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Aux Patriarches, Primats, Archevêques,
Évêques et autres ordinaires en paix et en communion avec le Siège Apostolique
Vénérables Frères, Salut et Bénédiction
Apostolique
C'est vraiment pour Nous, Vénérables
Frères, un heureux anniversaire que celui de cet homme illustre et incomparable
le Pontife Grégoire premier du nom, dont Nous allons célébrer pour la treizième
fois depuis sa mort les fêtes séculaires. Ce n'est pas d'ailleurs, pensons-Nous,
sans un dessein tout particulier de la divine Providence, qui tue et vivifie ...
abaisse et élève , que, au milieu des soucis sans nombre de Notre ministère
apostolique, au milieu de tant d'angoisses qu'apportent à Notre âme les
nombreuses et accablantes préoccupations du gouvernement de l’Église
universelle, parmi les pressantes sollicitudes que Nous impose le désir de Nous
acquitter au mieux de nos devoirs envers vous, Vénérables Frères, qui partagez
Notre apostolat, et envers tous les fidèles confiés à Nos soins, Nous ayons, dès
l'aurore de Notre souverain pontificat, à tourner Nos regards vers ce saint et
illustre prédécesseur, la gloire et l'honneur de l’Église. Notre âme, en effet,
s'élève à une immense confiance dans le patronage puissant qu'il exerce auprès
de Dieu, et se réconforte au souvenir des enseignements de son sublime
magistère, et des œuvres saintes qu'il réalisa. Si, par la force de ses
doctrines et la fécondité de ses vertus, il laissa dans l'Église une empreinte
si vaste, si profonde et si durable que, à bon droit, ses contemporains, et la
postérité après eux, lui décernèrent le titre de Grand, après tant de siècles,
il mérite encore de nos jours l'éloge gravé sur son tombeau : Ses bienfaits sans
nombre le font vivre toujours et partout , il ne se peut point qu'avec le
secours de la grâce divine, et autant que le permet l'humaine faiblesse, les
imitateurs de ces admirables vertus ne parviennent à s'acquitter dignement des
devoirs de leur charge.
A peine est-il besoin de rappeler ce que
les monuments de l'histoire ont rendu de notoriété générale. Lorsque Grégoire
fut investi du souverain pontificat, la perturbation des affaires publiques
était à son comble. L'antique civilisation était anéantie, et, de tous côtés,
les barbares envahissaient les provinces de l'empire romain en ruines. L'Italie,
en particulier, délaissée par les empereurs de Byzance, était devenue, en
quelque sorte, la proie des Lombards qui, n'ayant pas encore d'établissement
définitif, rôdaient partout, dévastaient les pays par le fer et le feu, et
semaient sur leurs pas le carnage et la désolation. Rome elle-même, menacée au
dehors par les ennemis, au dedans par la peste, les inondations et la famine, en
était venue à une telle extrémité qu'elle n'avait même plus le moyen de pourvoir
au salut de ses citoyens et des multitudes accourues dans son enceinte. On y
voyait des gens de tout sexe, de toute condition, des évêques, des prêtres,
chargés des vases sacrés soustraits au pillage, des moines et d'innocentes
épouses du Christ, que la fuite avait dérobés au glaive de l'ennemi et aux
violences infâmes de gens sans aveu.
L'église de Rome, Grégoire lui-même
l'appelle un vieux vaisseau désemparé ... qui fait eau de toutes parts, et dont
la coque vermoulue, battue par les fureurs de tempêtes quotidiennes, annonce le
naufrage . Mais le pilote que la main de Dieu avait suscité était habile. Placé
au gouvernail, il réussit, en dépit des ouragans furieux, non seulement à
aborder au port, mais encore à mettre son navire à l'abri des tempêtes à venir.
