suit son libre et
juste vouloir s'engage sur le chemin du bonheur et tend vers la perfection. Dans
ce cas, il s'agit aussi de vérité. J'ai déjà exprimé cette conviction dans
l'encyclique Veritatis splendor : « Il n'y a pas de morale sans liberté.
[...] S'il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de
recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l'obligation morale
grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu'elle est connue, d'y
adhérer »
.
Il est donc nécessaire
que les valeurs choisies et poursuivies dans la vie soient vraies, parce que
seules des valeurs vraies peuvent perfectionner la personne en accomplissant sa
nature. Cette vérité des valeurs, l'homme la trouve non pas en se renfermant sur
lui-même mais en s'ouvrant pour l'accueillir également dans les dimensions qui
le dépassent. C'est là une condition nécessaire pour que chacun devienne
lui-même et grandisse comme personne adulte et mûre.
26. La vérité
se présente initialement à l'homme sous une forme interrogative : la vie
a-t-elle un sens ? quel est son but ? À première vue, l'existence
personnelle pourrait se présenter comme radicalement privée de sens. Il n'est
pas nécessaire d'avoir recours aux philosophes de l'absurde ni aux questions
provocatrices qui se trouvent dans le livre de Job pour douter du sens de la
vie. L'expérience quotidienne de la souffrance, la sienne propre et celle
d'autrui, la vue de tant de faits qui à la lumière de la raison apparaissent
inexplicables, suffisent à rendre inéluctable une question aussi dramatique que
celle du sens
.
Il faut ajouter à cela que la première vérité absolument certaine de notre
existence, outre le fait que nous existons, est l'inéluctabilité de notre mort.
Face à cette donnée troublante s'impose la recherche d'une réponse complète.
Chacun veut — et doit — connaître la vérité sur sa fin. Il veut savoir si la
mort sera le terme définitif de son existence ou s'il y a quelque chose qui
dépasse la mort ; s'il lui est permis d'espérer une vie ultérieure ou non. Il
n'est pas sans signification que la pensée philosophique ait reçu de la mort de
Socrate une orientation décisive et qu'elle en soit demeurée marquée depuis plus
de deux millénaires. Il n'est donc pas du tout fortuit que, devant le fait de la
mort, les philosophes se soient sans cesse reposé ce problème en même temps que
celui du sens de la vie et de l'immortalité.
27. Personne
ne peut échapper à ces questions, ni le philosophe ni l'homme ordinaire. De la
réponse qui leur est donnée dépend une étape décisive de la recherche : est-il
possible ou non d'atteindre une vérité universelle et absolue ? En soi, toute
vérité, même partielle, si elle est réellement une vérité, se présente comme
universelle. Ce qui est vrai doit être vrai pour tous et pour toujours. En plus
de cette universalité, cependant, l'homme cherche un absolu qui soit capable de
donner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d'ultime, qui se
place comme fondement de toute chose. En d'autres termes, il cherche une
explication définitive, une valeur suprême, au-delà de laquelle il n'y a pas, et
il ne peut y avoir, de questions ou de renvois ultérieurs. Les hypothèses
peuvent fasciner, mais elles ne satisfont pas. Pour tous vient le moment où,
qu'on l'admette ou non, il faut ancrer son existence à une vérité reconnue comme
définitive, qui donne une certitude qui ne soit plus soumise au doute.
Au cours des siècles,
les philosophes ont cherché à découvrir et à exprimer une vérité de cet ordre,
en donnant naissance à un système ou à une école de pensée. Toutefois, au-delà
des systèmes philosophiques, il y a d'autres expressions dans lesquelles l'homme
cherche à donner forme à sa propre « philo-sophie » : il s'agit de convictions
ou d'expériences personnelles, de traditions familiales et culturelles ou
d'itinéraires existentiels dans lesquels on s'appuie sur l'autorité d'un maître.
En chacune de ces manifestations, ce qui demeure toujours vif est le désir de
rejoindre la certitude de la vérité et de sa valeur absolue.
28. Il faut
reconnaître que la recherche de la vérité ne se présente pas toujours avec une
telle transparence et une telle cohérence. La nature limitée de la raison et
l'inconstance du cœur obscurcissent et dévient souvent la recherche personnelle.
D'autres intérêts d'ordres divers peuvent étouffer la vérité. Il arrive aussi
que l'homme l'évite absolument, dès qu'il commence à l'entrevoir, parce qu'il en
craint les exigences. Malgré cela, même quand il l'évite, c'est toujours la
vérité qui influence son existence. Jamais, en effet, il ne pourrait fonder sa
vie sur le doute, sur l'incertitude ou sur le mensonge ; une telle existence
serait constamment menacée par la peur et par l'angoisse. On peut donc définir
l'homme comme celui qui cherche la vérité.
29. Il n'est
pas pensable qu'une recherche aussi profondément enracinée dans la nature
humaine puisse être complètement inutile et vaine. La capacité même de chercher
la vérité et de poser des questions implique déjà une première réponse. L'homme
ne commencerait pas à chercher ce qu'il ignorerait complètement ou ce qu'il
estimerait impossible à atteindre. Seule la perspective de pouvoir arriver à une
réponse peut le pousser à faire le premier pas. De fait, c'est bien ce qui
arrive normalement dans la recherche scientifique. Quand un savant, à la suite
d'une intuition, se met à la recherche de l'explication logique et vérifiable
d'un phénomène déterminé, il est convaincu dès le commencement qu'il trouvera
une réponse et il ne cède pas devant les insuccès. Il ne juge pas inutile son
intuition première seulement parce qu'il n'a pas atteint l'objectif ; avec
raison il dira plutôt qu'il n'a pas encore trouvé la réponse adéquate.
La même chose doit
valoir aussi pour la recherche de la vérité dans le domaine des questions
ultimes. La soif de vérité est tellement enracinée dans le cœur de l'homme que
la laisser de côté mettrait l'existence en crise. En somme, il suffit d'observer
la vie de tous les jours pour constater que chacun de nous porte en lui la
hantise de quelques questions essentielles et en même temps garde dans son
esprit au moins l'ébauche de leurs réponses. Ce sont des réponses dont on est
convaincu de la vérité, notamment parce que l'on constate qu'en substance elles
ne diffèrent pas des réponses auxquelles sont arrivés beaucoup d'autres. Certes,
toute vérité acquise ne possède pas la même valeur. Cependant, la capacité que
l'être humain a de parvenir, en principe, à la vérité est confirmée par
l'ensemble des résultats atteints.
30. Il peut
être utile, maintenant, de faire une brève allusion aux diverses formes de
vérité. Les plus nombreuses sont celles qui reposent sur des évidences
immédiates ou qui sont confirmées par l'expérience. C'est là l'ordre de vérité
de la vie quotidienne et de la recherche scientifique. À un autre niveau se
trouvent les vérités de caractère philosophique, que l'homme atteint grâce à la
capacité spéculative de son intelligence. Enfin, il y a les vérités religieuses,
qui en quelque mesure s'enracinent aussi dans la philosophie. Elles sont
contenues dans les réponses que les différentes religions offrent aux questions
ultimes selon leurs traditions
.
Quant aux vérités
philosophiques, il faut préciser qu'elles ne se limitent pas aux seules
doctrines, parfois éphémères, des philosophes de profession. Tout homme, comme
je l'ai déjà dit, est, d'une certaine manière, un philosophe et possède ses
conceptions philosophiques avec les quelles il oriente sa vie. D'une façon ou
d'une autre, il se constitue une vision globale et une réponse sur le sens de
son existence : il interprète sa vie personnelle et règle son comportement à
cette lumière. C'est là que devrait se poser la question du rapport entre la
vérité philosophico-religieuse et la vérité révélée en Jésus Christ. Avant de
répondre à ce problème, il est opportun de tenir compte d'un donné ultérieur de
la philosophie.
31. L'homme
n'est pas fait pour vivre seul. Il naît et grandit dans une famille, pour
s'introduire plus tard par son travail dans la société. Dès la naissance, il se
trouve donc intégré dans différentes traditions, dont il reçoit non seulement
son langage et sa formation culturelle, mais aussi de multiples vérités
auxquelles il croit presque instinctivement. En tout cas, la croissance et la
maturation personnelles impliquent que ces vérités elles-mêmes puissent être
mises en doute et soumises à l'activité critique de la pensée. Cela n'empêche
pas que, après ce passage, ces mêmes vérités soient « retrouvées » sur la base
de l'expérience qui en est faite ou, par la suite, en vertu du raisonnement.
Malgré cela, dans la vie d'un homme, les vérités simplement crues demeurent
beaucoup plus nombreuses que celles qu'il acquiert par sa vérification
personnelle. Qui, en effet, serait en mesure de soumettre à la critique les
innombrables résultats des sciences sur lesquels se fonde la vie moderne ? Qui
pourrait contrôler pour son compte le flux des informations qui jour après jour
parviennent de toutes les parties du monde et que l'on tient généralement pour
vraies ? Qui, enfin, pourrait reparcourir les chemins d'expérience et de pensée
par lesquels se sont accumulés les trésors de sagesse et de religiosité de
l'humanité ? L'homme, être qui cherche la vérité, est donc aussi celui qui
vit de croyance.
32. Dans son
acte de croire, chacun se fie aux connaissances acquises par d'autres personnes.
On peut observer là une tension significative : d'une part, la connaissance par
croyance apparaît comme une forme imparfaite de connaissance, qui doit se
perfectionner progressivement grâce à l'évidence atteinte personnellement;
d'autre part, la croyance se révèle souvent humainement plus riche que la simple
évidence, car elle inclut un rapport interpersonnel et met en jeu non seulement
les capacités cognitives personnelles, mais encore la capacité plus radicale de
se fier à d'autres personnes, et d'entrer dans un rapport plus stable et plus
intime avec elles.
Il est bon de souligner
que les vérités recherchées dans cette relation interpersonnelle ne sont pas en
premier lieu d'ordre factuel ou d'ordre philosophique. Ce qui est plutôt
demandé, c'est la vérité même de la personne : ce qu'elle est et ce qu'elle
exprime de son être profond. La perfection de l'homme, en effet, ne se trouve
pas dans la seule acquisition de la connaissance abstraite de la vérité, mais
elle consiste aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité envers
l'autre. Dans cette fidélité qui sait se donner, l'homme trouve pleine certitude
et pleine sécurité. En même temps, cependant, la connaissance par croyance, qui
se fonde sur la confiance interpersonnelle, n'est pas sans référence à la
vérité: en croyant, l'homme s'en remet à la vérité que l'autre lui manifeste.
Que d'exemples on
pourrait apporter pour illustrer ces données ! Mais ma pensée se tourne d'emblée
vers le témoignage des martyrs. Le martyr, en réalité, est le témoin le plus
vrai de la vérité de l'existence. Il sait qu'il a trouvé dans la rencontre avec
Jésus Christ la vérité sur sa vie, et rien ni personne ne pourra jamais lui
arracher cette certitude. Ni la souffrance ni la mort violente ne pourront le
faire revenir sur l'adhésion à la vérité qu'il a découverte dans la rencontre
avec le Christ. Voilà pourquoi jusqu'à ce jour le témoignage des martyrs
fascine, suscite l'approbation, rencontre l'écoute et est suivi. C'est la raison
pour laquelle on se fie à leur parole; on découvre en eux l'évidence d'un amour
qui n'a pas besoin de longues argumentations pour être convaincant, du moment
qu'il parle à chacun de ce que, au plus profond de lui-même, il perçoit déjà
comme vrai et qu'il recherche depuis longtemps. En somme, le martyr suscite en
nous une profonde confiance, parce qu'il dit ce que nous sentons déjà et qu'il
rend évident ce que nous voudrions nous aussi trouver la force d'exprimer.
33. On peut
voir ainsi que les termes de la question se complètent progressivement. L'homme,
par nature, recherche la vérité. Cette recherche n'est pas destinée seulement à
la conquête de vérités partielles, observables, ou scientifiques; l'homme ne
cherche pas seulement le vrai bien pour chacune de ses décisions. Sa recherche
tend vers une vérité ultérieure qui soit susceptible d'expliquer le sens de la
vie ; c'est donc une recherche qui ne peut aboutir que dans l'absolu
. Grâce
aux capacités inhérentes à la pensée, l'homme est en mesure de rencontrer et de
reconnaître une telle vérité. En tant que vitale et essentielle pour son
existence, cette vérité est atteinte non seulement par une voie rationnelle,
mais aussi par l'abandon confiant à d'autres personnes, qui peuvent garantir la
certitude et l'authenticité de la vérité même. La capacité et le choix de se
confier soi-même et sa vie à une autre personne constituent assurément un des
actes anthropologiquement les plus significatifs et les plus expressifs.
Il ne faut pas oublier
que la raison elle-même a besoin d'être soutenue dans sa recherche par un
dialogue confiant et par une amitié sincère. Le climat de soupçon et de
méfiance, qui parfois entoure la recherche spéculative, oublie l'enseignement
des philosophes antiques, qui considéraient l'amitié comme l'un des contextes
les plus adéquats pour bien philosopher.
De ce que j'ai dit
jusqu'ici, il résulte que l'homme est engagé sur la voie d'une recherche
humainement sans fin : recherche de vérité et recherche d'une personne à qui
faire confiance. La foi chrétienne lui vient en aide en lui donnant la
possibilité concrète de voir aboutir cette recherche. Dépassant le stade de la
simple croyance, en effet, elle introduit l'homme dans l'ordre de la grâce qui
lui permet de participer au mystère du Christ, dans lequel lui est offerte la
connaissance vraie et cohérente du Dieu Un et Trine. Ainsi, en Jésus Christ, qui
est la Vérité, la foi reconnaît l'ultime appel adressé à l'humanité, pour
qu'elle puisse accomplir ce qu'elle éprouve comme désir et comme nostalgie.
34. Cette
vérité que Dieu nous révèle en Jésus Christ n'est pas en contradiction avec les
vérités que l'on atteint en philosophant. Les deux ordres de connaissance
conduisent au contraire à la vérité dans sa plénitude. L'unité de la vérité est
déjà un postulat fondamental de la raison humaine, exprimé dans le principe de
non contradiction. La Révélation donne la certitude de cette unité, en montrant
que le Dieu créateur est aussi le Dieu de l'histoire du salut. Le même et
identique Dieu, qui fonde et garantit l'intelligibilité et la justesse de
l'ordre naturel des choses sur lesquelles les savants s'appuient en toute
confiance
,
est celui-là même qui se révèle Père de notre Seigneur Jésus Christ. Cette unité
de la vérité, naturelle et révélée, trouve son identification vivante et
personnelle dans le Christ, ainsi que le rappelle l'Apôtre : « La vérité qui est
en Jésus » (Ep 4, 21; cf. Col 1, 15-20). Il est la Parole
éternelle en laquelle tout a été créé, et il est en même temps la Parole
incarnée, que le Père révèle dans toute sa personne (cf. Jn 1, 14.18)
.
Ce que la raison humaine cherche « sans le connaître » (cf. Ac 17, 23) ne
peut être trouvé qu'à travers le Christ : ce qui se révèle en lui est, en effet,
la « pleine vérité » (cf. Jn 1, 14-16) de tout être qui a été créé en lui
et par lui et qui ensuite trouve en lui son accomplissement (cf. Col 1,
17).
35. À partir
de ces considérations générales, il faut maintenant examiner de façon plus
directe le rapport entre la vérité révélée et la philosophie. Ce rapport impose
une double considération, du fait que la vérité qui nous provient de la
Révélation est en même temps une vérité comprise à la lumière de la raison. En
effet, c'est seulement dans cette double acception qu'il est possible de
préciser la juste relation de la vérité révélée avec le savoir philosophique.
Nous considérerons donc en premier lieu les rapports entre la foi et la
philosophie au cours de l'histoire. De là il sera possible de discerner quelques
principes qui constituent les points de référence auxquels se rapporter pour
établir la relation juste entre les deux ordres de connaissance.
36. D'après le
témoignage des Actes des Apôtres, le message du christianisme se heurta dès le
début aux courants philosophiques de l'époque. Le même livre rapporte la
discussion qu'eut saint Paul à Athènes avec « certains philosophes épicuriens et
stoïciens » (17, 18). L'analyse exégétique de ce discours à l'Aréopage a mis en
évidence de nombreuses allusions à des croyances populaires, d'origine
stoïcienne pour la plupart. Ce n'était certainement pas un hasard. Pour se faire
comprendre des païens, les premiers chrétiens ne pouvaient se borner à renvoyer
dans leurs discours « à Moïse et aux prophètes » ; ils devaient aussi faire
appel à la connaissance naturelle de Dieu et à la voix de la conscience morale
de tout homme (cf. Rm 1, 19-21 ; 2, 14-15 ; Ac 14, 16-17). Mais
comme, dans la religion païenne, cette connaissance naturelle avait basculé dans
l'idolâtrie (cf. Rm 1, 21-32), l'Apôtre estima plus sage de mettre son
discours en rapport avec la pensée des philosophes qui, depuis les débuts,
avaient opposé aux mythes et aux cultes à mystères des conceptions plus
respectueuses de la transcendance divine.
L'un des efforts majeurs
opérés par les philosophes de la pensée classique fut, en effet, de purifier de
ses formes mythologiques la conception que les hommes se faisaient de Dieu.
Comme nous le savons, la religion grecque elle aussi, peu différente en cela de
la majeure partie des religions cosmiques, était polythéiste, si bien qu'elle
divinisait des choses et des phénomènes naturels. Les tentatives faites par
l'homme pour comprendre l'origine des dieux et, en eux, celle de l'univers
s'exprimèrent d'abord par la poésie. Les théogonies demeurent, aujourd'hui
encore, le premier témoignage de cette recherche de l'homme. Il revint aux pères
de la philosophie de mettre en évidence le lien qui existe entre la raison et la
religion. Portant plus loin le regard, vers les principes universels, ils ne se
contentèrent plus des mythes anciens, mais ils voulurent aller jusqu'à donner un
fondement rationnel à leur croyance en la divinité. On s'engagea ainsi sur une
voie qui, abandonnant les traditions antiques particulières, débouchait sur un
développement qui correspondait aux exigences de la raison universelle. La fin
vers laquelle tendait ce développement était de faire prendre une conscience
critique de ce à quoi l'on croyait. La conception que l'on se faisait de la
divinité fut la première à tirer avantage d'un tel itinéraire. Les superstitions
furent reconnues comme telles et la religion fut, au moins en partie, purifiée
par l'analyse rationnelle. C'est sur cette base que les Pères de l'Église
entreprirent un dialogue fécond avec les philosophes de l'Antiquité, ouvrant la
route à l'annonce et à la compréhension du Dieu de Jésus Christ.
37. Lorsqu'on
évoque ce mouvement qui rapprocha les chrétiens de la philosophie, il faut
également rappeler l'attitude de prudence que suscitaient en eux d'autres
éléments du monde culturel païen, comme par exemple la gnose. La philosophie, en
tant que sagesse pratique et école de vie, pouvait facilement être confondue
avec une connaissance de type supérieur et ésotérique, réservée à un petit
nombre d'hommes parfaits. C'est sans aucun doute à ce genre de spéculations
ésotériques que pense saint Paul lorsqu'il met en garde les Colossiens :
« Prenez garde qu'il ne se trouve quelqu'un pour vous réduire en esclavage par
le vain leurre de la “philosophie”, selon une tradition toute humaine, selon les
éléments du monde, et non selon le Christ » (2, 8). Les paroles de l'Apôtre se
révèlent particulièrement actuelles si nous les mettons en rapport avec les
différentes formes d'ésotérisme qui aujourd'hui se répandent même chez certains
croyants dépourvus du sens critique nécessaire. Sur les traces de saint Paul,
d'autres écrivains des premiers siècles, notamment saint Irénée et Tertullien,
émirent à leur tour des réserves à l'égard d'une attitude culturelle qui
prétendait soumettre la vérité de la Révélation à l'interprétation des
philosophes.
38. La
rencontre du christianisme avec la philosophie ne fut donc ni immédiate ni
facile. La pratique de la philosophie et la fréquentation des écoles furent
considérées par les premiers chrétiens comme une source de trouble plus que
comme une chance. Pour eux, le devoir premier et pressant était l'annonce du
Christ ressuscité, à proposer dans une rencontre personnelle capable de conduire
l'interlocuteur à la conversion du cœur et à la demande du Baptême. Cela ne
signifie pas pour autant qu'ils aient ignoré le devoir d'approfondir
l'intelligence de la foi et de ses motivations, bien au contraire. La critique
de Celse, qui accuse les chrétiens d'être une population « illettrée et fruste »
,
s'avère donc injuste et sans fondement. L'explication de leur désintérêt initial
doit être recherchée ailleurs. En fait, la rencontre avec l'Évangile offrait une
réponse si satisfaisante à la question du sens de la vie, demeurée jusqu'alors
sans réponse, que la fréquentation des philosophes leur apparaissait comme une
chose lointaine et, dans une certaine mesure, dépassée.
Cela apparaît
aujourd'hui encore plus clairement si l'on pense à l'apport du christianisme qui
consiste à affirmer le droit universel d'accès à la vérité. Ayant abattu les
barrières raciales, sociales ou sexuelles, le christianisme avait, depuis ses
débuts, proclamé l'égalité de tous les hommes devant Dieu. La première
conséquence de cette conception concernait le thème de la vérité. On dépassait
définitivement le caractère élitiste que sa recherche avait pris chez les
Anciens: dès lors que l'accès à la vérité est un bien qui permet de parvenir à
Dieu, tous doivent être aptes à parcourir cette route. Les voies d'accès à la
vérité restent multiples ; toutefois, la vérité chrétienne ayant une valeur
salvifique, chacune de ces voies peut être empruntée, du moment qu'elle conduit
au but final, la révélation de Jésus Christ.
Parmi les pionniers
d'une rencontre fructueuse avec la pensée philosophique, même marquée par un
discernement prudent, il faut mentionner saint Justin : tout en conservant, même
après sa conversion, une grande estime pour la philosophie grecque, il affirmait
avec force et clarté qu'il avait trouvé dans le christianisme « la seule
philosophie sûre et profitable »
. De
même, Clément d'Alexandrie appelait l'Évangile « la vraie philosophie »
, et il
comprenait la philosophie par analogie à la loi mosaïque comme un enseignement
préparatoire à la foi chrétienne
et une
propédeutique à l'Évangile
.
Puisque « la philosophie désire la sagesse qui consiste dans la droiture de
l'âme et de la parole et dans la pureté de la vie, elle a des dispositions
d'amour et d'amitié pour la sagesse et elle fait tout pour l'atteindre. Chez
nous, on appelle philosophes ceux qui sont épris de la Sagesse créatrice et
éducatrice de l'univers, c'est-à-dire épris de la connaissance du Fils de Dieu »
.
Pour l'Alexandrin, la philosophie grecque n'a pas pour but premier de compléter
ou de renforcer la vérité chrétienne; sa mission est plutôt la défense de la
foi : « L'enseignement du Sauveur se suffit à lui-même et n'a besoin de rien
d'autre, puisqu'il est “force et sagesse de Dieu”. Lorsqu'elle survient, la
philosophie grecque ne rend pas la vérité plus puissante, mais, rendant
impuissante l'attaque de la sophistique contre elle et déjouant les pièges
contre la vérité, elle est appelée à bon droit la haie et le mur de la vigne ».
39. Dans
l'histoire de ce développement, il est toujours possible de constater que les
penseurs chrétiens ont repris la pensée philosophique de manière critique. Parmi
les premiers exemples que l'on peut trouver, celui d'Origène est certainement
significatif. Contre les attaques portées par le philosophe Celse, Origène prend
la philosophie platonicienne pour argumenter et lui répondre. En se référant à
un grand nombre d'éléments de la pensée platonicienne, il commence à élaborer
une première forme de théologie chrétienne. Le mot même et le concept de
théologie comme discours rationnel sur Dieu étaient liés jusqu'alors à leur
origine grecque. Dans la philosophie aristotélicienne, par exemple, ce mot
désignait la partie la plus noble et le véritable sommet du discours
philosophique. À la lumière de la Révélation chrétienne, au contraire, ce qui
indiquait d'abord une doctrine générale sur la divinité en vint à prendre un
sens entièrement nouveau, dans la mesure où cela définissait la réflexion
accomplie par le croyant pour exprimer la véritable doctrine sur Dieu.
Cette nouvelle pensée chrétienne en développement se servait de la philosophie,
mais elle tendait en même temps à s'en distinguer nettement. L'histoire montre
que la pensée platonicienne elle-même, utilisée par la théologie, a subi de
profondes transformations, en particulier dans le domaine de concepts comme
l'immortalité de l'âme, la divinisation de l'homme et l'origine du mal.
40. Dans cette
œuvre de christianisation de la pensée platonicienne et néo-platonicienne, il
faut mentionner particulièrement les Pères Cappadociens, Denys dit l'Aréopagite
et surtout saint Augustin. Le grand Docteur d'Occident était entré en contact
avec différentes écoles philosophiques, mais toutes l'avaient déçu. Quand la
vérité de la foi chrétienne se trouva devant lui, il eut alors la force
d'accomplir la conversion radicale à laquelle les philosophes rencontrés
auparavant n'avaient pas réussi à l'amener. Il en donne lui-même la raison :
« Préférant désormais pour cela la doctrine catholique, je sentais que, chez
elle, il était demandé avec plus de mesure et sans aucun désir de tromperie, de
croire ce qui n'était pas démontré — soit qu'il y ait eu démonstration, mais
pour quelqu'un qui ne l'aurait pas comprise, soit qu'il n'y ait pas eu de
démonstration —, alors que chez [les manichéens], tout en promettant la science
de manière téméraire, on se moquait de la crédulité et qu'on imposait ensuite de
croire une immensité de fables et d'absurdités, parce qu'on ne pouvait pas les
démontrer »
.
Aux platoniciens eux-mêmes, à qui il se référait de manière privilégiée,
Augustin reprochait, à eux qui connaissaient la fin vers laquelle il fallait
tendre, d'avoir ignoré la voie qui y conduisait, le Verbe incarné
.
L'évêque d'Hippone réussit à produire la première grande synthèse de la pensée
philosophique et théologique vers laquelle confluaient les courants de pensée
grec et latin. Chez lui aussi, la grande unité du savoir, qui trouvait son
fondement dans la pensée biblique, en vint à être confirmée et soutenue par la
profondeur de la pensée spéculative. La synthèse opérée par saint Augustin
restera pendant des siècles en Occident la forme la plus haute de spéculation
philosophique et théologique. Fort de son histoire personnelle et soutenu par
une admirable sainteté de vie, il fut aussi en mesure d'introduire dans ses
œuvres de multiples éléments qui, faisant référence à l'expérience, préludaient
aux futurs développements de certains courants philosophiques.
41. C'est donc
de diverses manières que les Pères d'Orient et d'Occident sont entrés en rapport
avec les écoles philosophiques. Cela ne signifie pas qu'ils aient identifié le
contenu de leur message avec les systèmes auxquels se référaient ces écoles. La
question de Tertullien : « Qu'ont de commun Athènes et Jérusalem ? L'Académie et
l'Église ? »
est un signe clair de la conscience critique avec laquelle les penseurs
chrétiens, depuis les origines, abordèrent le problème des rapports entre la foi
et la philosophie, en le voyant globalement sous ses aspects positifs et avec
ses limites. Ce n'étaient pas des penseurs naïfs. C'est bien parce qu'ils
vivaient intensément le contenu de la foi qu'ils savaient atteindre les formes
les plus profondes de la spéculation. Il est donc injuste et réducteur de ne
voir dans leur œuvre que la transposition des vérités de la foi en catégories
philosophiques. Ils firent beaucoup plus. Ils réussirent en effet à faire surgir
en plénitude ce qui demeurait encore implicite et en germe dans la pensée des
grands philosophes antiques
.
Ces derniers, comme je l'ai dit, avaient eu la mission de montrer dans quelle
mesure la raison, délivrée de ses liens extérieurs, pouvait sortir de l'impasse
des mythes, pour s'ouvrir de manière plus adaptée à la transcendance. Une raison
purifiée et droite était donc en mesure de monter jusqu'aux degrés les plus
élevés de la réflexion, en donnant un fondement solide à la perception de
l'être, du transcendant et de l'absolu.
C'est précisément ici
que se situe la nouveauté des Pères. Ils accueillirent entièrement la raison
ouverte à l'absolu et ils y greffèrent la richesse provenant de la Révélation.
La rencontre ne se fit pas seulement au niveau des cultures, dont l'une succomba
peut-être à la fascination de l'autre ; elle se fit au plus profond des âmes et
ce fut la rencontre entre la créature et son Créateur. Dépassant la fin même
vers laquelle elle tendait inconsciemment en vertu de sa nature, la raison put
atteindre le bien suprême et la vérité suprême de la personne du Verbe incarné.
Néanmoins, face aux philosophies, les Pères n'eurent pas peur de reconnaître les
éléments communs aussi bien que les différences qu'elles présentaient par
rapport à la Révélation. La conscience des convergences ne portait chez eux
nulle atteinte à la reconnaissance des différences.
42. Dans la
théologie scolastique, le rôle de la raison éduquée par la philosophie devient
encore plus considérable, sous la poussée de l'interprétation anselmienne de l'intellectus
fidei. Pour le saint archevêque de Cantorbéry, la priorité de la foi ne
s'oppose pas à la recherche propre à la raison. Celle-ci, en effet, n'est pas
appelée à exprimer un jugement sur le contenu de la foi ; elle en serait
incapable, parce qu'elle n'est pas apte à cela. Sa tâche est plutôt de savoir
trouver un sens, de découvrir des raisons qui permettent à tous de parvenir à
une certaine intelligence du contenu de la foi. Saint Anselme souligne le fait
que l'intellect doit se mettre à la recherche de ce qu'il aime : plus il aime,
plus il désire connaître. Celui qui vit pour la vérité est tendu vers une forme
de connaissance qui s'enflamme toujours davantage d'amour pour ce qu'il connaît,
tout en devant admettre qu'il n'a pas encore fait tout ce qu'il désirerait :
« J'ai été fait pour te voir et je n'ai pas encore fait ce pour quoi j'ai été
fait » (Ad te videndum factus sum, et nondum feci propter quod factus sum)
.
Le désir de vérité pousse donc la raison à aller toujours au-delà; mais elle est
comme accablée de constater qu'elle a une capacité toujours plus grande que ce
qu'elle appréhende. À ce point, toutefois, la raison est en mesure de découvrir
l'accomplissement de son chemin : « Car j'estime qu'il doit suffire à qui
recherche une chose incompréhensible de parvenir en raisonnant à connaître ce
qu'elle est plus que certainement, même s'il ne peut, par son intelligence,
pénétrer comment elle est de la sorte [...]. Or qu'est-il d'aussi
incompréhensible, d'aussi ineffable, que cela qui est au-dessus de toutes
choses ? Si les points qui furent jusqu'ici discutés au sujet de l'essence
suréminente sont assurés par des raisons nécessaires, la solidité de leur
certitude ne vacille nullement, bien que l'intelligence ne puisse les pénétrer,
ni les expliquer par des paroles. Et, si une considération précédente a compris
rationnellement qu'est incompréhensible (rationabiliter comprehendit
incomprehensibile esse) la manière dont la sagesse suréminente sait ce
qu'elle a fait, [...] qui expliquera comment elle se sait ou se dit elle-même,
elle dont l'homme ne peut rien savoir ou presque ? »
.
L'harmonie fondamentale
de la connaissance philosophique et de la connaissance de la foi est confirmée
une fois encore : la foi demande que son objet soit compris avec l'aide de la
raison; la raison, au sommet de sa recherche, admet comme nécessaire ce que
présente la foi.
43. Sur ce
long chemin, saint Thomas occupe une place toute particulière, non seulement
pour le contenu de sa doctrine, mais aussi pour le dialogue qu'il sut instaurer
avec la pensée arabe et la pensée juive de son temps. À une époque où les
penseurs chrétiens redécouvraient les trésors de la philosophie antique, et plus
directement aristotélicienne, il eut le grand mérite de mettre au premier plan
l'harmonie qui existe entre la raison et la foi. La lumière de la raison et
celle de la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait-il; c'est pourquoi
elles ne peuvent se contredire
.
Plus radicalement,
Thomas reconnaît que la nature, objet propre de la philosophie, peut contribuer
à la compréhension de la révélation divine. La foi ne craint donc pas la raison,
mais elle la recherche et elle s'y fie. De même que la grâce suppose la nature
et la porte à son accomplissement
, ainsi
la foi suppose et perfectionne la raison. Cette dernière, éclairée par la foi,
est libérée des fragilités et des limites qui proviennent de la désobéissance du
péché, et elle trouve la force nécessaire pour s'élever jusqu'à la connaissance
du mystère de Dieu Un et Trine. Tout en soulignant avec force le caractère
surnaturel de la foi, le Docteur Angélique n'a pas oublié la valeur de sa
rationalité ; il a su au contraire creuser plus profondément et préciser le sens
de cette rationalité. En effet, la foi est en quelque sorte « un exercice de la
pensée » ; la raison de l'homme n'est ni anéantie ni humiliée lorsqu'elle donne
son assentiment au contenu de la foi; celui-ci est toujours atteint par un choix
libre et conscient
.
C'est pour ce motif que
saint Thomas a toujours été proposé à juste titre par l'Église comme un maître
de pensée et le modèle d'une façon correcte de faire de la théologie. Il me
plaît de rappeler, dans ce contexte, ce qu'a écrit le Serviteur de Dieu Paul VI,
mon prédécesseur, à l'occasion du septième centenaire de la mort du Docteur
Angélique : « Sans aucun doute, Thomas avait au plus haut degré le courage de la
vérité, la liberté d'esprit permettant d'affronter les nouveaux problèmes,
l'honnêteté intellectuelle de celui qui n'admet pas la contamination du
christianisme par la philosophie profane, sans pour autant refuser celle-ci a
priori. C'est la raison pour laquelle il figure dans l'histoire de la pensée
chrétienne comme un pionnier sur la voie nouvelle de la philosophie et de la
culture universelle. Le point central, le noyau, pour ainsi dire, de la solution
qu'avec son intuition prophétique et géniale il donna au problème de la
confrontation nouvelle entre la raison et la foi, c'est qu'il faut concilier le
caractère séculier du monde et le caractère radical de l'Évangile, échappant
ainsi à cette tendance contre nature qui nie le monde et ses valeurs, sans pour
autant manquer aux suprêmes et inflexibles exigences de l'ordre surnaturel »
.
44. Parmi les
grandes intuitions de saint Thomas, il y a également celle qui concerne le rôle
joué par l'Esprit Saint pour faire mûrir la connaissance humaine en vraie
sagesse. Dès les premières pages de sa Somme théologique
, l'Aquinate
voulut montrer le primat de la sagesse qui est don de l'Esprit Saint et qui
introduit à la connaissance des réalités divines. Sa théologie permet de
comprendre la particularité de la sagesse dans son lien étroit avec la foi et
avec la connaissance divine. Elle connaît par connaturalité, présuppose la foi
et arrive à formuler son jugement droit à partir de la vérité de la foi
elle-même : « La sagesse comptée parmi les dons du Saint-Esprit est différente
de celle qui est comptée comme une vertu intellectuelle acquise, car celle-ci
s'acquiert par l'effort humain, et celle-là au contraire “vient d'en haut”,
comme le dit saint Jacques. Ainsi, elle est également distincte de la foi, car
la foi donne son assentiment à la vérité divine considérée en elle-même, tandis
que c'est le propre du don de sagesse de juger selon la vérité divine »
.
La priorité reconnue à
cette sagesse ne fait pourtant pas oublier au Docteur Angélique la présence de
deux formes complémentaires de sagesse : la sagesse philosophique, qui se
fonde sur la capacité de l'intellect à rechercher la vérité à l'intérieur des
limites qui lui sont connaturelles, et la sagesse théologique, qui se
fonde sur la Révélation et qui examine le contenu de la foi, atteignant le
mystère même de Dieu.
Intimement convaincu que
« omne verum a quocumque dicatur a Spiritu Sancto est » (« toute vérité
dite par qui que ce soit vient de l'Esprit Saint »)
, saint
Thomas aima la vérité de manière désintéressée. Il la chercha partout où elle
pouvait se manifester, en mettant le plus possible en évidence son universalité.
En lui, le Magistère de l'Église a reconnu et apprécié la passion pour la
vérité ; sa pensée, précisément parce qu'elle s'est toujours maintenue dans la
perspective de la vérité universelle, objective et transcendante, a atteint
« des sommets auxquels l'intelligence humaine n'aurait jamais pu penser »
.(51)
C'est donc avec raison qu'il peut être défini comme « apôtre de la vérité »
.
Précisément parce qu'il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son
réalisme, en reconnaître l'objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de
l'être et non du simple apparaître.
45. Avec la
naissance des premières universités, la théologie allait se confronter plus
directement avec d'autres formes de la recherche et du savoir scientifique.
Saint Albert le Grand et saint Thomas, tout en maintenant un lien organique
entre la théologie et la philosophie, furent les premiers à reconnaître
l'autonomie dont la philosophie et la science avaient nécessairement besoin pour
œuvrer efficacement dans leurs champs de recherche respectifs. À partir de la
fin du Moyen Âge, toutefois, la légitime distinction entre les deux savoirs se
transforma progressivement en une séparation néfaste. À cause d'un esprit
excessivement rationaliste, présent ch 45. Avec la naissance des premières
universités, la théologie allait se confronter plus directement avec d'autres
formes de la recherche et du savoir scientifique. Saint Albert le Grand et saint
Thomas, tout en maintenant un lien organique entre la théologie et la
philosophie, furent les premiers à reconnaître l'autonomie dont la philosophie
et la science avaient nécessairement besoin pour œuvrer efficacement dans leurs
champs de recherche respectifs. À partir de la fin du Moyen Âge, toutefois, la
légitime distinction entre les deux savoirs se transforma progressivement en une
séparation néfaste. À cause d'un esprit excessivement rationaliste, présent chez
quelques penseurs, les positions se radicalisèrent, au point d'arriver en fait à
une philosophie séparée et absolument autonome vis-à-vis du contenu de la foi.
Parmi les conséquences de cette séparation, il y eut également une défiance
toujours plus forte à l'égard de la raison elle-même. Certains commencèrent à
professer une défiance générale, sceptique et agnostique, soit pour donner plus
d'espace à la foi, soit pour jeter le discrédit sur toute référence possible de
la foi à la raison.