Il est merveilleux de constater ce qu'il
réalisa durant un gouvernement d'un peu plus de treize ans. Il fut le
restaurateur de toute la vie chrétienne, ranimant la piété parmi les fidèles, la
règle dans les monastères, la discipline dans le clergé, la sollicitude
pastorale des Pontifes sacrés. C'était bien le chef plein de sagesse de la
famille du Christ . Il défendit et augmenta le patrimoine de l’Église et, selon
les besoins de chacun, pourvut libéralement et sans compter aux nécessités du
peuple appauvri, de la société chrétienne et des églises particulières. Vrai
consul de Dieu il étendit bien au delà des murs de Rome la féconde activité de
sa volonté, et la consacra tout entière au bien de la société civile. Il résista
courageusement aux injustes prétentions des empereurs de Byzance, brisa l'audace
des exarques et des officiers impériaux, et sut imposer un frein à leur sordide
cupidité, car il s'était fait le champion public de la justice sociale. Il
adoucit les instincts farouches des Lombards, et ne craignit pas d'aller
jusqu'aux portes de Rome à la rencontre d'Agilulfe pour le dissuader d'assiéger
la ville, comme avait fait le pape saint Léon le Grand avec Attila. Il ne cessa
ni ses prières, ni ses douces persuasions, ni l'habileté de son action, jusqu'à
ce qu'il vit cette terrible nation s'apaiser enfin et s'organiser sous une forme
de gouvernement plus équitable, et même se soumettre à la foi catholique, grâce
surtout à la pieuse reine Théodelinde, sa fille en Jésus-Christ.
Voilà pourquoi Grégoire s'est acquis à
bon droit le titre de sauveur et de libérateur de l'Italie, c'est-à-dire de
cette terre qu'il appelle lui-même si suavement sienne . Grâce à son zèle
pastoral jamais en relâche, l'Italie et l'Afrique se purgent des restes de
l'erreur ; les affaires de l’Église des Gaules se rétablissent; la conversion
commencée des Wisigoths d'Espagne se développe, et l'illustre nation des
Bretons, perdue dans un coin du monde et rivée jusque-là au culte perfide du
bois et de la pierre , embrasse, elle aussi, la vraie foi du Christ. A la
nouvelle d'une acquisition si précieuse, Grégoire se sent l'âme déborder de
joie, tel un père qui étreint sur son cœur un fils bien-aimé ... Mais ces
bienfaits reçus, il les rapporte tous au Sauveur Jésus. C'est pour l'amour de
lui, dit-il lui-même, que nous sommes allés chercher en Bretagne des frères
ignorés. C'est par sa grâce que nous avons trouvé ceux que nous cherchions sans
les connaître . Et ce peuple s'est montré reconnaissant envers le saint Pontife,
jusqu'à l'appeler : notre Maître, notre Apôtre, notre Pape, notre Grégoire, et
se considérer comme le sceau de son apostolat. Telle enfin fut son action si
féconde et si salutaire que le souvenir de ses travaux s'est gravé profondément
dans le cœur de la postérité, de ces générations du moyen âge surtout, tout
imprégnées de son esprit, qui, pour ainsi dire, se nourrissaient de sa parole et
conformaient leur vie et leurs mœurs à ses exemples. C'était l'époque heureuse
où la civilisation chrétienne succédait dans l'univers à la civilisation
romaine, épuisée par le cours des siècles et tombée sans retour.
Ce changement, c'est l'œuvre de la
droite du Très-Haut Et, il est permis de l'affirmer, Grégoire lui-même était
persuadé que seule la main de Dieu avait accompli de tels prodiges. Voici en
quels termes il parle au saint moine Augustin de la conversion de l'Angleterre,
paroles, certes, qui s'appliquent également à tous les autres actes de son
ministère apostolique. « De qui est cette œuvre, dit-il, sinon de celui qui a
dit : Mon Père agit toujours, et moi j'agis aussi ... de Celui qui, pour montrer
que la conversion du monde n'est pas l'œuvre de la sagesse humaine, mais celle
de sa seule puissance, a choisi des prédicateurs illettrés?... Et il n'a pas
autrement agi quand il a daigné se servir d'intermédiaires si faibles pour
opérer des œuvres si puissantes parmi les Anglais. » . Sans doute, Nous
n'ignorons pas ce que l'humilité du Pontife lui cachait sur ses mérites : et son
expérience dans les affaires, et son habileté à conduire à terme ses
entreprises, et l'admirable prudence avec laquelle il ordonnait toute chose, sa
vigilance empressée, son zèle toujours en éveil. Mais il est notoire aussi qu'il
n'a pas agi, à la manière des grands de ce monde, par la force et la puissance,
lui qui, élevé à ce faîte sublime de la dignité pontificale, a voulu le premier
être appelé le serviteur des serviteurs de Dieu. Il ne s'est pas frayé la route
avec la seule science profane ou les paroles persuasives d'une sagesse tout
humaine , ni avec les calculs de la politique civile, ni avec les savantes
combinaisons de réforme sociale longuement élaborées, ni enfin, ce qui est une
merveille, avec un vaste programme d'action apostolique bien conçu et arrêté
d'avance dans toutes ses phases. Nous savons, au contraire, que, absorbé dans la
pensée de la fin imminente du monde, il croyait qu'il ne lui restait que peu de
temps pour réaliser de longs travaux. D'une constitution frêle et délicate,
affligé de longues maladies, souvent dangereuses pour sa vie, il jouissait
pourtant d'une incroyable force d'âme à laquelle sa foi vive dans la parole
infaillible et les divines promesses du Christ fournissait toujours un aliment
nouveau. Inébranlable aussi était sa foi dans la vertu communiquée par Dieu à
l’Église, et qui devait l'aider à remplir dignement sa sainte mission sur la
terre.