En somme, ce que la
pensée patristique et médiévale avait conçu et mis en œuvre comme formant une
unité profonde, génératrice d'une connaissance capable d'arriver aux formes les
plus hautes de la spéculation, fut détruit en fait par les systèmes épousant la
cause d'une connaissance rationnelle qui était séparée de la foi et s'y
substituait.
46. Les
radicalisations les plus influentes sont connues et bien visibles, surtout dans
l'histoire de l'Occident. Il n'est pas exagéré d'affirmer qu'une bonne partie de
la pensée philosophique moderne s'est développée en s'éloignant progressivement
de la Révélation chrétienne, au point de s'y opposer explicitement. Ce mouvement
a atteint son apogée au siècle dernier. Certains représentants de l'idéalisme
ont cherché de diverses manières à transformer la foi et son contenu, y compris
le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, en structures
dialectiques rationnellement concevables. À cette pensée se sont opposées
diverses formes d'humanisme athée, philosophiquement structurées, qui ont
présenté la foi comme nocive et aliénante pour le développement de la pleine
rationalité. Elles n'ont pas eu peur de se faire passer pour de nouvelles
religions, constituant le fondement de projets qui, sur le plan politique et
social, ont abouti à des systèmes totalitaires traumatisants pour l'humanité.
Dans le cadre de la
recherche scientifique, on en est venu à imposer une mentalité positiviste qui
s'est non seulement éloignée de toute référence à la vision chrétienne du monde,
mais qui a aussi et surtout laissé de côté toute référence à une conception
métaphysique et morale. En conséquence, certains hommes de science, privés de
tout repère éthique, risquent de ne plus avoir comme centres d'intérêt la
personne et l'ensemble de sa vie. De plus, certains d'entre eux, conscients des
potentialités intérieures au progrès technologique, semblent céder, plus qu'à la
logique du marché, à la tentation d'un pouvoir démiurgique sur la nature et sur
l'être humain lui-même.
Enfin, le nihilisme
a pris corps comme une conséquence de la crise du rationalisme. Philosophie du
néant, il réussit à exercer sa fascination sur nos contemporains. Ses adeptes
font la théorie de la recherche comme fin en soi, sans espérance ni possibilité
aucune d'atteindre la vérité. Dans l'interprétation nihiliste, l'existence n'est
qu'une occasion pour éprouver des sensations et faire des expériences dans
lesquelles le primat revient à l'éphémère. Le nihilisme est à l'origine de la
mentalité répandue selon laquelle on ne doit plus prendre d'engagement
définitif, parce tout est fugace et provisoire.
47. D'autre
part, il ne faut pas oublier que, dans la culture moderne, le rôle même de la
philosophie a fini par changer. De sagesse et de savoir universel qu'elle était,
elle a été progressivement réduite à n'être qu'un des nombreux domaines du
savoir humain, bien plus, par certains aspects, elle a été cantonnée dans un
rôle totalement marginal. Entre temps, d'autres formes de rationalité se sont
affirmées avec toujours plus de vigueur, mettant en évidence la marginalité du
savoir philosophique. Au lieu d'être tournées vers la contemplation de la vérité
et la recherche de la fin dernière et du sens de la vie, ces formes de
rationalité tendent — ou au moins peuvent tendre — à être « une raison
fonctionnelle » au service de fins utilitaristes, de possession ou de pouvoir.
Dès ma première
encyclique, j'ai fait remarquer combien il était dangereux de présenter cette
voie comme un absolu et j'ai écrit : « L'homme d'aujourd'hui semble toujours
menacé par ce qu'il fabrique, c'est-à-dire par le résultat du travail de ses
mains, et plus encore du travail de son intelligence, des tendances de sa
volonté. D'une manière trop rapide et souvent imprévisible, les fruits de cette
activité multiforme de l'homme ne sont pas seulement et pas tant objet
d’“aliénation”, c'est-à-dire purement et simplement enlevés à celui qui les a
produits; mais, partiellement au moins, dans la ligne, même indirecte, de leurs
effets, ces fruits se retournent contre l'homme lui-même ; ils sont dirigés ou
peuvent être dirigés contre lui. C'est en cela que semble consister le chapitre
principal du drame de l'existence humaine aujourd'hui, dans sa dimension la plus
large et la plus universelle. L'homme, par conséquent, vit toujours davantage
dans la peur. Il craint que ses productions, pas toutes naturellement ni dans
leur majeure partie, mais quelques-unes et précisément celles qui contiennent
une part spéciale de son génie et de sa créativité, puissent être retournées
radicalement contre lui-même »
.
À la suite de ces
transformations culturelles, certains philosophes, abandonnant la recherche de
la vérité pour elle-même, ont adopté comme but unique l'obtention d'une
certitude subjective ou d'une utilité pratique. La conséquence en a été
l'obscurcissement de la véritable dignité de la raison, qui n'était plus en état
de connaître le vrai et de rechercher l'absolu.
48. Ce qui
ressort de cette dernière période de l'histoire de la philosophie, c'est donc la
constatation d'une séparation progressive entre la foi et la raison
philosophique. Il est bien vrai que, pour un observateur attentif, même dans la
réflexion philosophique de ceux qui contribuèrent à élargir le fossé entre la
foi et la raison, on voit parfois se manifester des germes précieux de pensée
qui, approfondis et développés avec droiture d'esprit et de cœur, peuvent faire
découvrir le chemin de la vérité. On trouve ces germes de pensée, par exemple,
dans des analyses approfondies sur la perception et l'expérience, sur
l'imaginaire et l'inconscient, sur la personnalité et l'intersubjectivité, sur
la liberté et les valeurs, sur le temps et l'histoire. Même le thème de la mort
peut devenir pour tout penseur un appel pressant à chercher à l'intérieur de
lui-même le sens authentique de son existence. Cela n'enlève rien au fait que le
rapport actuel entre foi et raison demande un effort attentif de discernement,
parce que la raison et la foi se sont toutes deux appauvries et se sont
affaiblies l'une en face de l'autre. La raison, privée de l'apport de la
Révélation, a pris des sentiers latéraux qui risquent de lui faire perdre de vue
son but final. La foi, privée de la raison, a mis l'accent sur le sentiment et
l'expérience, en courant le risque de ne plus être une proposition universelle.
Il est illusoire de penser que la foi, face à une raison faible, puisse avoir
une force plus grande; au contraire, elle tombe dans le grand danger d'être
réduite à un mythe ou à une superstition. De la même manière, une raison qui n'a
plus une foi adulte en face d'elle n'est pas incitée à s'intéresser à la
nouveauté et à la radicalité de l'être.
On ne doit donc pas
considérer comme hors de propos que je lance un appel fort et pressant pour que
la foi et la philosophie retrouvent l'unité profonde qui les rend capables
d'être en harmonie avec leur nature dans le respect de leur autonomie
réciproque. À la « parrhèsia » de la foi doit correspondre l'audace de la
raison.
49. L'Église
ne propose pas sa propre philosophie ni ne canonise une quelconque philosophie
particulière au détriment des autres
. La
raison profonde de cette réserve réside dans le fait que la philosophie, même
quand elle entre en relation avec la théologie, doit procéder selon ses méthodes
et ses règles; autrement, il n'y aurait pas de garantie qu'elle reste tournée
vers la vérité et qu'elle y tende grâce à une démarche rationnellement
vérifiable. Une philosophie qui ne procéderait pas à la lumière de la raison
selon ses principes propres et ses méthodes spécifiques ne serait pas d'un grand
secours. En définitive, la source de l'autonomie dont jouit la philosophie est à
rechercher dans le fait que la raison est, de par sa nature, orientée vers la
vérité et que, en outre, elle dispose en elle-même des moyens pour y parvenir.
Une philosophie consciente de son « statut constitutif » ne peut pas ne pas
respecter non plus les exigences et les évidences propres à la vérité révélée.
Cependant l'histoire a
fait apparaître les déviations et les erreurs dans lesquelles la pensée
philosophique, surtout la pensée moderne, est fréquemment tombée. Ce n'est ni la
tâche ni la compétence du Magistère d'intervenir pour combler les lacunes d'un
discours philosophique déficient. Il est de son devoir au contraire de réagir de
manière claire et forte lorsque des thèses philosophiques discutables menacent
la juste compréhension du donné révélé et quand on diffuse des théories fausses
et partisanes qui répandent de graves erreurs, troublant la simplicité et la
pureté de la foi du peuple de Dieu.
50. Le
Magistère ecclésiastique peut donc et doit exercer avec autorité, à la lumière
de la foi, son propre discernement critique sur les philosophies et sur les
affirmations qui sont en opposition avec la doctrine chrétienne
. Il
revient au Magistère d'indiquer avant tout quels présupposés et quelles
conclusions philosophiques seraient incompatibles avec la vérité révélée,
formulant par là même les exigences qui s'imposent à la philosophie du point de
vue de la foi. En outre, dans le développement du savoir philosophique, diverses
écoles de pensée sont apparues. Ce pluralisme met aussi le Magistère devant sa
responsabilité d'exprimer son jugement en ce qui concerne la compatibilité ou
l'incompatibilité des conceptions fondamentales auxquelles ces écoles se
réfèrent avec les exigences propres de la parole de Dieu et de la réflexion
théologique.
L'Église a le devoir
d'indiquer ce qui, dans un système philosophique, peut paraître incompatible
avec sa foi. De nombreux thèmes philosophiques en effet, tels ceux de Dieu, de
l'homme, de sa liberté et de son agir moral, la mettent directement en cause,
parce qu'ils concernent la vérité révélée dont elle a la garde. Quand nous
effectuons ce discernement, nous, évêques, avons le devoir d'être « témoins de
la vérité » dans l'exercice d'un service humble mais ferme, que tout philosophe
devrait apprécier, au profit de la recta ratio, c'est-à-dire de la raison
qui réfléchit correctement sur le vrai.
51. Ce
discernement ne doit donc pas être entendu premièrement dans un sens négatif,
comme si l'intention du Magistère était d'éliminer ou de réduire toute médiation
possible. Au contraire, ses interventions sont destinées en premier lieu à
stimuler, à promouvoir et à encourager la pensée philosophique. D'autre part,
les philosophes sont les premiers à comprendre l'exigence de l'autocritique et
de la correction d'éventuelles erreurs, ainsi que la nécessité de dépasser les
limites trop étroites dans lesquelles leur réflexion s'est forgée. De manière
particulière, il faut considérer que la vérité est une, bien que ses expressions
portent l'empreinte de l'histoire et, plus encore, qu'elles soient l'œuvre d'une
raison humaine blessée et affaiblie par le péché. De là, il résulte qu'aucune
forme historique de la philosophie ne peut légitimement prétendre embrasser la
totalité de la vérité, ni être l'explication plénière de l'être humain, du monde
et du rapport de l'homme avec Dieu.
Et aujourd'hui, à cause
de la multiplication des systèmes, des méthodes, des concepts et des
argumentations philosophiques souvent extrêmement détaillées, un discernement
critique à la lumière de la foi s'impose avec une plus grande urgence. Ce
discernement n'est pas aisé, car, s'il est déjà difficile de reconnaître les
capacités natives et inaliénables de la raison, avec ses limites constitutives
et historiques, il est parfois encore plus problématique de discerner ce que les
propositions philosophiques particulières offrent de valable et de fécond, du
point de vue de la foi, et ce que, à l'inverse, elles présentent de dangereux et
d'erroné. L'Église sait de toute façon que les « trésors de la sagesse et de la
connaissance » sont cachés dans le Christ (Col 2, 3) ; c'est pourquoi
elle intervient en stimulant la réflexion philosophique, afin que ne se ferme
pas la voie qui conduit à la reconnaissance du mystère.
52. Ce n'est
pas seulement un fait récent que le Magistère intervienne pour exprimer sa
pensée en ce qui concerne des doctrines philosophiques déterminées. À titre
d'exemple, il suffit de rappeler, au cours des siècles, les déclarations à
propos des théories qui soutenaient la préexistence des âmes
, ou
encore à propos des diverses formes d'idolâtrie et d'ésotérisme superstitieux,
contenues dans des thèses d'astrologie
, sans
oublier les textes plus systématiques contre certaines thèses de l'averroïsme
latin, incompatibles avec la foi chrétienne
.
Si la parole du
Magistère s'est fait entendre plus souvent à partir du milieu du siècle dernier,
c'est parce que, au cours de cette période, de nombreux catholiques se sont
reconnu le devoir d'opposer leur propre philosophie aux courants variés de la
pensée moderne. À ce point, il devenait nécessaire pour le Magistère de l'Église
de veiller à ce que ces philosophies ne dévient pas, à leur tour, dans des
formes erronées et négatives. Furent ainsi censurées parallèlement: d'une part,
le fidéisme
et le traditionalisme radical
,
pour leur défiance à l'égard des capacités naturelles de la raison; d'autre
part, le rationalisme
et l'ontologisme
,
car ils attribuaient à la raison naturelle ce qui est connaissable uniquement à
la lumière de la foi. Le contenu positif de ce débat fit l'objet d'un exposé
organique dans la Constitution dogmatique Dei Filius, par laquelle, pour
la première fois, un Concile œcuménique, Vatican I, intervenait solennellement
sur les relations entre la raison et la foi. L'enseignement de ce texte donna
une impulsion forte et positive à la recherche philosophique de nombreux
croyants et il constitue encore aujourd'hui une référence et une norme pour une
réflexion chrétienne correcte et cohérente dans ce domaine particulier.
53. Les
déclarations du Magistère, plus que de thèses philosophiques particulières, se
sont préoccupées de la nécessité de la connaissance rationnelle et donc en
dernier ressort de l'approche philosophique pour l'intelligence de la foi. Le
Concile Vatican I, faisant la synthèse et réaffirmant solennellement les
enseignements que, de manière ordinaire et constante, le Magistère pontifical
avait proposés aux fidèles, fit ressortir qu'étaient inséparables et en même
temps irréductibles la connaissance naturelle de Dieu et la Révélation, ainsi
que la raison et la foi. Le Concile partait de l'exigence fondamentale,
présupposée par la Révélation elle-même, de la possibilité de la connaissance
naturelle de l'existence de Dieu, principe et fin de toute chose
, et il
concluait par l'assertion solennelle déjà citée : « Il existe deux ordres de
connaissance, distincts non seulement par leur principe mais aussi par leur
objet »
.
Contre toute forme de rationalisme, il fallait donc affirmer la distinction
entre les mystères de la foi et les découvertes philosophiques, ainsi que la
transcendance et l'antériorité des premiers par rapport aux secondes; d'autre
part, contre les tentations fidéistes, il était nécessaire que soit réaffirmée
l'unité de la vérité et donc aussi la contribution positive que la connaissance
rationnelle peut et doit apporter à la connaissance de foi : « Mais, bien que la
foi soit au-dessus de la raison, il ne peut jamais y avoir de vrai désaccord
entre la foi et la raison, étant donné que c'est le même Dieu qui révèle les
mystères et communique la foi, et qui fait descendre dans l'esprit humain la
lumière de la raison: Dieu ne pourrait se nier lui-même ni le vrai contredire
jamais le vrai »
.
54. Dans notre
siècle aussi, le Magistère est revenu à plusieurs reprises sur ce sujet, mettant
en garde contre la tentation rationaliste. C'est sur cet arrière-fond que l'on
doit situer les interventions du Pape saint Pie X, qui mit en relief le fait
que, à la base du modernisme, il y avait des assertions philosophiques
d'orientation phénoméniste, agnostique et immanentiste
. On ne
peut pas oublier non plus l'importance qu'eut le refus catholique de la
philosophie marxiste et du communisme athée
.
Le Pape Pie XII à son
tour fit entendre sa voix quand, dans l'encyclique Humani generis, il mit
en garde contre des interprétations erronées, liées aux thèses de
l'évolutionnisme, de l'existentialisme et de l'historicisme. Il précisait que
ces thèses n'avaient pas été élaborées et n'étaient pas proposées par des
théologiens, et qu'elles avaient leur origine « en dehors du bercail du Christ »
;
il ajoutait aussi que de telles déviations n'étaient pas simplement à rejeter,
mais étaient à examiner de manière critique : « Les théologiens et les
philosophes catholiques, qui ont la lourde charge de défendre la vérité humaine
et divine, et de la faire pénétrer dans les esprits humains, ne peuvent ni
ignorer ni négliger ces systèmes qui s'écartent plus ou moins de la voie droite.
Bien plus, ils doivent bien les connaître, d'abord parce que les maux ne se
soignent bien que s'ils sont préalablement bien connus, ensuite parce qu'il se
cache parfois dans des affirmations fausses elles-mêmes un élément de vérité,
enfin parce que ces mêmes affirmations invitent l'esprit à scruter et à
considérer plus soigneusement certaines vérités philosophiques et théologiques »
.
Plus récemment, la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi, accomplissant sa tâche spécifique au
service du Magistère universel du Pontife romain
, a dû
intervenir aussi pour rappeler le danger que comporte l'acceptation non
critique, de la part de certains théologiens de la libération, de thèses et de
méthodologies issues du marxisme
.
Dans le passé, le
Magistère a donc exercé à maintes reprises et sous diverses modalités son
discernement dans le domaine philosophique. Tout ce qu'ont apporté mes vénérés
Prédécesseurs constitue une contribution précieuse qui ne peut pas être oubliée.
55. Si nous
considérons notre situation actuelle, nous voyons que les problèmes du passé
reviennent, mais sous de nouvelles formes. Il ne s'agit plus seulement de
questions qui intéressent des personnes particulières ou des groupes, mais de
convictions diffuses dans le milieu ambiant, au point de devenir en quelque
sorte une mentalité commune. Il en va ainsi, par exemple, de la défiance
radicale envers la raison que révèlent les plus récents développements de
nombreuses études philosophiques. De plusieurs côtés, on a entendu parler, à ce
propos, de « fin de la métaphysique » : on veut que la philosophie se contente
de tâches plus modestes, à savoir la seule interprétation des faits, la seule
recherche sur des champs déterminés du savoir humain ou sur ses structures.
Dans la théologie
elle-même, les tentations du passé refont surface. Dans certaines théologies
contemporaines par exemple, se développe de nouveau une forme de rationalisme,
surtout quand des assertions retenues philosophiquement fondées sont considérées
comme des normes pour la recherche théologique. Cela arrive avant tout quand le
théologien, par manque de compétence philosophique, se laisse conditionner de
manière acritique par des affirmations qui font désormais partie du langage et
de la culture courants, mais dépourvues de base rationnelle suffisante
.
On rencontre aussi des
dangers de repliement sur le fidéisme, qui ne reconnaît pas l'importance
de la connaissance rationnelle et du discours philosophique pour l'intelligence
de la foi, plus encore pour la possibilité même de croire en Dieu. Une
expression aujourd'hui répandue de cette tendance fidéiste est le
« biblicisme », qui tend à faire de la lecture de l'Écriture Sainte ou de son
exégèse l'unique point de référence véridique. Il arrive ainsi que la parole de
Dieu s'identifie avec la seule Écriture Sainte, rendant vaine de cette manière
la doctrine de l'Église que le Concile œcuménique Vatican II a confirmée
expressément. Après avoir rappelé que la parole de Dieu est présente à la fois
dans les textes sacrés et dans la Tradition
, la
Constitution Dei Verbum affirme avec force : « La sainte Tradition et la
sainte Écriture constituent un unique dépôt sacré de la parole de Dieu, confié à
l'Église; en y adhérant, le peuple saint tout entier uni à ses pasteurs ne cesse
de rester fidèlement attaché à l'enseignement des Apôtres »
.