Aussi le but unique de toute sa vie, tel
que nous le révèlent ses paroles et ses actes, ce fut d'entretenir dans son
propre cœur, et de susciter dans les autres, cette foi et cette confiance, et,
jusqu'à son dernier jour, de faire tout le bien que les circonstances lui
permettaient.
De là, chez cet homme de Dieu, la
volonté résolue de faire servir au salut commun les surabondantes ressources des
dons divins dont le Seigneur avait enrichi son Église, tels sont : la vérité
certaine entre toutes de la doctrine révélée ; sa prédication efficace à travers
le monde entier; les sacrements qui ont la vertu de produire ou d'accroître en
nous la vie de l'âme ; enfin la grâce de la prière au nom du Christ, gage assuré
de la protection céleste.
Le souvenir de toutes ces choses,
Vénérables Frères, Nous réconforte merveilleusement. Car, lorsque du haut des
murs du Vatican Nos regards parcourent le monde, Nous ne pouvons Nous défendre
d'une crainte semblable à celle de Grégoire, et peut-être est-elle plus grande,
tant s'accumulent les tempêtes qui nous assaillent, tant sont nombreuses les
phalanges aguerries des ennemis qui Nous pressent, tant aussi Nous sommes
dépourvu de tout secours humain, de façon que Nous n'avons ni le moyen de les
réprimer, ni celui de résister à leurs attaques. Pourtant, en songeant au sol
que Nous foulons et sur lequel est établi ce Siège pontifical, Nous Nous sentons
en pleine sécurité dans la citadelle de la sainte Église. Qui ne sait, en effet,
écrivait Grégoire à Euloge, évêque d'Alexandrie, que la sainte Église est
fermement établie sur le fondement solide du Prince des Apôtres, qui porte dans
son nom même la fermeté de son âme, car c'est de sa comparaison avec la pierre
qu'il reçut le nom de Pierre . Jamais, dans la suite des âges, la force divine
n'a fait défaut à l’Église ! Jamais les promesses du Christ ne trompèrent son
attente ; elles demeurent ce qu'elles étaient quand elles stimulèrent le courage
de Grégoire, elles Nous semblent même consolidées davantage encore par l'épreuve
de tant de siècles et les vicissitudes de tant d'événements.
Les royaumes et les empires se sont
écroulés ; des peuples, que la gloire de leur nom autant que leur civilisation
avait rendus célèbres, ont disparu. On voit des nations comme accablées de
vétusté se désagréger elles-mêmes. L’Église, elle, est immortelle de sa nature ;
jamais le lien qui l'unit à son céleste Époux ne doit se rompre, et dès lors la
caducité ne peut l'atteindre ; elle demeure florissante de jeunesse, toujours
débordante de cette force avec laquelle elle s'élança du cœur transpercé du
Christ mort sur la croix. Les puissants de la terre se sont levés contre elle,
ils se sont évanouis, elle demeure ! Les maîtres de la sagesse ont, dans leur
orgueil, imaginé une variété infinie de systèmes qui devaient, pensaient-ils,
battre en brèche l'enseignement de l’Église, ruiner les dogmes de sa foi,
démontrer l'absurdité de son magistère... Mais l'histoire nous montre ces
systèmes abandonnés à l'oubli, ruinés de fond en comble. Et, pendant ce temps,
du haut de la citadelle de Pierre, la vraie lumière resplendit de tout l'éclat
que lui communiqua le Christ dès l'origine et qu'il alimente par cette divine
sentence : Ciel et terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas .
Fort de cette foi, inébranlablement
établi sur cette pierre, Nous embrassons du regard de Notre âme, et les lourdes
obligations de cette sainte primauté et tout à la fois les forces divinement
répandues dans Nos cœurs, et paisiblement Nous attendons que se taisent les voix
de ceux qui proclament à grand bruit que l’Église catholique a fait son temps,
que ses doctrines se sont écroulées sans retour, qu'elle en sera réduite bientôt
ou à se conformer aux données d'une science et d'une civilisation sans Dieu, ou
bien à se retirer de la société des hommes. En attendant, est-il de Notre devoir
de rappeler à tous, grands et petits, comme autrefois le fit le saint Pontife
Grégoire, la nécessité absolue où nous sommes de recourir à cette Église pour
faire notre salut éternel, pour obtenir la paix et même la prospérité dans cette
vie terrestre.
C'est pourquoi, pour Nous servir des
paroles du saint Pontife, dirigez les pas de votre âme, ainsi que vous avez
commencé, sur la fermeté de cette pierre: sur elle, vous le savez, notre
Rédempteur a fondé l’Église à travers le monde entier, de sorte que les cœurs
sincères réglant sur elle leur marche ne trébuchent pas dans les chemins
détournés .
Seule, la charité de l’Église et l'union
avec elle rapproche les choses divisées, met de l'ordre dans ce qui est confus,
associe ce qui est inégal, achève ce qui est imparfait . Qu'on s'en souvienne
bien : Nul ne peut régir comme il faut les choses de la terre, s'il n'a appris à
s'exercer dans celles de Dieu : et la paix de l’État dépend de la paix de
l’Église universelle . De là, l'extrême nécessité d'une concorde parfaite entre
l’Église et le pouvoir séculier qui, selon la volonté de la divine Providence,
doivent se prêter un mutuel concours. C'est pour cela, en effet, que la
puissance... sur tous les hommes est donnée d'en haut, afin que ceux qui
recherchent le bien y soient aidés, que la voie des cieux s'ouvre plus large, et
que le royaume de la terre serve le royaume du ciel .
De ces principes découlait pour Grégoire
cette force invincible que, Dieu aidant, Nous tâcherons d'imiter, Nous proposant
de veiller de toutes manières au maintien et à la défense des droits ainsi que
des privilèges dont le Pontificat romain est le gardien et le vengeur devant
Dieu et devant les hommes. Aussi le même Grégoire écrit-il aux patriarches
d'Alexandrie et d'Antioche au sujet des droits de l’Église universelle :
Nous devons montrer même par notre mort
qu'au milieu du désastre général nous n'avons à cœur aucun intérêt personnel .
Et à l'empereur Maurice : Celui qui, par
l'enflure d'une vaine gloire, lève la tête contre le Seigneur tout-puissant et
contre les décrets des Pères — le Seigneur tout-puissant m'en donne la
confiance, — celui-là ne fera pas courber la mienne devant lui, même par le
glaive .Et au diacre Savinien : Je suis prêt à mourir plutôt que de voir
dégénérer en mes jours l’Église du bienheureux apôtre, Pierre. Mes habitudes
vous sont bien connues : je patiente longtemps; mais, quand une bonne fois j'ai
résolu de ne plus patienter, je m'en vais avec joie à l'encontre de tous les
périls .
Tels étaient les principaux avis que
donnait le pontife Grégoire, et qu'écoutaient avec attention ceux à qui ils
étaient transmis. Aussi les princes comme les peuples y prêtaient une oreille
attentive: le monde regagnait le chemin du vrai salut et marchait à grands pas
vers une civilisation, d'autant plus noble et plus féconde pour le bon usage de
la raison et la conduite des mœurs, qu'elle était appuyée sur des fondements
plus fermes, tirant toute sa force de la doctrine révélée par Dieu, et des
préceptes de l'évangile.
Mais, à cette époque, les peuples, bien
que rudes et incultes, sans aucune teinture de lettres, avaient soif de la vie:
mais nul ne pouvait la leur donner sinon le Christ par l’Église : Je suis venu
pour qu'ils aient la vie, et qu'ils l'aient en abondance . A la vérité, ils ont
eu la vie, et débordante. Car si nulle autre vie ne peut venir de l'Église que
la vie surnaturelle, celle-ci contient en elle et développe les énergies vitales
même de l'ordre naturel. Si sainte est la racine, saints sont les rameaux ;
ainsi parlait Paul à une nation païenne,... pour toi, qui étais un olivier
sauvage, tu as été enté sur eux, et fait l'associé de la racine et de la
fécondité de l'olivier .