Cependant, pour l'Église, la sainte Écriture n'est pas la seule référence. En
effet, la « règle suprême de sa foi »
lui
vient de l'unité que l'Esprit a réalisée entre la sainte Tradition, la sainte
Écriture et le Magistère de l'Église, en une réciprocité telle que les trois ne
peuvent pas subsister de manière indépendante
.
En outre, il ne faut pas
sous-estimer le danger inhérent à la volonté de faire découler la vérité de
l'Écriture Sainte de l'application d'une méthodologie unique, oubliant la
nécessité d'une exégèse plus large qui permet d'accéder, avec toute l'Église, au
sens plénier des textes. Ceux qui se consacrent à l'étude des saintes Écritures
doivent toujours avoir présent à l'esprit que les diverses méthodologies
herméneutiques ont, elles aussi, à leur base une conception philosophique : il
convient de l'examiner avec discernement avant de l'appliquer aux textes sacrés.
D'autres formes de
fidéisme latent se reconnaissent au peu de considération accordée à la théologie
spéculative, comme aussi au mépris pour la philosophie classique, aux notions
desquelles l'intelligence de la foi et les formulations dogmatiques elles-mêmes
ont puisé leur terminologie. Le Pape Pie XII de vénérée mémoire a mis en garde
contre un tel oubli de la tradition philosophique et contre l'abandon des
terminologies traditionnelles
.
56. En
définitive, on observe une défiance fréquente envers des assertions globales et
absolues, surtout de la part de ceux qui considèrent que la vérité est le
résultat du consensus et non de l'adéquation de l'intelligence à la réalité
objective. Il est certes compréhensible que, dans un monde où coexistent de
nombreuses spécialités, il devienne difficile de reconnaître ce sens plénier et
ultime de la vie que la philosophie a traditionnellement recherché. Néanmoins, à
la lumière de la foi qui reconnaît en Jésus Christ ce sens ultime, je ne peux
pas ne pas encourager les philosophes, chrétiens ou non, à avoir confiance dans
les capacités de la raison humaine et à ne pas se fixer des buts trop modestes
dans leur réflexion philosophique. La leçon de l'histoire de ce millénaire, que
nous sommes sur le point d'achever, témoigne que c'est la voie à suivre : il
faut ne pas perdre la passion pour la vérité ultime et l'ardeur pour la
recherche, unies à l'audace pour découvrir de nouvelles voies. C'est la foi qui
incite la raison à sortir de son isolement et à prendre volontiers des risques
pour tout ce qui est beau, bon et vrai. La foi se fait ainsi l'avocat convaincu
et convaincant de la raison.
57. En tout
cas, le Magistère ne s'est pas limité seulement à relever les erreurs et les
déviations des doctrines philosophiques. Avec une égale attention, il a voulu
réaffirmer les principes fondamentaux pour un renouveau authentique de la pensée
philosophique, indiquant aussi les voies concrètes à suivre. En ce sens, par son
encyclique Æterni Patris, le Pape Léon XIII a accompli un pas d'une
réelle portée historique pour la vie de l'Église. Jusqu'à ce jour, ce texte a
été l'unique document pontifical de ce niveau consacré entièrement à la
philosophie. Ce grand Pontife a repris et développé l'enseignement du Concile
Vatican I sur les rapports entre la foi et la raison, montrant que la pensée
philosophique est une contribution fondamentale pour la foi et pour la science
théologique
.
À plus d'un siècle de distance, de nombreux éléments contenus dans ce texte
n'ont rien perdu de leur intérêt du point de vue tant pratique que pédagogique;
le premier entre tous est relatif à l'incomparable valeur de la philosophie de
saint Thomas. Proposer à nouveau la pensée du Docteur angélique apparaissait au
Pape Léon XIII comme la meilleure voie pour retrouver un usage de la philosophie
conforme aux exigences de la foi. Saint Thomas, écrivait-il, « au moment même
où, comme il convient, il distingue parfaitement la foi de la raison, les unit
toutes deux par des liens d'amitié réciproque: il conserve à chacune ses droits
propres et en sauvegarde la dignité »
.
58. On sait
que cet appel pontifical a eu beaucoup d'heureuses conséquences. Les études sur
la pensée de saint Thomas et des autres auteurs scolastiques en reçurent un
nouvel élan. Les études historiques furent vigoureusement stimulées, avec pour
corollaire la redécouverte des richesses de la pensée médiévale, jusqu'alors
largement méconnues, et la constitution de nouvelles écoles thomistes. Avec
l'utilisation de la méthodologie historique, la connaissance de l'œuvre de saint
Thomas fit de grands progrès et nombreux furent les chercheurs qui
introduisirent avec courage la tradition thomiste dans les discussions sur les
problèmes philosophiques et théologiques de cette époque. Les théologiens
catholiques les plus influents de ce siècle, à la réflexion et à la recherche
desquels le Concile Vatican II doit beaucoup, sont fils de ce renouveau de la
philosophie thomiste. Au cours du XXe siècle, l'Église a pu disposer
ainsi d'un bon nombre de penseurs vigoureux, formés à l'école du Docteur
angélique.
59. Quoi qu'il
en soit, le renouveau thomiste et néothomiste n'a pas été l'unique signe de
reprise de la pensée philosophique dans la culture d'inspiration chrétienne.
Antérieurement déjà et parallèlement à l'invitation de Léon XIII, étaient
apparus de nombreux philosophes catholiques qui, se rattachant à des courants de
pensée plus récents, avaient produit des œuvres philosophiques de grande
influence et de valeur durable, selon une méthodologie propre. Certains
conçurent des synthèses d'une qualité telle qu'elles n'ont rien à envier aux
grands systèmes de l'idéalisme ; d'autres, en outre, posèrent les fondements
épistémologiques pour une nouvelle approche de la foi à la lumière d'une
compréhension renouvelée de la conscience morale ; d'autres encore élaborèrent
une philosophie qui, partant de l'analyse de l'immanence, ouvrait le chemin vers
le transcendant; et d'autres, enfin, tentèrent de conjuguer les exigences de la
foi dans la perspective de la méthodologie phénoménologique. En réalité, selon
divers points de vue, on a continué à pratiquer des modèles de spéculation
philosophique qui entendaient maintenir vivante la grande tradition de la pensée
chrétienne dans l'unité de la foi et de la raison.
60. Pour sa
part, le Concile œcuménique Vatican II présente un enseignement très riche et
très fécond en ce qui concerne la philosophie. Je ne peux oublier, surtout dans
le contexte de cette Encyclique, qu'un chapitre entier de la Constitution
Gaudium et spes donne en quelque sorte un condensé d'anthropologie biblique,
source d'inspiration aussi pour la philosophie. Dans ces pages, il s'agit de la
valeur de la personne humaine, créée à l'image de Dieu ; on y montre sa dignité
et sa supériorité sur le reste de la création et on y fait apparaître la
capacité transcendante de sa raison
. Le
problème de l'athéisme est aussi abordé dans Gaudium et spes et les
erreurs de cette vision philosophique sont bien cernées, surtout face à
l'inaliénable dignité de la personne humaine et de sa liberté
.
L'expression culminante de ces pages revêt assurément une profonde signification
philosophique ; je l'ai reprise dans ma première encyclique Redemptor
hominis ; elle constitue un des points de référence constants de mon
enseignement : « En réalité, le mystère de l'homme ne s'éclaire vraiment que
dans le mystère du Verbe incarné. En effet, Adam, le premier homme, était la
figure de l'homme à venir, c'est-à-dire du Christ Seigneur. Nouvel Adam, le
Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste
pleinement l'homme à lui-même et lui dévoile sa plus haute vocation »
.
Le Concile s'est aussi
préoccupé de l'enseignement de la philosophie, à l'étude de laquelle doivent se
consacrer les candidats au sacerdoce ; ce sont des recommandations qui peuvent
s'étendre plus généralement à l'enseignement chrétien dans son ensemble. Le
Concile déclare : « Les disciplines philosophiques seront enseignées de telle
façon que les séminaristes soient amenés en premier lieu à acquérir une
connaissance solide et cohérente de l'homme, du monde et de Dieu, en s'appuyant
sur le patrimoine philosophique toujours valable, en tenant compte également des
recherches philosophiques plus récentes ».
Ces directives ont été à
plusieurs reprises réaffirmées et explicitées dans d'autres documents du
Magistère, dans le but de garantir une solide formation philosophique, surtout à
ceux qui se préparent aux études théologiques. Pour ma part, j'ai plusieurs fois
souligné l'importance de cette formation philosophique pour ceux qui devront un
jour, dans la vie pastorale, être affrontés aux réalités du monde contemporain
et saisir les causes de certains comportements pour y répondre aisément
.
61. Si, en
diverses circonstances, il a été nécessaire d'intervenir sur ce thème, en
réaffirmant aussi la valeur des intuitions du Docteur Angélique et en insistant
sur l'assimilation de sa pensée, cela a souvent été lié au fait que les
directives du Magistère n'ont pas toujours été observées avec la disponibilité
souhaitée. Dans beaucoup d'écoles catholiques, au cours des années qui suivirent
le Concile Vatican II, on a pu remarquer à ce sujet un certain étiolement dû à
une estime moindre, non seulement de la philosophie scolastique, mais plus
généralement de l'étude même de la philosophie. Avec étonnement et à regret, je
dois constater qu'un certain nombre de théologiens partagent ce désintérêt pour
l'étude de la philosophie.
Les raisons qui sont à
l'origine de cette désaffection sont diverses. En premier lieu, il faut prendre
en compte la défiance à l'égard de la raison que manifeste une grande partie de
la philosophie contemporaine, abandonnant largement la recherche métaphysique
sur les questions ultimes de l'homme, pour concentrer son attention sur des
problèmes particuliers et régionaux, parfois même purement formels. En outre, il
faut ajouter le malentendu qui est intervenu surtout par rapport aux « sciences
humaines ». Le Concile Vatican II a plus d'une fois rappelé la valeur positive
de la recherche scientifique en vue d'une connaissance plus profonde du mystère
de l'homme
.
L'invitation faite aux théologiens, afin qu'ils connaissent ces sciences et, en
l'occurrence, les appliquent correctement dans leurs recherches, ne doit pas,
néanmoins, être interprétée comme une autorisation implicite à tenir la
philosophie à l'écart ou à la remplacer dans la formation pastorale et dans la
præparatio fidei. On ne peut oublier enfin l'intérêt retrouvé pour
l'inculturation de la foi. De manière particulière, la vie des jeunes Églises a
permis de découvrir non seulement des formes élaborées de pensée, mais encore
l'existence d'expressions multiples de sagesse populaire. Cela constitue un réel
patrimoine de cultures et de traditions. Cependant, l'étude des usages
traditionnels doit aller de pair avec la recherche philosophique. Cette dernière
permettra de faire ressortir les traits positifs de la sagesse populaire, créant
les liens nécessaires entre eux et l'annonce de l'Évangile.
62. Je désire
rappeler avec force que l'étude de la philosophie revêt un caractère fondamental
et qu'on ne peut l'éliminer de la structure des études théologiques et de la
formation des candidats au sacerdoce. Ce n'est pas un hasard si le curriculum
des études théologiques est précédé par un temps au cours duquel il est
prévu de se consacrer spécialement à l'étude de la philosophie. Ce choix,
confirmé par le Concile du Latran V
,
s'enracine dans l'expérience qui a mûri durant le Moyen-Âge, lorsque a été mise
en évidence l'importance d'une construction harmonieuse entre le savoir
philosophique et le savoir théologique. Cette organisation des études a
influencé, facilité et stimulé, même si c'est de manière indirecte, une bonne
partie du développement de la philosophie moderne. On en a un exemple
significatif dans l'influence exercée par les Disputationes metaphysicæ
de Francisco Suárez, qui trouvaient leur place même dans les universités
luthériennes allemandes. À l'inverse, l'absence de cette méthodologie fut la
cause de graves carences dans la formation sacerdotale comme dans la recherche
théologique. Il suffit de penser, par exemple, au manque d'attention envers la
réflexion et la culture modernes, qui a conduit à se fermer à toute forme de
dialogue ou à l'acceptation indifférenciée de toute philosophie.
J'espère vivement que
ces difficultés seront dépassées par une formation philosophique et théologique
intelligente, qui ne doit jamais être absente dans l'Église.
63. En vertu
des motifs déjà exprimés, il m'a semblé urgent de rappeler par cette Encyclique
le grand intérêt que l'Église accorde à la philosophie; et plus encore le lien
profond qui unit le travail théologique à la recherche philosophique de la
vérité. De là découle le devoir qu'a le Magistère d'indiquer et de stimuler un
mode de pensée philosophique qui ne soit pas en dissonance avec la foi. Il
m'incombe de proposer certains principes et certains points de référence que je
considère comme nécessaires pour pouvoir instaurer une relation harmonieuse et
effective entre la théologie et la philosophie. À leur lumière, il sera possible
de préciser plus clairement les relations que la théologie doit entretenir avec
les divers systèmes ou assertions philosophiques proposés dans le monde actuel,
et de quel type de relations il s'agit.
64. La parole
de Dieu s'adresse à tout homme, en tout temps et sur toute la terre ; et l'homme
est naturellement philosophe. Pour sa part, la théologie, en tant qu'élaboration
réflexive et scientifique de l'intelligence de cette parole à la lumière de la
foi, ne peut pas s'abstenir d'entrer en relation avec les philosophies élaborées
effectivement tout au long de l'histoire, pour certains de ses développements
comme pour l'accomplissement de ses tâches spécifiques. Sans vouloir indiquer
aux théologiens des méthodologies particulières, ce qui ne revient pas au
Magistère, je désire plutôt évoquer certaines tâches propres à la théologie,
dans lesquelles le recours à la pensée philosophique s'impose en vertu de la
nature même de la Parole révélée.
65. La
théologie s'organise comme la science de la foi, à la lumière d'un double
principe méthodologique : l'auditus fidei et l'intellectus fidei.
Selon le premier principe, elle s'approprie le contenu de la Révélation de la
manière dont il s'est progressivement développé dans la sainte Tradition, dans
les saintes Écritures et dans le Magistère vivant de l'Église
. Par
le second, la théologie veut répondre aux exigences spécifiques de la pensée, en
recourant à la réflexion spéculative.
En ce qui concerne la
préparation à un auditus fidei correct, la philosophie apporte sa
contribution originale à la théologie lorsqu'elle considère la structure de la
connaissance et de la communication personnelle et, en particulier, les formes
et les fonctions variées du langage. Pour une compréhension plus cohérente de la
Tradition ecclésiale, des énoncés du Magistère et des sentences des grands
maîtres de la théologie, l'apport de la philosophie est tout aussi important :
ces différents éléments en effet s'expriment souvent avec des concepts et sous
des formes de pensée empruntés à une tradition philosophique déterminée. Dans ce
cas, le théologien doit non seulement exposer des concepts et des termes avec
lesquels l'Église pense et élabore son enseignement, mais, pour parvenir à des
interprétations correctes et cohérentes, il doit aussi connaître en profondeur
les systèmes philosophiques qui ont éventuellement influencé les notions et la
terminologie.
66. En ce qui
concerne l'intellectus fidei, on doit considérer avant tout que la vérité
divine, « qui nous est proposée dans les Écritures sainement comprises selon
l'enseignement de l'Église »
,
jouit d'une intelligibilité propre, avec une cohérence logique telle qu'elle se
propose comme un authentique savoir. L'intellectus fidei explicite cette
vérité, non seulement en saisissant les structures logiques et conceptuelles des
propositions sur lesquelles s'articule l'enseignement de l'Église, mais aussi,
et avant tout, en faisant apparaître la signification salvifique que de telles
propositions contiennent pour les personnes et pour l'humanité. À partir de
l'ensemble de ces propositions, le croyant parvient à la connaissance de
l'histoire du salut, qui culmine dans la personne de Jésus Christ et dans son
mystère pascal. Il participe à ce mystère par son assentiment de foi.
Pour sa part, la
théologie dogmatique doit être en mesure d'articuler le sens universel du
mystère de Dieu, Un et Trine, et de l'économie du salut, soit de manière
narrative, soit avant tout sous forme d'argumentation. Elle doit le faire à
travers des développements conceptuels, formulés de manière critique et
universellement communicables. Sans l'apport de la philosophie en effet, on ne
pourrait illustrer des thèmes théologiques comme, par exemple, le langage sur
Dieu, les relations personnelles à l'intérieur de la Trinité, l'action créatrice
de Dieu dans le monde, le rapport entre Dieu et l'homme, l'identité du Christ,
vrai Dieu et vrai homme. Les mêmes considérations valent pour divers thèmes de
la théologie morale, pour laquelle est immédiat le recours à des concepts comme
loi morale, conscience, liberté, responsabilité personnelle, faute, etc. ...,
qui se définissent au niveau de l'éthique philosophique.
Il est donc nécessaire
que la raison du croyant ait une connaissance naturelle, vraie et cohérente des
choses créées, du monde et de l'homme, qui sont aussi l'objet de la révélation
divine; plus encore, la raison doit être en mesure d'articuler cette
connaissance de manière conceptuelle et sous forme d'argumentation. Par
conséquent, la théologie dogmatique spéculative présuppose et implique une
philosophie de l'homme, du monde et plus radicalement de l'être, fondée sur la
vérité objective.
67. En vertu
de son caractère propre de discipline qui a pour tâche de rendre compte de la
foi (cf. 1 P 3, 15), la théologie fondamentale devra s'employer à
justifier et à expliciter la relation entre la foi et la réflexion
philosophique. Reprenant l'enseignement de saint Paul (cf. Rm 1, 19-20),
le Concile Vatican I avait déjà attiré l'attention sur le fait qu'il existe des
vérités naturellement et donc philosophiquement connaissables. Leur connaissance
constitue un présupposé nécessaire pour accueillir la révélation de Dieu. En
étudiant la Révélation et sa crédibilité conjointement à l'acte de foi
correspondant, la théologie fondamentale devra montrer comment, à la lumière de
la connaissance par la foi, apparaissent certaines vérités que la raison saisit
déjà dans sa démarche autonome de recherche. La Révélation confère à ces vérités
une plénitude de sens, en les orientant vers la richesse du mystère révélé, dans
lequel elles trouvent leur fin ultime. Il suffit de penser par exemple à la
connaissance naturelle de Dieu, à la possibilité de distinguer la révélation
divine d'autres phénomènes ou à la reconnaissance de sa crédibilité, à
l'aptitude du langage humain à exprimer de manière significative et vraie même
ce qui dépasse toute expérience humaine. À travers toutes ces vérités, l'esprit
est conduit à reconnaître l'existence d'une voie réellement propédeutique de la
foi, qui peut aboutir à l'accueil de la Révélation, sans s'opposer en rien à ses
principes propres et à son autonomie spécifique
.
De la même manière, la
théologie fondamentale devra démontrer la compatibilité profonde entre la foi et
son exigence essentielle de l'explicitation au moyen de la raison, en vue de
donner son propre assentiment en pleine liberté. Ainsi, la foi saura « montrer
en plénitude la voie à une raison qui recherche sincèrement la vérité. Ainsi, la
foi, don de Dieu, tout en ne se fondant pas sur la raison, ne peut certainement
pas se passer de cette dernière. En même temps, apparaît le besoin que la raison
se fortifie par la foi, afin de découvrir les horizons auxquels elle ne pourrait
parvenir d'elle-même »
.
68. La
théologie morale a peut-être un besoin encore plus grand de l'apport
philosophique. En effet, dans la Nouvelle Alliance, la vie humaine est beaucoup
moins réglée par des prescriptions que dans l'Ancienne Alliance. La vie dans
l'Esprit conduit les croyants à une liberté et à une responsabilité qui vont
au-delà de la Loi elle-même. L'Évangile et les écrits apostoliques proposent
cependant soit des principes généraux de conduite chrétienne, soit des
enseignements et des préceptes ponctuels. Pour les appliquer aux circonstances
particulières de la vie individuelle et sociale, le chrétien doit être en mesure
d'engager à fond sa conscience et la puissance de son raisonnement. En d'autres
termes, cela signifie que la théologie morale doit recourir à une conception
philosophique correcte tant de la nature humaine et de la société que des
principes généraux d'une décision éthique.
69. On peut
sans doute objecter que, dans la situation actuelle, plutôt qu'à la philosophie,
le théologien devrait recourir à d'autres formes de savoir humain, telles
l'histoire et surtout les sciences, dont tous admirent les récents et
extraordinaires développements. D'autres personnes, en fonction d'une
sensibilité croissante à la relation entre la foi et la culture, soutiennent que
la théologie devrait se tourner plus vers les sagesses traditionnelles que vers
une philosophie d'origine grecque et eurocentrique. D'autres encore, à partir
d'une conception erronée du pluralisme des cultures, vont jusqu'à nier la valeur
universelle du patrimoine philosophique accueilli par l'Église.
Les éléments
précédemment soulignés, déjà présentés d'ailleurs dans l'enseignement
conciliaire
,
contiennent une part de vérité. La référence aux sciences, utile dans de
nombreuses circonstances parce qu'elle permet une connaissance plus complète de
l'objet d'étude, ne doit cependant pas faire oublier la médiation nécessaire
d'une réflexion typiquement philosophique, critique et à visée universelle,
requise du reste par un échange fécond entre les cultures. Je tiens à souligner
le devoir de ne pas s'arrêter aux aspects singuliers et concrets, en négligeant
la tâche première qui consiste à manifester le caractère universel du contenu de
la foi. On ne doit pas oublier en outre que l'apport particulier de la pensée
philosophique permet de discerner, dans les diverses conceptions de la vie comme
dans les cultures, « non pas ce que les hommes pensent, mais quelle est la
vérité objective »
.
Ce ne sont pas les opinions humaines dans leur diversité qui peuvent être utiles
à la théologie, mais seulement la vérité.
70. Le thème
de la relation avec les cultures mérite ensuite une réflexion spécifique, même
si elle n'est pas nécessairement exhaustive, pour les implications qui en
découlent du point de vue philosophique et du point de vue théologique. Le
processus de rencontre et de confrontation avec les cultures est une expérience
que l'Église a vécue depuis les origines de la prédication de l'Évangile. Le
commandement du Christ à ses disciples d'aller en tous lieux, « jusqu'aux
extrémités de la terre » (Ac 1, 8), pour transmettre la vérité révélée
par lui, a mis la communauté chrétienne en état de vérifier très rapidement
l'universalité de l'annonce et les obstacles qui découlent de la diversité des
cultures. Un passage de la lettre de saint Paul aux chrétiens d'Éphèse donne un
bon éclairage pour comprendre comment la communauté primitive a abordé ce
problème.
L'Apôtre écrit : « Or
voici qu'à présent, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes
devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui
qui des deux peuples n'en a fait qu'un seul, détruisant la barrière qui les
séparait » (2, 13-14).
À la lumière de ce
texte, notre réflexion s'élargit à la transformation qui s'est produite chez les
Gentils, lorsqu'ils ont accédé à la foi. Devant la richesse du salut opéré par
le Christ, les barrières qui séparaient les diverses cultures tombent. La
promesse de Dieu dans le Christ devient maintenant un don universel : elle n'est
plus limitée à la particularité d'un peuple, de sa langue et de ses usages, mais
elle est étendue à tous, comme un patrimoine dans lequel chacun peut puiser
librement. Des divers lieux et des différentes traditions, tous sont appelés
dans le Christ à participer à l'unité de la famille des fils de Dieu. C'est le
Christ qui permet aux deux peuples de devenir « un ». Ceux qui étaient « les
lointains » deviennent « les proches », grâce à la nouveauté accomplie par le
mystère pascal. Jésus abat les murs de division et réalise l'unification de
manière originale et suprême, par la participation à son mystère. Cette unité
est tellement profonde que l'Église peut dire avec saint Paul : « Vous n'êtes
plus des étrangers ni des hôtes ; vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de
la maison de Dieu » (Ep 2, 19).
Par une mention aussi
simple, une grande vérité est décrite : la rencontre de la foi avec les
différentes cultures a donné naissance de fait à une nouvelle réalité.
Lorsqu'elles sont profondément enracinées dans l'humain, les cultures portent en
elles le témoignage de l'ouverture spécifique de l'homme à l'universel et à la
transcendance. Elles présentent toutefois des approches diverses de la vérité,
qui se révèlent d'une indubitable utilité pour l'homme, auquel elles donnent des
valeurs capables de rendre son existence toujours plus humaine
. Du
fait que les cultures se réfèrent aux valeurs des traditions antiques, elles
sont par elles-mêmes — sans doute de manière implicite, mais non pour autant
moins réelle — liées à la manifestation de Dieu dans la nature, comme on l'a vu
précédemment en parlant des textes sapientiaux et de l'enseignement de saint
Paul.
71. Étant en
relation étroite avec les hommes et avec leur histoire, les cultures partagent
les dynamismes mêmes selon lesquels le temps humain s'exprime. On enregistre par
conséquent des transformations et des progrès dus aux rencontres que les hommes
développent et aux échanges qu'ils réalisent réciproquement dans leurs modes de
vie. Les cultures se nourrissent de la communication des valeurs ; leur vitalité
et leur subsistance sont données par leur capacité de rester accueillantes à la
nouveauté. Quelle est l'explication de ces dynamismes ? Situé dans une culture,
tout homme dépend d'elle et influe sur elle. L'homme est à la fois fils et père
de la culture dans laquelle il est immergé. Dans chacune des expressions de sa
vie, il porte en lui quelque chose qui le caractérise au milieu de la création:
son ouverture constante au mystère et son désir inextinguible de connaissance.
Par conséquent, chaque culture porte imprimée en elle et laisse transparaître la
tension vers un accomplissement. On peut donc dire que la culture a en elle la
possibilité d'accueillir la révélation divine.
La manière dont les
chrétiens vivent leur foi est, elle aussi, imprégnée par la culture du milieu
ambiant et elle contribue, à son tour, à en modeler progressivement les
caractéristiques. À toute culture, les chrétiens apportent la vérité immuable de
Dieu, révélée par Lui dans l'histoire et dans la culture d'un peuple. Au long
des siècles, l'événement dont furent témoins les pèlerins présents à Jérusalem
au jour de la Pentecôte continue ainsi à se reproduire. Écoutant les Apôtres,
ils se demandaient : « Ces hommes qui parlent, ne sont-ils pas tous Galiléens ?
Comment se fait-il alors que chacun de nous les entende dans sa langue
maternelle ? Parthes, Mèdes et Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la
Judée et de la Cappadoce, des bords de la mer Noire, de la province d'Asie, de
la Phrygie, de la Pamphylie, de l'Égypte et de la Libye proche de Cyrène,
Romains résidant ici, Juifs de naissance et convertis, Crétois et Arabes, tous
nous les entendons proclamer dans nos langues les merveilles de Dieu » (Ac
2, 7-11). Tandis qu'elle exige des personnes destinataires l'adhésion de la
foi, l'annonce de l'Évangile dans les différentes cultures ne les empêche pas de
conserver une identité culturelle propre. Cela ne crée aucune division, parce
que le peuple des baptisés se distingue par une universalité qui sait accueillir
toute culture, favorisant le progrès de ce qui, en chacune d'elles, conduit
implicitement vers la pleine explication dans la vérité.
En conséquence, une
culture ne peut jamais devenir le critère de jugement et encore moins le critère
ultime de la vérité en ce qui concerne la révélation de Dieu. L'Évangile n'est
pas opposé à telle ou telle culture, comme si, lorsqu'il la rencontre, il
voulait la priver de ce qui lui appartient et l'obligeait à assumer des formes
extrinsèques qui ne lui sont pas conformes. À l'inverse, l'annonce que le
croyant porte dans le monde et dans les cultures est la forme réelle de la
libération par rapport à tout désordre introduit par le péché et, en même temps,
elle est un appel à la vérité tout entière. Dans cette rencontre, les cultures
non seulement ne sont privées de rien, mais elles sont même stimulées pour
s'ouvrir à la nouveauté de la vérité évangélique, pour en tirer une incitation à
se développer ultérieurement.
72. Le fait
que la mission évangélisatrice ait rencontré d'abord sur sa route la philosophie
grecque ne constitue en aucune manière une indication qui exclurait d'autres
approches. Aujourd'hui, à mesure que l'Évangile entre en contact avec des aires
culturelles restées jusqu'alors hors de portée du rayonnement du christianisme,
de nouvelles tâches s'ouvrent à l'inculturation. Des problèmes analogues à ceux
que l'Église dut affronter dans les premiers siècles se posent à notre
génération.
Ma pensée se tourne
spontanément vers les terres d'Orient, si riches de traditions religieuses et
philosophiques très anciennes. Parmi elles, l'Inde occupe une place
particulière. Un grand élan spirituel porte la pensée indienne vers la recherche
d'une expérience qui, libérant l'esprit des conditionnements du temps et de
l'espace, aurait valeur d'absolu. Dans le dynamisme de cette recherche de
libération, s'inscrivent de grands systèmes métaphysiques.
Aux chrétiens
d'aujourd'hui, avant tout à ceux de l'Inde, appartient la tâche de tirer de ce
riche patrimoine les éléments compatibles avec leur foi, en sorte qu'il en
résulte un enrichissement de la pensée chrétienne. Pour cette œuvre de
discernement qui trouve son inspiration dans la Déclaration conciliaire
Nostra ætate, les chrétiens tiendront compte d'un certain nombre de
critères. Le premier est celui de l'universalité de l'esprit humain, dont les
exigences fondamentales se retrouvent identiques dans les cultures les plus
diverses. Le second, qui découle du premier, consiste en ceci: quand l'Église
entre en contact avec les grandes cultures qu'elle n'a pas rencontrées
auparavant, elle ne peut pas laisser derrière elle ce qu'elle a acquis par son
inculturation dans la pensée gréco-latine. Refuser un tel héritage serait aller
contre le dessein providentiel de Dieu, qui conduit son Église au long des
routes du temps et de l'histoire. Du reste, ce critère vaut pour l'Église à
toute époque, et il en sera ainsi pour celle de demain qui se sentira enrichie
par les acquisitions réalisées par le rapprochement actuel avec les cultures
orientales et qui trouvera dans cet héritage des éléments nouveaux pour entrer
en dialogue de manière fructueuse avec les cultures que l'humanité saura faire
fleurir sur son chemin vers l'avenir. En troisième lieu, on se gardera de
confondre la légitime revendication de la spécificité et de l'originalité de la
pensée indienne avec l'idée qu'une tradition culturelle doive se refermer sur sa
différence et s'affermir par son opposition aux autres traditions, ce qui serait
contraire à la nature même de l'esprit humain.
Ce qui est dit ici pour
l'Inde vaut aussi pour l'héritage des grandes cultures de la Chine, du Japon et
des autres pays d'Asie, de même que pour certaines richesses des cultures
traditionnelles de l'Afrique, transmises surtout oralement.
73. À la
lumière de ces considérations, la relation qui doit opportunément s'instaurer
entre la théologie et la philosophie sera placée sous le signe de la
circularité. Pour la théologie, le point de départ et la source originelle
devront toujours être la parole de Dieu révélée dans l'histoire, tandis que
l'objectif final ne pourra être que l'intelligence de la parole, sans cesse
approfondie au fil des générations. D'autre part, puisque la parole de Dieu est
la Vérité (cf. Jn 17, 17), pour mieux comprendre cette parole, on ne peut
pas ne pas recourir à la recherche humaine de la vérité, à savoir la démarche
philosophique, développée dans le respect des lois qui lui sont propres. Cela ne
revient pas simplement à utiliser, dans le discours théologique, l'un ou l'autre
concept ou telle partie d'une structure philosophique ; il est essentiel que la
raison du croyant exerce ses capacités de réflexion dans la recherche du vrai à
l'intérieur d'un mouvement qui, partant de la parole de Dieu, s'efforce
d'arriver à mieux la comprendre. Par ailleurs, il est clair que, en se mouvant
entre ces deux pôles — la parole de Dieu et sa meilleure connaissance —, la
raison est comme avertie, et en quelque sorte guidée, afin d'éviter des sentiers
qui la conduiraient hors de la Vérité révélée et, en définitive, hors de la
vérité pure et simple; elle est même invitée à explorer des voies que, seule,
elle n'aurait même pas imaginé pouvoir parcourir. De cette relation de
circularité avec la parole de Dieu, la philosophie sort enrichie, parce que la
raison découvre des horizons nouveaux et insoupçonnés.
74. La
confirmation de la fécondité d'une telle relation est offerte par l'histoire
personnelle de grands théologiens chrétiens qui se révélèrent être aussi de
grands philosophes, car ils ont laissé des écrits d'une si haute valeur
spéculative que l'on peut à juste titre les placer aux côtés des maîtres de la
philosophie antique. Cela vaut pour les Pères de l'Église, parmi lesquels il
faut citer au moins les noms de saint Grégoire de Nazianze et de saint Augustin,
comme pour les Docteurs médiévaux, parmi lesquels ressort surtout la grande
triade saint Anselme, saint Bonaventure et saint Thomas d'Aquin. Le rapport
fécond entre la philosophie et la parole de Dieu se manifeste aussi dans la
recherche courageuse menée par des penseurs plus récents, parmi lesquels il me
plaît de mentionner, en Occident, des personnalités comme John Henry Newman,
Antonio Rosmini, Jacques Maritain, Étienne Gilson, Edith Stein et, en Orient,
des penseurs de la stature de Vladimir S. Soloviev, Pavel A. Florenski, Petr J.
Caadaev, Vladimir N. Lossky. Évidemment, en nommant ces auteurs, auprès desquels
d'autres pourraient être cités, je n'entends pas avaliser tous les aspects de
leur pensée, mais seulement donner des exemples significatifs d'une voie de
recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les
données de la foi. Une chose est certaine : l'attention accordée à l'itinéraire
spirituel de ces maîtres ne pourra que favoriser le progrès dans la recherche de
la vérité et dans la mise au service de l'homme des résultats obtenus. Il faut
espérer que cette grande tradition philosophico-théologique trouvera aujourd'hui
et à l'avenir des personnes qui la continueront et qui la cultiveront, pour le
bien de l'Église et de l'humanité.
75. Comme il
résulte de l'histoire des relations entre la foi et la philosophie, brièvement
rappelée précédemment, on peut distinguer diverses situations de la philosophie
par rapport à la foi chrétienne. La première est celle de la philosophie
totalement indépendante de la Révélation évangélique: c'est l'état de la
philosophie qui s'est historiquement concrétisé dans les périodes qui ont
précédé la naissance du Rédempteur et, par la suite, dans les régions non encore
touchées par l'Évangile. Dans cette situation, la philosophie manifeste une
légitime aspiration à être une démarche autonome, c'est-à-dire qui
procède selon ses lois propres, recourant aux seules forces de la raison. Tout
en tenant compte des sérieuses limites dues à la faiblesse native de la raison
humaine, il convient de soutenir et de renforcer cette aspiration. En effet,
l'engagement philosophique, qui est la recherche naturelle de la vérité, reste
au moins implicitement ouvert au surnaturel.
De plus, même lorsque le
discours théologique lui-même utilise des concepts et des arguments
philosophiques, l'exigence d'une correcte autonomie de la pensée doit être
respectée. L'argumentation développée selon des critères rationnels rigoureux
est, en effet, une garantie pour parvenir à des résultats universellement
valables. Ici se vérifie aussi le principe selon lequel la grâce ne détruit pas
mais perfectionne la nature: l'assentiment de foi, qui engage l'intelligence et
la volonté, ne détruit pas mais perfectionne le libre-arbitre de tout croyant
qui accueille en lui le donné révélé.
La théorie de la
philosophie appelée « séparée », adoptée par un certain nombre de philosophes
modernes, s'éloigne de manière évidente de cette exigence correcte. Plus que
l'affirmation de la juste autonomie de la démarche philosophique, elle constitue
la revendication d'une autosuffisance de la pensée, qui se révèle clairement
illégitime: refuser les apports de la vérité découlant de la révélation divine
signifie en effet s'interdire l'accès à une plus profonde connaissance de la
vérité, au détriment de la philosophie elle-même.
76. Une
deuxième situation de la philosophie est celle que beaucoup désignent par
l'expression philosophie chrétienne. La dénomination est de soi légitime,
mais elle ne doit pas être équivoque : on n'entend pas par là faire allusion à
une philosophie officielle de l'Église, puisque la foi n'est pas comme telle une
philosophie. Par cette appellation, on veut plutôt indiquer une démarche
philosophique chrétienne, une spéculation philosophique conçue en union étroite
avec la foi. Cela ne se réfère donc pas simplement à une philosophie élaborée
par des philosophes chrétiens qui, dans leur recherche, n'ont pas voulu
s'opposer à la foi. Parlant de philosophie chrétienne, on entend englober tous
les développements importants de la pensée philosophique qui n'auraient pu être
accomplis sans l'apport, direct ou indirect, de la foi chrétienne.
Il y a donc deux aspects
de la philosophie chrétienne : d'abord un aspect subjectif, qui consiste dans la
purification de la raison par la foi. En tant que vertu théologale, la foi
libère la raison de la présomption, tentation typique à laquelle les philosophes
sont facilement sujets. Déjà, saint Paul et les Pères de l'Église, et, plus
proches de nous, des philosophes comme Pascal et Kierkegaard, l'ont stigmatisée.
Par l'humilité, le philosophe acquiert aussi le courage d'affronter certaines
questions qu'il pourrait difficilement résoudre sans prendre en considération
les données reçues de la Révélation. Il suffit de penser par exemple aux
problèmes du mal et de la souffrance, à l'identité personnelle de Dieu et à la
question du sens de la vie ou, plus directement, à la question métaphysique
radicale : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? ».