Notre siècle jouit de la lumière de la civilisation
chrétienne à un degré tel qu'on ne saurait lui comparer l'époque de Grégoire ;
il semble pourtant prendre en dégoût cette vie, où il faut puiser en grande
partie, souvent même uniquement, comme à leur source, tant de biens non plus
seulement passés, mais encore présents. Et non seulement il se détache du tronc
ainsi qu'un rameau inutile — comme il arriva jadis quand des erreurs et des
discordes se firent jour, — mais encore il s'attaque à la racine la plus
profonde de l'arbre, c'est-à-dire à l’Église, et s'efforce d'en dessécher le suc
vital afin que l'arbre tombe plus sûrement pour ne pousser désormais aucun
germe.
Cette erreur moderne, la plus grande de toutes, et d'où
découlent les autres, est cause que nous avons à déplorer la perte éternelle du
salut de tant d'hommes et de si nombreux dommages apportés à la religion ; nous
en connaissons même beaucoup d'autres qui sont imminents si le médecin n'y porte
la main.
On nie en effet qu'il y ait rien au-dessus de la nature ;
l'existence d'un Dieu créateur de tout, et dont la Providence régit l'univers ;
la possibilité des miracles. Ces principes une fois supprimés, les fondements de
la religion en sont forcément ébranlés. On attaque même les arguments qui
démontrent l'existence de Dieu, et, avec une témérité incroyable, à l'encontre
des premiers jugements de la raison, on rejette cette force invincible de
raisonnement qui des effets conclut à leur cause, c'est-à-dire à Dieu et à ses
attributs, que ne restreint aucune limite, car depuis la création du monde,
l'intelligence contemple à travers les œuvres de Dieu ses perfections
invisibles. On y voit aussi sa puissance éternelle et sa divinité . De là, il
s'ouvre une voie facile à d'autres erreurs monstrueuses, aussi contraires à la
droite raison que pernicieuses aux bonnes mœurs.
En effet, la négation gratuite du principe surnaturel qui se
pare du faux nom de science devient le postulat d'une critique également fausse
. Toutes les vérités qui ont quelque rapport avec l'ordre surnaturel, qu'elles
le constituent ou qu'elles lui soient annexes, qu'elles le supposent ou qu'enfin
elles ne puissent être expliquées en grande partie que par lui, tout cela est,
rayé des pages de l'histoire, sans le moindre examen préalable. Telles sont la
Divinité de Jésus-Christ, son Incarnation par l'œuvre du Saint-Esprit, sa
Résurrection d'entre les morts opérée par sa propre vertu, enfin tous les autres
points de notre foi. Une fois engagée dans cette fausse direction, la science
critique ne se laisse plus arrêter par aucune loi ; tout ce qui ne sourit pas à
ses desseins, ou qu'elle estime être contraire à ses démonstrations, tout cela
est biffé des Livres Saints. L'ordre surnaturel enlevé, il est en effet
nécessaire de refaire sur une base bien différente l'histoire des origines de
l’Église. Dans ce but, les fauteurs de nouveautés retournent les textes anciens
au gré de leur caprice, et les tiraillent, moins pour avoir le sens des auteurs
que pour les ranger à leur dessein.
Ce grand appareil scientifique, et cette force spécieuse
d'argumentation en séduit beaucoup; si bien que la foi se perd ou s'affaiblit
gravement. Il en est d'autres qui, restant fermes dans leur foi, s'emportent
contre la méthode critique comme si elle devait tout ruiner : mais celle-ci, à
la vérité, n'est pas elle-même en faute, et, légitimement employée, elle
facilite très heureusement les recherches. Cependant, ni les uns ni les autres
ne font attention à ce qu'ils présument et posent en principe, c'est-à-dire
cette science faussement appelée, qui est leur point de départ, et qui les
conduit nécessairement à de fausses conclusions. Il est de rigueur qu'un faux
principe en philosophie corrompe tout le reste. Ces erreurs ne pourront donc
jamais être suffisamment écartées si l'on ne change de tactique, c'est-à-dire si
les égarés ne sortent des retranchements où ils se croient à l'abri pour revenir
au champ légitime de la philosophie, dont l'abandon fut le principe de leurs
erreurs.
Il Nous coûte de retourner contre ces hommes à l'esprit
délié, et qui passent pour habiles, les mots de Paul reprenant ceux qui ne
savent pas s'élever des choses de la terre à celles qui échappent à la portée du
regard : Ils se sont évanouis dans leurs pensées ; leur cœur insensé s'est
obscurci, car, en se disant sages, ils sont devenus fous . Fou, en effet, doit
être appelé quiconque gaspille les forces de son esprit à bâtir sur le sable.