Il y a ensuite l'aspect
objectif, concernant le contenu : la Révélation propose clairement certaines
vérités qui, bien que n'étant pas naturellement inaccessibles à la raison,
n'auraient peut-être jamais été découvertes par cette dernière, si elle avait
été laissée à elle-même. Dans cette perspective, se trouvent des thèmes comme
celui d'un Dieu personnel, libre et créateur, qui a eu une grande importance
pour le développement de la pensée philosophique et, en particulier, pour la
philosophie de l'être. À ce domaine appartient aussi la réalité du péché, telle
qu'elle apparaît à la lumière de la foi qui aide à poser philosophiquement de
manière adéquate le problème du mal. La conception de la personne comme être
spirituel est aussi une originalité particulière de la foi: l'annonce chrétienne
de la dignité, de l'égalité et de la liberté des hommes a certainement exercé
une influence sur la réflexion philosophique que les modernes ont menée. Plus
proche de nous, on peut mentionner la découverte de l'importance que revêt aussi
pour la philosophie l'événement historique central de la Révélation chrétienne.
Ce n'est pas par hasard qu'il est devenu l'axe d'une philosophie de l'histoire,
qui se présente comme un chapitre nouveau de la recherche humaine de la vérité.
Parmi les éléments
objectifs de la philosophie chrétienne, figure aussi la nécessité d'explorer la
rationalité de certaines vérités exprimées par les saintes Écritures, comme la
possibilité d'une vocation surnaturelle de l'homme et aussi le péché originel
lui-même. Ce sont des tâches qui incitent la raison à reconnaître qu'il y a du
vrai et du rationnel bien au-delà des strictes limites dans lesquelles la raison
serait tentée de s'enfermer. Ces thèmes élargissent de fait l'espace du
rationnel.
Dans leur spéculation
sur ces éléments, les philosophes ne sont pas devenus théologiens, dans la
mesure où ils n'ont pas cherché à comprendre et à expliciter les vérités de la
foi à partir de la Révélation. Ils ont continué à travailler sur leur propre
terrain, avec leur propre méthodologie purement rationnelle, mais en élargissant
leurs recherches à de nouveaux espaces du vrai. On peut dire que, sans
l'influence stimulante de la parole de Dieu, une bonne partie de la philosophie
moderne et contemporaine n'existerait pas. Le fait conserve toute sa pertinence,
même devant la constatation décevante de l'abandon de l'orthodoxie chrétienne de
la part d'un certain nombre de penseurs de ces derniers siècles.
77. Nous
trouvons une autre situation significative de la philosophie quand la
théologie elle-même fait appel à la philosophie. En réalité, la théologie a
toujours eu et continue à avoir besoin de l'apport philosophique. Étant une
œuvre de la raison critique à la lumière de la foi, le travail théologique
présuppose et exige dans toute sa recherche une raison éduquée et formée sur le
plan des concepts et des argumentations. En outre, la théologie a besoin de la
philosophie comme interlocutrice pour vérifier l'intelligibilité et la vérité
universelle de ses assertions. Ce n'est pas par hasard qu'il y eut des
philosophes non chrétiens auxquels les Pères de l'Église et les théologiens
médiévaux ont eu recours pour cette fonction explicative. Ce fait historique
souligne la valeur de l'autonomie que garde la philosophie même dans
cette troisième situation, mais, dans le même temps, cela montre les
transformations nécessaires et profondes qu'elle doit subir.
C'est précisément dans
le sens d'un apport indispensable et noble que la philosophie a été appelée,
depuis l'ère patristique, ancilla theologiæ. Le titre ne fut pas appliqué
pour indiquer une soumission servile ou un rôle purement fonctionnel de la
philosophie par rapport à la théologie. Il fut plutôt utilisé dans le sens où
Aristote parlait des sciences expérimentales qui sont les « servantes » de la
« philosophie première ». L'expression, aujourd'hui difficilement utilisable eu
égard aux principes d'autonomie qui viennent d'être mentionnés, a servi au cours
de l'histoire à montrer la nécessité du rapport entre les deux sciences et
l'impossibilité de leur séparation.
Si le théologien se
refusait à recourir à la philosophie, il risquerait de faire de la philosophie à
son insu et de se cantonner dans des structures de pensée peu appropriées à
l'intelligence de la foi. Pour sa part, le philosophe, s'il excluait tout
contact avec la théologie, croirait devoir s'approprier pour son propre compte
le contenu de la foi chrétienne, comme cela est arrivé pour certains philosophes
modernes. Dans un cas comme dans l'autre, apparaîtrait le danger de la
destruction des principes de base de l'autonomie que chaque science veut
justement voir préservés.
La situation de la
philosophie ici considérée, en vertu des implications qu'elle comporte pour
l'intelligence de la Révélation, se place plus directement, avec la théologie,
sous l'autorité du Magistère et de son discernement, comme je l'ai exposé
précédemment. Des vérités de la foi, en effet, découlent des exigences
déterminées que la philosophie doit respecter au moment où elle entre en
relation avec la théologie.
78. À la suite
de ces réflexions, on comprend facilement pourquoi le Magistère a loué maintes
fois les mérites de la pensée de saint Thomas et en a fait le guide et le modèle
des études théologiques. Ce à quoi on attachait de l'importance n'était pas de
prendre position sur des questions proprement philosophiques, ni d'imposer
l'adhésion à des thèses particulières. L'intention du Magistère était, et est
encore, de montrer que saint Thomas est un authentique modèle pour ceux qui
recherchent la vérité. En effet, l'exigence de la raison et la force de la foi
ont trouvé la synthèse la plus haute que la pensée ait jamais réalisée, dans la
réflexion de saint Thomas, par le fait qu'il a su défendre la radicale nouveauté
apportée par la Révélation sans jamais rabaisser la voie propre à la raison.
79.
Explicitant davantage le contenu du Magistère antérieur, j'entends dans cette
dernière partie montrer certaines exigences que la théologie — et même avant
tout la parole de Dieu — pose aujourd'hui à la pensée philosophique et aux
philosophies actuelles. Comme je l'ai déjà souligné, le philosophe doit procéder
selon des règles propres et se fonder sur ses propres principes; cependant la
vérité ne peut être qu'unique. La Révélation, avec son contenu, ne pourra jamais
rabaisser la raison dans ses découvertes et dans sa légitime autonomie; pour sa
part toutefois, la raison ne devra jamais perdre sa capacité de s'interroger et
de poser des questions, en ayant conscience de ne pas pouvoir s'ériger en valeur
absolue et exclusive. La vérité révélée, mettant l'être en pleine lumière à
partir de la splendeur qui provient de l'Être subsistant lui-même, éclairera le
chemin de la réflexion philosophique. En somme, la révélation chrétienne devient
le vrai point de rencontre et de confrontation entre la pensée philosophique et
la pensée théologique dans leurs relations réciproques. Il est donc souhaitable
que les théologiens et les philosophes se laissent guider par l'unique autorité
de la vérité, de manière à élaborer une philosophie en affinité avec la parole
de Dieu. Cette philosophie sera le terrain de rencontre entre les cultures et la
foi chrétienne, le lieu d'accord entre croyants et non-croyants. Ce sera une
aide pour que les chrétiens soient plus intimement convaincus que la profondeur
et l'authenticité de la foi sont favorisées quand cette dernière est reliée à
une pensée et qu'elle n'y renonce pas. Encore une fois, c'est la leçon des Pères
de l'Église qui nous guide dans cette conviction : « Même croire n'est pas autre
chose que penser en donnant son assentiment [...]. Quiconque croit pense, et en
croyant il pense et en pensant il croit [...]. Si elle n'est pas pensée, la foi
n'est rien »
.
Et encore : « Si l'on supprime l'assentiment, on supprime la foi, car sans
assentiment on ne croit pas du tout »
.
80. De manière
explicite ou implicite, la sainte Écriture comprend une série d'éléments qui
permettent de parvenir à une conception de l'homme et du monde d'une réelle
densité philosophique. Les chrétiens ont pris conscience progressivement de la
richesse de ces textes sacrés. Il en ressort que la réalité dont nous faisons
l'expérience n'est pas l'absolu: elle n'est pas incréée, elle ne s'engendre pas
non plus elle-même. Seul Dieu est l'Absolu. En outre, des pages de la Bible
ressort une conception de l'homme comme imago Dei, qui inclut des données
précises sur son être, sa liberté et l'immortalité de son esprit. Le monde créé
n'étant pas autosuffisant, toute illusion d'une autonomie qui ignorerait la
dépendance essentielle par rapport à Dieu de toute créature, y compris l'homme,
conduirait à des situations dramatiques qui annihileraient la recherche
rationnelle de l'harmonie et du sens de l'existence humaine.
Le problème du mal moral
— la forme la plus tragique du mal — est également abordé dans la Bible : elle
nous dit que le mal ne résulte pas de quelque déficience due à la matière, mais
qu'il est une blessure qui provient de ce qu'exprime de manière désordonnée la
liberté humaine. La parole de Dieu, enfin, met en évidence le problème du sens
de l'existence et donne sa réponse en orientant l'homme vers Jésus Christ, le
Verbe de Dieu incarné, qui accomplit en plénitude l'existence humaine. D'autres
aspects pourraient être explicités à partir de la lecture du texte sacré; en
tout cas, ce qui ressort, c'est le refus de toute forme de relativisme, de
matérialisme ou de panthéisme.
La conviction
fondamentale de cette « philosophie » contenue dans la Bible est que la vie
humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui
se réalise en Jésus Christ. Le mystère de l'Incarnation restera toujours le
centre par rapport auquel il faut se situer pour pouvoir comprendre l'énigme de
l'existence humaine, du monde créé et de Dieu lui-même. Dans ce mystère, la
philosophie doit relever des défis extrêmes, parce que la raison est appelée à
faire sienne une logique qui dépasse les barrières à l'intérieur desquelles elle
risque de s'enfermer elle-même. Mais c'est seulement par là que l'on arrive au
sommet du sens de l'existence. En effet, l'essence intime de Dieu et celle de
l'homme deviennent intelligibles : dans le mystère du Verbe incarné, la nature
divine et la nature humaine sont sauvegardées, chacune d'elles restant autonome;
en même temps est manifesté le lien unique de leur rapport réciproque sans
confusion
.
81. On doit
noter que l'un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la
« crise du sens ». Les points de vue sur la vie et sur le monde, souvent de
caractère scientifique, se sont tellement multipliés que, en fait, nous
assistons au développement du phénomène de la fragmentation du savoir. C'est
précisément cela qui rend difficile et souvent vaine la recherche d'un sens. Et
même — ce qui est encore plus dramatique —, dans cet enchevêtrement de données
et de faits où l'on vit et qui paraît constituer la trame même de l'existence,
plus d'un se demande si cela a encore un sens de s'interroger sur le sens. La
pluralité des théories qui se disputent la réponse, ou les différentes manières
de concevoir et d'interpréter le monde et la vie de l'homme, ne font qu'aiguiser
ce doute radical qui amène vite à sombrer dans le scepticisme, dans
l'indifférence ou dans les diverses formes de nihilisme.
La conséquence de tout
cela est que l'esprit humain est souvent envahi par une forme de pensée ambiguë
qui l'amène à s'enfermer encore plus en lui-même, dans les limites de sa propre
immanence, sans aucune référence au transcendant. Une philosophie qui ne
poserait pas la question du sens de l'existence courrait le grave risque de
réduire la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion
authentique pour la recherche de la vérité.
Pour être en harmonie
avec la parole de Dieu, il est avant tout nécessaire que la philosophie retrouve
sa dimension sapientielle de recherche du sens ultime et global de la
vie. Tout bien considéré, cette première exigence constitue un stimulant très
utile pour la philosophie, afin qu'elle se conforme à sa propre nature. De cette
manière, en effet, elle ne sera pas seulement l'instance critique déterminante
qui montre aux divers domaines du savoir scientifique leurs fondements et leurs
limites, mais elle se situera aussi comme l'instance dernière de l'unification
du savoir et de l'agir humain, les amenant à converger vers un but et un sens
derniers. Cette dimension sapientielle est d'autant plus indispensable
aujourd'hui que l'immense accroissement du pouvoir technique de l'humanité
demande une conscience vive et renouvelée des valeurs ultimes. Si ces moyens
techniques ne devaient pas être ordonnés à une fin non purement utilitariste,
ils pourraient vite manifester leur inhumanité et même se transformer en
potentiel destructeur du genre humain
.
La parole de Dieu révèle
la fin dernière de l'homme et donne un sens global à son agir dans le monde.
C'est pourquoi elle invite la philosophie à s'engager dans la recherche du
fondement naturel de ce sens, qui est l'aspiration religieuse constitutive de
toute personne. Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d'un sens
dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée.
82.
D'ailleurs, ce rôle sapientiel ne pourrait être rempli par une philosophie qui
ne serait pas elle-même un savoir authentique et vrai, c'est-à-dire qui se
limiterait aux aspects particuliers et relatifs du réel — qu'ils soient
fonctionnels, formels ou utilitaires —, mais ne traiterait pas aussi de sa
vérité totale et définitive, autrement dit de l'être même de l'objet de la
connaissance. Voici donc une deuxième exigence: s'assurer de la capacité de
l'homme de parvenir à la connaissance de la vérité, une connaissance qui
parvient à la vérité objective à partir de l'adæquatio rei et intellectus
sur laquelle s'appuient les Docteurs de la scolastique
. Cette
exigence, propre à la foi, a été explicitement réaffirmée par le Concile Vatican
II : « En effet, l'intelligence ne se limite pas aux seuls phénomènes, mais elle
est capable d'atteindre la réalité intelligible, avec une vraie certitude, même
si, par suite du péché, elle est en partie obscurcie et affaiblie »
.
Une philosophie
résolument phénoméniste ou relativiste se révélerait inadéquate pour aider à
approfondir la richesse contenue dans la parole de Dieu. La sainte Écriture, en
effet, présuppose toujours que l'homme, même s'il est coupable de duplicité et
de mensonge, est capable de connaître et de saisir la vérité limpide et simple.
Dans les Livres sacrés, et dans le Nouveau Testament en particulier, se trouvent
des textes et des affirmations de portée proprement ontologique. Les auteurs
inspirés, en effet, ont voulu formuler des affirmations vraies, c'est-à-dire
propres à exprimer la réalité objective. On ne peut dire que la tradition
catholique ait commis une erreur lorsqu'elle a compris certains textes de saint
Jean et de saint Paul comme des affirmations sur l'être même du Christ. La
théologie, quand elle s'efforce de comprendre et d'expliquer ces affirmations, a
donc besoin de l'apport d'une philosophie qui ne nie pas la possibilité d'une
connaissance qui soit objectivement vraie, tout en étant toujours perfectible.
Ce qui vient d'être dit vaut aussi pour les jugements de la conscience morale,
dont l'Écriture Sainte présuppose qu'ils peuvent être objectivement vrais
.
83. Les deux
exigences que l'on vient d'évoquer en comportent une troisième: la nécessité
d'une philosophie de portée authentiquement métaphysique, c'est-à-dire
apte à transcender les données empiriques pour parvenir, dans sa recherche de la
vérité, à quelque chose d'absolu, d'ultime et de fondateur. C'est là une
exigence implicite tant dans la connaissance de nature sapientielle que dans la
connaissance de nature analytique ; en particulier, cette exigence est propre à
la connaissance du bien moral, dont le fondement ultime est le souverain Bien,
Dieu lui-même. Mon intention n'est pas ici de parler de la métaphysique comme
d'une école précise ou d'un courant historique particulier. Je désire seulement
déclarer que la réalité et la vérité transcendent le factuel et l'empirique, et
je souhaite affirmer la capacité que possède l'homme de connaître cette
dimension transcendante et métaphysique d'une manière véridique et certaine,
même si elle est imparfaite et analogique. Dans ce sens, il ne faut pas
considérer la métaphysique comme un substitut de l'anthropologie, car c'est
précisément la métaphysique qui permet de fonder le concept de la dignité de la
personne en raison de sa condition spirituelle. En particulier, c'est par
excellence la personne même qui atteint l'être et, par conséquent, mène une
réflexion métaphysique.
Partout où l'homme
constate un appel à l'absolu et à la transcendance, il lui est donné d'entrevoir
la dimension métaphysique du réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs
morales, dans la personne d'autrui, dans l'être même, en Dieu. Un grand défi qui
se présente à nous au terme de ce millénaire est celui de savoir accomplir le
passage, aussi nécessaire qu'urgent, du phénomène au fondement. Il
n'est pas possible de s'arrêter à la seule expérience ; même quand celle-ci
exprime et rend manifeste l'intériorité de l'homme et sa spiritualité, il faut
que la réflexion spéculative atteigne la substance spirituelle et le fondement
sur lesquels elle repose. Une pensée philosophique qui refuserait toute
ouverture métaphysique serait donc radicalement inadéquate pour remplir une
fonction de médiation dans l'intelligence de la Révélation.
La parole de Dieu se
rapporte continuellement à ce qui dépasse l'expérience, et même la pensée de
l'homme; mais ce “mystère” ne pourrait pas être révélé, ni la théologie en
donner une certaine intelligence
, si
la connaissance humaine était rigoureusement limitée au monde de l'expérience
sensible. La métaphysique se présente donc comme une médiation privilégiée dans
la recherche théologique. Une théologie dépourvue de perspective métaphysique ne
pourrait aller au-delà de l'analyse de l'expérience religieuse, et elle ne
permettrait pas à l'intellectus fidei d'exprimer de manière cohérente la
valeur universelle et transcendante de la vérité révélée.
Si j'insiste tant sur la
composante métaphysique, c'est parce que je suis convaincu que c'est la voie
nécessaire pour surmonter la situation de crise qui s'étend actuellement dans de
larges secteurs de la philosophie et pour corriger ainsi certains comportements
déviants répandus dans notre société.
84.
L'importance de l'approche métaphysique devient encore plus évidente si l'on
considère le développement actuel des sciences herméneutiques et des différentes
analyses du langage. Les résultats obtenus par ces études peuvent être très
utiles pour l'intelligence de la foi, dans la mesure où ils rendent manifestes
la structure de notre pensée et de notre expression, ainsi que le sens véhiculé
par le langage. Mais il y a des spécialistes de ces sciences qui, dans leurs
recherches, tendent à s'en tenir à la manière dont on comprend et dont on dit la
réalité, en s'abstenant de vérifier les possibilités qu'a la raison d'en
découvrir l'essence. Comment ne pas voir dans cette attitude une confirmation de
la crise de confiance que traverse notre époque à l'égard des capacités de la
raison ? Et quand, à cause de postulats aprioristes, ces thèses tendent à
obscurcir le contenu de la foi ou à en dénier la validité universelle, non
seulement elles rabaissent la raison, mais elles se mettent d'elles-mêmes hors
jeu. En effet, la foi présuppose clairement que le langage humain est capable
d'exprimer de manière universelle — même si c'est en termes analogiques, mais
non moins significatifs pour autant — la réalité divine et transcendante
. S'il
n'en était pas ainsi, la parole de Dieu, qui est toujours une parole divine dans
un langage humain, ne serait capable de rien exprimer sur Dieu. L'interprétation
de cette parole ne peut pas nous renvoyer seulement d'une interprétation à une
autre, sans jamais nous permettre de parvenir à une affirmation simplement
vraie ; sans quoi, il n'y aurait pas de révélation de Dieu, mais seulement
l'expression de conceptions humaines sur Lui et sur ce que l'on suppose qu'Il
pense de nous.
85. Je sais
bien que ces exigences imposées à la philosophie par la parole de Dieu peuvent
sembler rigoureuses à beaucoup de ceux qui vivent la situation actuelle de la
recherche philosophique. C'est justement pour cela que, faisant mien ce que les
Souverains Pontifes ne cessent d'enseigner depuis plusieurs générations et que
le Concile Vatican II a lui-même redit, je désire exprimer avec force la
conviction que l'homme est capable de parvenir à une conception unifiée et
organique du savoir. C'est là l'une des tâches dont la pensée chrétienne devra
se charger au cours du prochain millénaire de l'ère chrétienne. La fragmentation
du savoir entrave l'unité intérieure de l'homme contemporain, parce qu'elle
entraîne une approche parcellaire de la vérité et que, par conséquent, elle
fragmente le sens. Comment l'Église pourrait-elle ne pas s'en inquiéter? Cette
tâche d'ordre sapientiel dévolue aux Pasteurs découle pour eux directement de
l'Évangile et ils ne peuvent se soustraire au devoir de l'accomplir.
Je considère que ceux
qui veulent répondre en philosophes aux exigences que la parole de Dieu présente
à la pensée humaine devraient construire leur discours en se fondant sur ces
postulats et se situer de manière cohérente en continuité avec la grande
tradition qui, commencée par les anciens, passe par les Pères de l'Église et les
maîtres de la scolastique, pour aller jusqu'à intégrer les acquis essentiels de
la pensée moderne et contemporaine. S'il sait puiser dans cette tradition et
s'en inspirer, le philosophe ne manquera pas de se montrer fidèle à l'exigence
d'autonomie de la pensée philosophique.
Dans ce sens, il est
tout à fait significatif que, dans le contexte d'aujourd'hui, certains
philosophes se fassent les promoteurs de la redécouverte du rôle déterminant de
la tradition pour un juste mode de connaissance. En effet, le recours à la
tradition n'est pas un simple rappel du passé ; il consiste plutôt à reconnaître
la validité d'un patrimoine culturel qui appartient à toute l'humanité. On
pourrait même dire que c'est nous qui relevons de la tradition et que nous ne
pouvons pas en disposer à notre guise. C'est bien le fait d'aller jusqu'aux
racines de la tradition qui nous permet d'exprimer aujourd'hui une pensée
originale, nouvelle et tournée vers l'avenir. Un tel rappel est encore plus
valable pour la théologie. Non seulement parce qu'elle a la Tradition vivante de
l'Église comme source originelle
, mais
aussi parce que, à cause de cela, elle doit être capable de retrouver la
tradition théologique profonde qui a jalonné les époques antérieures, de même
que la tradition constante de la philosophie qui, dans son authentique sagesse,
a su franchir les limites de l'espace et du temps.
86.
L'insistance sur la nécessité d'un rapport étroit de continuité entre la
réflexion philosophique contemporaine et celle qu'a élaborée la tradition
chrétienne tend à prévenir les risques inhérents à certains types de pensée
particulièrement répandus aujourd'hui. Même si c'est sommairement, il me paraît
opportun de m'arrêter à certaines de ces tendances afin de signaler leurs
erreurs et les dangers qu'elles présentent pour l'activité philosophique.
La première de ces
tendances est celle que l'on nomme éclectisme, terme par lequel on
désigne l'attitude de ceux qui, dans la recherche, dans l'enseignement et dans
la discussion, même théologique, ont l'habitude d'adopter différentes idées
empruntées à diverses philosophies, sans prêter attention ni à leur cohérence,
ni à leur appartenance à un système, ni à leur contexte historique. On se place
ainsi dans des conditions telles que l'on ne peut distinguer la part de vérité
d'une pensée de ce qu'elle peut comporter d'erroné ou d'inapproprié. On
rencontre aussi une forme extrême d'éclectisme dans l'usage rhétorique abusif de
termes philosophiques auquel certains théologiens se laissent parfois aller. Ce
genre d'exploitation ne contribue pas à la recherche de la vérité et ne prépare
pas la raison — théologique ou philosophique — à argumenter de manière sérieuse
et scientifique. L'étude rigoureuse et approfondie des doctrines philosophiques,
de leur langage propre et du contexte où elles ont été conçues aide à surmonter
les risques de l'éclectisme et permet de les intégrer de manière appropriée dans
l'argumentation théologique.
87.
L'éclectisme est une erreur de méthode, mais il pourrait aussi receler les
thèses de l'historicisme. Pour comprendre correctement une doctrine du
passé, il est nécessaire que celle-ci soit replacée dans son contexte historique
et culturel. La thèse fondamentale de l'historicisme, au contraire, consiste à
établir la vérité d'une philosophie à partir de son adéquation à une période
déterminée et à une tâche déterminée dans l'histoire. Ainsi on nie au moins
implicitement la validité pérenne du vrai. L'historiciste soutient que ce qui
était vrai à une époque peut ne plus l'être à une autre. En somme, il considère
l'histoire de la pensée comme pas grand-chose de plus que des vestiges
archéologiques auxquels on fait appel pour exposer des positions du passé
désormais en grande partie révolues et sans portée pour le présent. À l'inverse,
on doit tenir que, même si la formulation est dans une certaine mesure liée à
l'époque et à la culture, la vérité ou l'erreur qu'exprimaient ces dernières
peuvent en tout cas être reconnues et examinées comme telles, malgré la distance
spatio-temporelle.
Dans la réflexion
théologique, l'historicisme tend à se présenter tout au plus sous la forme du
« modernisme ». Avec la juste préoccupation de rendre le discours théologique
actuel et assimilable pour les contemporains, on ne recourt qu'aux assertions et
au langage philosophiques les plus récents, en négligeant les objections
critiques que l'on devrait éventuellement soulever à la lumière de la tradition.
Cette forme de modernisme, du fait qu'elle confond l'actualité avec la vérité,
se montre incapable de satisfaire aux exigences de vérité auxquelles la
théologie est appelée à répondre.
88. Le
scientisme est un autre danger qu'il faut prendre en considération. Cette
conception philosophique se refuse à admettre comme valables des formes de
connaissance différentes de celles qui sont le propre des sciences positives,
renvoyant au domaine de la pure imagination la connaissance religieuse et
théologique, aussi bien que le savoir éthique et esthétique. Antérieurement,
cette idée s'exprimait à travers le positivisme et le néo-positivisme, qui
considéraient comme dépourvues de sens les affirmations de caractère
métaphysique. La critique épistémologique a discrédité cette position, mais
voici qu'elle renaît sous les traits nouveaux du scientisme. Dans cette
perspective, les valeurs sont réduites à de simples produits de l'affectivité et
la notion d'être est écartée pour faire place à la pure et simple factualité. La
science s'apprête donc à dominer tous les aspects de l'existence humaine au
moyen du progrès technologique. Les succès indéniables de la recherche
scientifique et de la technologie contemporaines ont contribué à répandre la
mentalité scientiste, qui semble ne plus avoir de limites, étant donné la
manière dont elle a pénétré les différentes cultures et les changements radicaux
qu'elle y a apportés.
On doit malheureusement
constater que le scientisme considère comme relevant de l'irrationnel ou de
l'imaginaire ce qui touche à la question du sens de la vie. Dans ce courant de
pensée, on n'est pas moins déçu par son approche des grands problèmes de la
philosophie qui, lorsqu'ils ne sont pas ignorés, sont abordés par des analyses
appuyées sur des analogies superficielles et dépourvues de fondement rationnel.
Cela amène à appauvrir la réflexion humaine, en lui retirant la possibilité
d'aborder les problèmes de fond que l'animal rationale s'est constamment
posés depuis le début de son existence sur la terre. Dans cette perspective,
ayant écarté la critique motivée par une évaluation éthique, la mentalité
scientiste a réussi à faire accepter par beaucoup l'idée que ce qui est
techniquement réalisable devient par là même moralement acceptable.
89. Présentant
tout autant de dangers, le pragmatisme est l'attitude d'esprit de ceux
qui, en opérant leurs choix, excluent le recours à la réflexion théorétique ou à
des évaluations fondées sur des principes éthiques. Les conséquences pratiques
de cette manière de penser sont considérables. En particulier, on en vient à
défendre une conception de la démocratie qui ne prend pas en considération la
référence à des fondements d'ordre axiologique et donc immuables : c'est à
partir d'un vote de la majorité parlementaire que l'on décide du caractère
admissible ou non d'un comportement déterminé
. La
conséquence d'une telle manière de voir apparaît clairement: les grandes
décisions morales de l'homme sont en fait soumises aux délibérations peu à peu
prises par les organismes institutionnels. De plus, la même anthropologie est
largement dépendante du fait qu'elle propose une conception unidimensionnelle de
l'être humain, dont sont exclus les grands dilemmes éthiques et les analyses
existentielles sur le sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la
mort.
90. Les thèses
examinées jusqu'ici induisent, à leur tour, une conception plus générale qui
paraît constituer aujourd'hui la perspective commune de nombreuses philosophies
qui ont renoncé au sens de l'être. Je pense ici à la lecture nihiliste qui est à
la fois le refus de tout fondement et la négation de toute vérité objective. Le
nihilisme, avant même de s'opposer aux exigences et au contenu propres à
la parole de Dieu, est la négation de l'humanité de l'homme et de son identité
même. On ne peut oublier, en effet, que, lorsqu'on néglige la question de
l'être, cela amène inévitablement à perdre le contact avec la vérité objective
et, par suite, avec le fondement sur lequel repose la dignité de l'homme. On
ouvre ainsi la possibilité d'effacer du visage de l'homme les traits qui
manifestent sa ressemblance avec Dieu, pour l'amener progressivement à une
volonté de puissance destructrice ou au désespoir de la solitude. Une fois la
vérité retirée à l'homme, il est réellement illusoire de prétendre le rendre
libre. Vérité et liberté, en effet, vont de pair ou bien elles périssent
misérablement ensemble
.
91. En
commentant les courants de pensée que je viens d'évoquer, je n'avais pas
l'intention de présenter un tableau complet de la situation actuelle de la
philosophie : du reste, il serait difficile de la ramener à un panorama unifié.
Je tiens à souligner le fait que l'héritage du savoir et de la sagesse s'est
effectivement enrichi dans de nombreux domaines. Qu'il suffise de citer la
logique, la philosophie du langage, l'épistémologie, la philosophie de la
nature, l'anthropologie, l'analyse approfondie des modes affectifs de la
connaissance, l'approche existentielle de l'analyse de la liberté. D'autre part,
l'affirmation du principe d'immanence, qui est centrale pour la prétention
rationaliste, a suscité, à partir du siècle dernier, des réactions qui ont porté
à une remise en cause radicale de postulats considérés comme indiscutables.
Ainsi sont apparus des courants irrationalistes, tandis que la critique mettait
en évidence l'inanité de l'exigence d'autofondation absolue de la raison.
Certains penseurs ont
donné à notre époque le qualificatif de « post-modernité ». Ce terme,
fréquemment utilisé dans des contextes très différents les uns des autres,
désigne l'émergence d'un ensemble de facteurs nouveaux qui, par leur extension
et leur efficacité, se sont révélés capables de provoquer des changements
significatifs et durables. Ce terme a ainsi été employé d'abord au sujet de
phénomènes d'ordre esthétique, social ou technologique. Ensuite, il est passé
dans le domaine philosophique, mais il reste affecté d'une certaine ambiguïté,
parce que le jugement sur ce que l'on qualifie de « post-moderne » est
alternativement positif ou négatif, et aussi parce qu'il n'y a pas de consensus
sur le problème délicat de la délimitation des différentes époques de
l'histoire. Mais il ne fait pas de doute que les courants de pensée qui se
réclament de la post-modernité méritent d'être attentivement considérés. Selon
certains d'entre eux, en effet, le temps des certitudes serait irrémédiablement
révolu, l'homme devrait désormais apprendre à vivre dans une perspective
d'absence totale de sens, à l'enseigne du provisoire et de l'éphémère. De
nombreux auteurs, dans leur critique destructrice de toute certitude, ignorant
les distinctions nécessaires, contestent également les certitudes de la foi.
Ce nihilisme trouve en
quelque sorte sa confirmation dans l'expérience terrible du mal qui a marqué
notre époque. Devant le tragique de cette expérience, l'optimisme rationaliste
qui voyait dans l'histoire l'avancée victorieuse de la raison, source de bonheur
et de liberté, ne s'est pas maintenu, à tel point qu'une des plus graves menaces
de cette fin de siècle est la tentation du désespoir.
Il reste toutefois vrai
qu'une certaine mentalité positiviste continue à accréditer l'illusion que,
grâce aux conquêtes scientifiques et techniques, l'homme, en tant que démiurge,
peut parvenir seul à se rendre pleinement maître de son destin.
92. Aux
diverses époques de l'histoire, la théologie, dans sa fonction d'intelligence de
la Révélation, a toujours été amenée à recevoir les éléments des différentes
cultures pour y faire entrer, par sa médiation, le contenu de la foi selon une
conceptualisation cohérente. Aujourd'hui encore, une double tâche lui incombe.
En effet, d'une part, elle doit remplir la mission que le Concile Vatican II lui
a confiée en son temps : renouveler ses méthodes en vue de servir plus
efficacement l'évangélisation. Comment ne pas rappeler, dans cette perspective,
les paroles prononcées par le Souverain Pontife Jean XXIII à l'ouverture du
Concile ? Il dit alors : « Il faut que, répondant à la vive attente de tous ceux
qui aiment la religion chrétienne, catholique et apostolique, cette doctrine
soit plus largement et plus profondément connue, et que les esprits en soient
plus pleinement imprégnés et formés ; il faut que cette doctrine certaine et
immuable, que l'on doit suivre fidèlement, soit explorée et exposée de la
manière que demande notre époque »
.
D'autre part, la théologie doit porter son regard sur la vérité dernière qui lui
est confiée par la Révélation, sans se contenter de s'arrêter à des stades
intermédiaires. Il est bon pour le théologien de se rappeler que son travail
répond « au dynamisme présent dans la foi elle-même » et que l'objet propre de
sa recherche est « la Vérité, le Dieu vivant et son dessein de salut révélé en
Jésus Christ »
.
Ce devoir, qui revient en premier lieu à la théologie, implique en même temps la
philosophie. La somme des problèmes qui s'imposent aujourd'hui, en effet,
demande un travail commun, même s'il est conduit avec des méthodes différentes,
afin que la vérité soit de nouveau reconnue et exprimée. La Vérité, qui est le
Christ, s'impose comme une autorité universelle qui gouverne, stimule et fait
grandir (cf. Ep 4, 15) aussi bien la théologie que la philosophie.
Croire en la possibilité
de connaître une vérité universellement valable n'est pas du tout une source
d'intolérance ; au contraire, c'est la condition nécessaire pour un dialogue
sincère et authentique entre les personnes. C'est seulement à cette condition
qu'il est possible de surmonter les divisions et de parcourir ensemble le chemin
qui mène à la vérité tout entière, en suivant les sentiers que seul l'Esprit du
Seigneur ressuscité connaît
.
En fonction des tâches actuelles de la théologie, je désire maintenant montrer
comment l'exigence de l'unité se présente concrètement aujourd'hui.
93. L'objectif
principal de la théologie consiste à présenter l'intelligence de la
Révélation et le contenu de la foi. Mais c'est la contemplation du mystère
même de Dieu Un et Trine qui sera le véritable centre de sa réflexion. On n'y
accède qu'en réfléchissant sur le mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu : il
s'est fait homme et par la suite est allé au-devant de sa passion et de sa mort,
mystère qui aboutira à sa résurrection glorieuse et à son ascension à la droite
du Père, d'où il enverra l'Esprit de vérité pour établir et animer son Église.
Dans cette perspective, il apparaît que la première tâche de la théologie est
l'intelligence de la kénose de Dieu, vrai et grand mystère pour l'esprit
humain auquel il semble impossible de soutenir que la souffrance et la mort
puissent exprimer l'amour qui se donne sans rien demander en retour. De ce point
de vue, l'exigence primordiale et urgente qui s'impose est une analyse attentive
des textes : en premier lieu, des textes scripturaires, puis de ceux par
lesquels s'exprime la Tradition vivante de l'Église. À ce propos certains
problèmes se posent aujourd'hui, en partie seulement nouveaux, dont la solution
satisfaisante ne pourra être trouvée sans l'apport de la philosophie.
94. Un premier
élément problématique concerne le rapport entre le signifié et la vérité. Comme
tout autre texte, les sources qu'interprète le théologien transmettent d'abord
un signifié, qu'il faut saisir et exposer. Or ce signifié se présente comme la
vérité sur Dieu, communiquée par Dieu lui-même à travers le texte sacré. Ainsi,
dans le langage humain, prend corps le langage de Dieu, qui communique sa vérité
avec la « condescendance » admirable qui est conforme à la logique de
l'Incarnation
.
En interprétant les sources de la Révélation, il est donc nécessaire que la
théologie se demande quelle est la vérité profonde et authentique que les textes
entendent communiquer, compte tenu des limites du langage.
En ce qui concerne les
textes bibliques, et les Évangiles en particulier, leur vérité ne se réduit
assurément pas au récit d'événements purement historiques ou à la révélation de
faits neutres, comme le voudrait le positivisme historiciste
. Au
contraire, ces textes exposent des événements dont la vérité se situe au-delà du
simple fait historique: elle se trouve dans leur signification dans et
pour l'histoire du salut. Cette vérité reçoit sa pleine explicitation dans
la lecture que l'Église poursuit au long des siècles, en gardant immuable le
sens originel. Il est donc urgent que l'on s'interroge également du point de vue
philosophique sur le rapport qui existe entre le fait et sa signification,
rapport qui constitue le sens spécifique de l'histoire.
95. La parole
de Dieu ne s'adresse pas qu'à un seul peuple ou à une seule époque. De même, les
énoncés dogmatiques, tout en dépendant parfois de la culture de la période où
ils ont été adoptés, formulent une vérité stable et définitive. Il faut alors se
demander comment on peut concilier l'absolu et l'universalité de la vérité avec
l'inéluctable conditionnement historique et culturel des formules qui
l'expriment. Comme je l'ai dit plus haut, les thèses de l'historicisme ne sont
pas défendables. Par contre, l'application d'une herméneutique ouverte aux
exigences de la métaphysique est susceptible de montrer comment, à partir des
circonstances historiques et contingentes dans lesquelles les textes ont été
conçus, s'opère le passage à la vérité qu'ils expriment, vérité qui va au-delà
de ces conditionnements.
Par son langage
historique et situé, l'homme peut exprimer des vérités qui transcendent
l'événement linguistique. La vérité ne peut en effet jamais être circonscrite
dans le temps et dans la culture ; elle est connue dans l'histoire, mais elle
dépasse l'histoire elle-même.
96. Cette
considération permet d'entrevoir la solution d'un autre problème, celui de la
validité durable du langage conceptuel utilisé dans les définitions
conciliaires. Mon vénéré prédécesseur Pie XII avait déjà abordé la question dans
son encyclique Humani generis
.
Réfléchir à cette
question n'est pas facile, parce que l'on doit tenir compte sérieusement du sens
que les mots prennent dans les différentes cultures et les différentes époques.
L'histoire de la pensée montre en tout cas que, à travers l'évolution et la
diversité des cultures, certains concepts de base gardent leur valeur cognitive
universelle et, par conséquent, la vérité des propositions qu'ils expriment
.
S'il n'en était pas ainsi, la philosophie et les sciences ne pourraient
communiquer entre elles, et elles ne pourraient pas être reçues dans des
cultures différentes de celles dans lesquelles elles ont été pensées et
élaborées. Le problème herméneutique existe donc, mais il est soluble. La valeur
réaliste de nombreux concepts n'exclut pas d'autre part que leur signification
soit souvent imparfaite. La spéculation philosophique pourrait être d'un grand
secours dans ce domaine. Il est donc souhaitable qu'elle s'engage
particulièrement à approfondir le rapport entre le langage conceptuel et la
vérité, et qu'elle propose des manières adéquates de comprendre correctement ce
rapport.
97. Si
l'interprétation des sources est une fonction importante de la théologie, la
compréhension de la vérité révélée, ou l'élaboration de l'intellectus
fidei, est ensuite pour elle une des tâches les plus délicates et les plus
exigeantes. Comme il a déjà été dit, l'intellectus fidei suppose l'apport
d'une philosophie de l'être qui permette avant tout à la théologie dogmatique
de jouer pleinement son rôle. Le pragmatisme dogmatique du début de ce
siècle, selon lequel les vérités de la foi ne seraient que des règles de
conduite, a déjà été réfuté et rejeté
;
malgré cela, la tentation demeure toujours de comprendre ces vérités de manière
uniquement fonctionnelle. Si tel était le cas, on en resterait à une démarche
inappropriée, réductrice et dépourvue de la vigueur spéculative nécessaire. Par
exemple, une christologie qui procéderait unilatéralement « d'en bas », comme on
dit aujourd'hui, ou une ecclésiologie élaborée uniquement sur le modèle des
sociétés civiles pourraient difficilement échapper à ce genre de réductionnisme.
Si l'intellectus
fidei veut intégrer toute la richesse de la tradition théologique, il doit
recourir à la philosophie de l'être. Cette dernière devra être capable de
reprendre le problème de l'être en fonction des exigences et des apports de
toute la tradition philosophique, y compris de la plus récente, en évitant de
tomber dans la répétition stérile de schémas dépassés. La philosophie de l'être,
dans le cadre de la tradition métaphysique chrétienne, est une philosophie
dynamique, qui voit la réalité dans ses structures ontologiques, causales et
relationnelles. Elle trouve sa force et sa pérennité dans le fait qu'elle se
fonde sur l'acte même de l'être, qui permet une ouverture pleine et globale à
toute la réalité, en dépassant toutes les limites jusqu'à parvenir à Celui qui
mène toute chose à son accomplissement
. Dans
la théologie, qui tient ses principes de la Révélation en tant que source
nouvelle de connaissance, cette perspective se trouve confirmée en vertu du
rapport étroit qui relie la foi et la rationalité métaphysique.
98. Des
considérations analogues peuvent être faites également par rapport à la
théologie morale. Il est urgent de revenir aussi à la philosophie dans le
champ d'intelligence de la foi qui concerne l'agir des croyants. Devant les
défis contemporains dans les domaines social, économique, politique et
scientifique, la conscience éthique de l'homme est désorientée. Dans
l'encyclique Veritatis splendor, j'ai fait remarquer que beaucoup de
problèmes qui se posent dans le monde actuel découlent d'une « crise au sujet de
la vérité [...]. Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au bien
connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle
aussi, inévitablement modifiée: la conscience n'est plus considérée dans sa
réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne,
qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une
situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite
choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience
individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de
manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une
éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa vérité,
différente de la vérité des autres »
.
Dans toute l'encyclique,
j'ai clairement souligné le rôle fondamental de la vérité dans le domaine de la
morale. Cette vérité, en ce qui concerne la plupart des problèmes éthiques les
plus urgents, demande que la théologie morale mène une réflexion approfondie et
sache faire ressortir que ses racines sont dans la parole de Dieu. Pour pouvoir
remplir cette mission, la théologie morale doit recourir à une éthique
philosophique portant sur la vérité du bien, et donc à une éthique ni
subjectiviste ni utilitariste. L'éthique que l'on attend implique et présuppose
une anthropologie philosophique et une métaphysique du bien. En s'appuyant sur
cette vision unitaire, nécessairement liée à la sainteté chrétienne et à la
pratique des vertus humaines et surnaturelles, la théologie morale sera en
mesure d'aborder d'une manière plus appropriée et plus efficace les différents
problèmes de sa compétence, tels que la paix, la justice sociale, la famille, la
défense de la vie et de l'environnement naturel.
99. L'œuvre
théologique de l'Église est d'abord au service de l'annonce de la foi et de la
catéchèse
.
L'annonce ou kérygme appelle à la conversion, en proposant la vérité du Christ
qui culmine en son Mystère pascal: en effet, il n'est possible de connaître la
plénitude de la vérité qui sauve que dans le Christ (cf. Ac 4, 12 ; 1
Tm 2, 4-6).
Dans ce contexte, on
comprend bien pourquoi, à côté de la théologie, la mention de la catéchèse
a de l'importance : en effet, cette dernière a des implications
philosophiques qu'il convient d'approfondir à la lumière de la foi.
L'enseignement donné par la catéchèse a une influence dans la formation de la
personne. La catéchèse, qui est aussi la communication d'un langage, doit
présenter la doctrine de l'Église dans son intégralité
, en
montrant ses rapports avec la vie des croyants
. On
parvient ainsi à unir de manière spécifique l'enseignement et la vie, ce qu'il
est impossible de réaliser autrement. Ce que communique la catéchèse, en effet,
ce n'est pas un corps de vérités conceptuelles, mais le mystère du Dieu vivant
.
La réflexion
philosophique peut beaucoup contribuer à la clarification des rapports entre la
vérité et la vie, entre l'événement et la vérité doctrinale, et surtout la
relation entre la vérité transcendante et le langage humainement intelligible
.
Les échanges qui se créent entre disciplines théologiques et les résultats
obtenus par différents courants philosophiques peuvent donc se révéler d'une
réelle fécondité en vue de communiquer la foi et de la comprendre de manière
plus approfondie.
100. Plus de
cent ans après la publication de l'encyclique Æterni Patris de Léon XIII,
à laquelle je me suis référé à plusieurs reprises dans ces pages, il m'a semblé
qu'il convenait de reprendre à nouveau, et de manière plus systématique,
l'exposé des rapports entre la foi et la philosophie. Il est évident que la
pensée philosophique a une grande importance dans le développement des cultures
et dans l'orientation des comportements personnels et sociaux. Elle exerce aussi
une forte influence, que l'on ne reconnaît pas toujours explicitement, sur la
théologie et ses différentes disciplines. Pour ces motifs, j'ai considéré qu'il
était juste et nécessaire de souligner la valeur qu'a la philosophie pour
l'intelligence de la foi et les limites qu'elle rencontre lorsqu'elle oublie ou
rejette les vérités de la Révélation. L'Église demeure en effet profondément
convaincue que la foi et la raison « s'aident mutuellement »
,
exerçant l'une à l'égard de l'autre une fonction de crible purificateur ou bien
de stimulant pour avancer dans la recherche et l'approfondissement.
101. Si nous
portons notre regard sur l'histoire de la pensée, surtout en Occident, il est
facile de découvrir la richesse de ce qu'ont produit pour le progrès de
l'humanité la rencontre entre la philosophie et la théologie et la communication
de leurs conquêtes respectives. La théologie, qui a reçu en partage une
ouverture et une spécificité qui lui permettent d'exister comme science de la
foi, a certainement incité la raison à rester ouverte à la nouveauté radicale
que porte en elle la révélation de Dieu. Et cela a indubitablement été à
l'avantage de la philosophie, qui a vu se déployer ainsi de nouvelles
perspectives de significations inédites que la raison est appelée à approfondir.
C'est précisément en
fonction de cette constatation que, de même que j'ai redit le devoir pour la
théologie de reprendre son rapport authentique avec la philosophie, je crois
devoir insister sur la convenance pour la philosophie de retrouver sa relation
avec la théologie, en vue du bien et du progrès de la pensée. La philosophie
trouvera dans la théologie non pas une réflexion individuelle qui, même si elle
est profonde et riche, comporte toujours les limites de perspectives
caractéristiques de la pensée d'une seule personne, mais la richesse d'une
réflexion commune. La théologie, dans sa recherche de la vérité, est en effet
soutenue, de par sa nature même, par son caractère d'ecclésialité
et
par la tradition du peuple de Dieu, grâce à son riche foisonnement de savoirs et
de cultures dans l'unité de la foi.
102. Par une
telle insistance sur l'importance et sur les véritables dimensions de la pensée
philosophique, l'Église promeut à la fois la défense de la dignité de l'homme et
l'annonce du message évangélique. Pour accomplir ces tâches, il n'y a pas en
effet de préparation plus urgente aujourd'hui que celle-ci: conduire les hommes
à la découverte de leur capacité de connaître la vérité
et de
leur désir d'aller vers le sens ultime et définitif de l'existence. Dans la
perspective de ces profondes exigences, inscrites par Dieu dans la nature
humaine, le sens humain et humanisant de la parole de Dieu paraît encore plus
clair. Grâce à la médiation d'une philosophie devenue une vraie sagesse, l'homme
contemporain parviendra ainsi à reconnaître qu'il sera d'autant plus homme qu'il
s'ouvrira davantage au Christ, en mettant sa confiance dans l'Évangile.
103. En outre,
la philosophie est comme le miroir dans lequel se reflète la culture des
peuples. Une philosophie qui, sous l'impulsion des exigences de la théologie,
évolue en harmonie avec la foi fait partie de l’« évangélisation de la culture »
que Paul VI a indiquée comme l'un des objectifs fondamentaux de l'évangélisation
.
Tandis que je ne me lasse pas de proclamer l'urgence d'une nouvelle
évangélisation, je fais appel aux philosophes pour qu'ils sachent
approfondir les dimensions du vrai, du bon et du beau, auxquelles donne accès la
parole de Dieu. Cela devient plus urgent lorsque l'on considère les défis que le
nouveau millénaire semble lancer et qui touchent particulièrement les régions et
les cultures d'ancienne tradition chrétienne. Cette préoccupation doit aussi
être considérée comme un apport fondamental et original sur la route de la
nouvelle évangélisation.
104. La pensée
philosophique est souvent l'unique terrain d'entente et de dialogue avec ceux
qui ne partagent pas notre foi. Le mouvement philosophique contemporain requiert
l'engagement résolu et compétent de philosophes croyants capables de reconnaître
les aspirations, les ouvertures et les problématiques de ce moment de
l'histoire. Par une argumentation fondée sur la raison et se conformant à ses
règles, le philosophe chrétien, tout en étant toujours guidé par le supplément
d'intelligence que lui donne la parole de Dieu, peut développer un raisonnement
qui sera compréhensible et judicieux même pour ceux qui ne saisissent pas encore
la pleine vérité que manifeste la Révélation divine. Ce terrain d'entente et de
dialogue est aujourd'hui d'autant plus important que les problèmes qui se posent
avec le plus d'urgence à l'humanité — que l'on pense aux problèmes de
l'écologie, de la paix ou de la cohabitation des races et des cultures — peuvent
être résolus grâce à une franche et honnête collaboration des chrétiens avec les
fidèles d'autres religions et avec les personnes qui, tout en ne partageant pas
une conviction religieuse, ont à cœur le renouveau de l'humanité. Le Concile
Vatican II l'a affirmé : « Le désir d'un tel dialogue, qui soit conduit par le
seul amour de la vérité, étant sauve de toute façon la prudence qui convient,
n'exclut personne, pour ce qui est de nous, ni ceux qui tiennent en honneur les
biens élevés de l'âme humaine, mais qui n'en reconnaissent pas encore l'auteur,
ni ceux qui s'opposent à l'Église et la persécutent de diverses manières »
.
Une philosophie dans laquelle se reflète quelque chose de la vérité du Christ,
réponse unique et définitive aux problèmes de l'homme
, sera
un appui efficace pour l'éthique véritable et en même temps planétaire dont a
besoin l'humanité aujourd'hui.
105. Je tiens à
conclure cette Encyclique en m'adressant encore une fois surtout aux
théologiens, afin qu'ils accordent une attention particulière aux
implications philosophiques de la parole de Dieu et qu'ils mènent une réflexion
qui fasse ressortir la densité spéculative et pratique de la science
théologique. Je voudrais les remercier de leur service ecclésial. Le lien intime
entre la sagesse théologique et le savoir philosophique est une des richesses
les plus originales de la tradition chrétienne pour l'approfondissement de la
vérité révélée. C'est pourquoi j'exhorte les théologiens à reprendre et à mettre
en valeur le mieux possible la dimension métaphysique de la vérité afin d'entrer
ainsi dans un dialogue critique et exigeant avec la pensée philosophique
contemporaine comme avec toute la tradition philosophique, qu'elle soit en
accord ou en opposition avec la parole de Dieu. Qu'ils aient toujours présente à
l'esprit la consigne d'un grand maître de la pensée et de la spiritualité, saint
Bonaventure, qui, en introduisant le lecteur à son Itinerarium mentis in Deum,
l'invitait « à ne pas croire qu'on peut se satisfaire de la lecture sans
componction, de la spéculation sans dévotion, de la recherche sans admiration,
de la prudence sans exultation, de l'activité sans piété, de la science sans
charité, de l'intelligence sans humilité, de l'étude séparée de la grâce divine,
de la réflexion séparée de la sagesse inspirée par Dieu »
.
Ma pensée se tourne
aussi vers ceux qui portent la responsabilité de la formation sacerdotale,
académique et pastorale, afin qu'ils assurent avec une particulière attention la
formation philosophique de ceux qui auront à annoncer l'Évangile aux hommes
d'aujourd'hui et, plus encore, de ceux qui devront se consacrer à l'enseignement
de la théologie et à la recherche. Qu'ils s'efforcent de conduire leur travail à
la lumière des prescriptions du Concile Vatican II
et
des dispositions prises par la suite, qui mettent en relief le devoir urgent et
nécessaire pour tous de contribuer à une communication authentique et profonde
des vérités de la foi. Que l'on n'oublie pas que c'est une grave responsabilité
d'assurer la formation préalable et adéquate du corps de professeurs destinés à
l'enseignement de la philosophie dans les séminaires et dans les facultés
ecclésiastiques
.
Il est indispensable que cette formation comporte une préparation scientifique
appropriée, qu'elle soit conçue de manière systématique en présentant le grand
patrimoine de la tradition chrétienne, et qu'elle soit conduite avec le
discernement qui convient devant les besoins actuels de l'Église et du monde.
106. Mon appel
s'adresse également aux philosophes et à ceux qui enseignent la
philosophie, afin qu'ils aient le courage de retrouver, dans le sillage
d'une tradition philosophique constante et valable, les qualités de sagesse
authentique et de vérité, y compris métaphysique, de la pensée philosophique.
Qu'ils se laissent interpeller par les exigences qui découlent de la parole de
Dieu et qu'ils aient la force de conduire leur discours rationnel et leur
argumentation en fonction de cette interpellation. Qu'ils soient toujours tendus
vers la vérité et attentifs au bien que contient le vrai. Ils pourront ainsi
formuler l'éthique authentique dont l'humanité a un urgent besoin,
particulièrement en ces années. L'Église suit avec attention et avec sympathie
leurs recherches; par conséquent, qu'ils soient assurés du respect qu'elle garde
pour la légitime autonomie de leur science. Je voudrais encourager en
particulier les croyants qui travaillent dans le domaine de la philosophie, afin
qu'ils éclairent les divers champs de l'activité humaine par l'exercice d'une
raison qui se fait d'autant plus sûre et perspicace qu'elle reçoit le soutien de
la foi.
Je ne peux pas manquer
non plus, enfin, de me tourner vers les scientifiques qui, par leurs
recherches, nous apportent une connaissance croissante de l'univers dans son
ensemble et de la diversité incroyablement riche de ses composantes animées et
inanimées, avec leurs structures atomiques et moléculaires complexes. Sur le
chemin parcouru, spécialement en ce siècle, ils ont franchi des étapes qui ne
cessent de nous impressionner. En exprimant mon admiration et mes encouragements
aux valeureux pionniers de la recherche scientifique, auxquels l'humanité doit
une si grande part de son développement actuel, je ressens le devoir de les
exhorter à poursuivre leurs efforts en demeurant toujours dans la perspective
sapientielle, dans laquelle les acquis scientifiques et technologiques
s'associent aux valeurs philosophiques et éthiques qui sont des manifestations
spécifiques et essentielles de la personne humaine. Le scientifique a bien
conscience que « la quête de la vérité, même si elle concerne la réalité finie
du monde ou de l'homme, est sans fin, mais renvoie toujours à quelque chose de
plus élevé que l'objet d'étude immédiat, vers des questions qui donnent accès au
Mystère »
.
107. À tous,
je demande de considérer dans toute sa profondeur l'homme, que le Christ a sauvé
par le mystère de son amour, sa recherche constante de la vérité et du sens.
Divers systèmes philosophiques, faisant illusion, l'ont convaincu qu'il est le
maître absolu de lui-même, qu'il peut décider de manière autonome de son destin
et de son avenir en ne se fiant qu'à lui-même et à ses propres forces. La
grandeur de l'homme ne pourra jamais être celle-là. Pour son accomplissement
personnel, seule sera déterminante la décision d'entrer dans la vérité, en
construisant sa demeure à l'ombre de la Sagesse et en l'habitant. C'est
seulement dans cette perspective de vérité qu'il parviendra au plein exercice de
sa liberté et de sa vocation à l'amour et à la connaissance de Dieu, suprême
accomplissement de lui-même.
108. Ma dernière
pensée va à Celle que la prière de l'Église invoque comme Trône de la Sagesse.
Sa vie même est une véritable parabole qui peut rayonner sa lumière sur la
réflexion que j'ai faite. On peut en effet entrevoir une harmonie profonde entre
la vocation de la bienheureuse Vierge et celle de la philosophie authentique. De
même que la Vierge fut appelée à offrir toute son humanité et toute sa féminité
afin que le Verbe de Dieu puisse prendre chair et se faire l'un de nous, de même
la philosophie est appelée à exercer son œuvre rationnelle et critique afin que
la théologie soit une intelligence féconde et efficace de la foi. Et comme
Marie, dans l'assentiment donné à l'annonce de Gabriel, ne perdit rien de son
humanité et de sa liberté authentiques, ainsi la pensée philosophique, en
recevant l'appel qui lui vient de la vérité de l'Évangile, ne perd rien de son
autonomie, mais se voit portée dans toute sa recherche à son plus haut
accomplissement. Cette vérité, les saints moines de l'antiquité chrétienne
l'avaient bien comprise, quand ils appelaient Marie « la table intellectuelle de
la foi »
.
Ils voyaient en elle l'image cohérente de la vraie philosophie et ils étaient
convaincus qu'ils devaient philosophari in Maria.
Puisse le Trône de la
Sagesse être le refuge sûr de ceux qui font de leur vie une recherche de la
sagesse! Puisse la route de la sagesse, fin ultime et authentique de tout
véritable savoir, être libre de tout obstacle, grâce à l'intercession de Celle
qui, engendrant la Vérité et la conservant dans son cœur, l'a donnée en partage
à toute l'humanité pour toujours !
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 14 septembre 1998, fête de la Croix glorieuse, en la vingtième
année de mon Pontificat.


|