Non moins déplorables sont les ruines qui résultent de cette
négation pour les mœurs des hommes et la vie de la société civile : car, si l'on
supprime la croyance qu'au-dessus de la nature visible il soit quelque chose de
divin, il ne reste plus rien pour réprimer l'ardeur des convoitises même les
plus honteuses, et les âmes qui s'y livrent sont emportées à tous les désordres.
C'est pourquoi Dieu les a livrés aux désirs de leur cœur et à l'impureté, de
sorte qu'ils accablent eux-mêmes d'outrages leur propre corps .
Pour vous, Vénérables Frères, vous ne l'ignorez pas, de
toutes parts déborde le flot des mauvaises mœurs, et le pouvoir civil sera
impuissant à le contenir, s'il ne cherche un refuge dans les secours de l'ordre
élevé dont nous avons parlé.
Quant à guérir les autres maladies, l'autorité humaine ne le
pourra pas davantage si l'on oublie ou met en doute que tout pouvoir vient de
Dieu. Car alors il n'y aura plus qu'un frein, la force, pour gouverner toutes
choses. Mais cette force ne saurait être constamment en exercice et n'est pas
toujours dans la main: ce qui fait que le peuple est travaillé par un malaise
secret, prend tout en dégoût, proclame son bon plaisir comme le seul droit dans
ses actions, ourdit des séditions, prépare à l’État des révolutions très
agitées, et confond tous les droits : ceux de Dieu et ceux des hommes. Dieu
étant retranché, plus de respect aux lois de la cité ni même aux institutions
les plus nécessaires : la justice est méprisée, la liberté naturelle qui est de
droit est elle-même opprimée ; on en vient à dissoudre le lien de la famille, le
premier et le plus solide fondement de la société civile. Il arrive ainsi qu'en
ces temps hostiles au Christ on ne puisse appliquer que difficilement les
remèdes efficaces que lui-même a procurés à son Église, pour maintenir les
peuples dans le devoir.
Le salut, cependant, n'est pas ailleurs que dans le Christ:
Car il n'est pas sous le ciel d'autre nom qui ait été donné aux hommes, dans
lequel nous devions être sauvés . Il est donc nécessaire de revenir à lui, de se
prosterner à ses pieds, de recueillir de sa bouche divine les paroles de la vie
éternelle : car seul il peut indiquer le chemin capable de nous ramener au
salut, seul il peut enseigner le vrai, seul rappeler à la vie, lui qui a dit de
lui-même : Je suis la Voie et la Vérité et la Vie . On a tenté à nouveau de
traiter les affaires du monde en dehors du Christ; on a commencé à bâtir en
rejetant la pierre angulaire. Pierre le reprochait à ceux qui crucifièrent
Jésus. Et voici qu'une seconde fois la masse de l'édifice s'écroule en brisant
la tête des constructeurs. Jésus reste malgré tout la pierre angulaire de la
société humaine, et de nouveau se justifie la maxime: Il n'est de salut qu'en
lui.
Celui-ci est la pierre que vous avez rejetée, ô
constructeurs ; elle est devenue la tête de l'angle, et en ancien autre il n'est
de salut .
Vous comprenez facilement par là, Vénérables Frères, quelle
nécessité presse chacun de nous d'employer la plus grande force d'âme possible,
et toutes les ressources dont nous disposons, à ranimer cette vie surnaturelle
dans tous les rangs de la société humaine, depuis l'humble classe de l'artisan,
qui gagne chaque jour son pain à la sueur de son front, jusqu'aux puissants
arbitres de la terre.
Et d'abord, Nous devons, dans Nos prières privées et
publiques, implorer la miséricorde de Dieu, solliciter la toute-puissance de ses
secours, et lancer au ciel le cri des apôtres ballottés par la tempête :
« Sauvez-nous, Seigneur, nous allons périr » .
Mais la prière ne suffit point. Grégoire incrimine l'évêque
qui, par amour de la retraite et de l'oraison, n'entre point dans la mêlée pour
combattre vaillamment les combats du Seigneur : « De l'évêque cet homme ne porte
que le nom » . Ainsi parle le saint Pape, et il a raison ; car l'évêque est
chargé de porter la lumière aux intelligences par la prédication continuelle de
la vérité, par une réfutation vigoureuse des opinions erronées et doit, pour
cela, s'armer d'une théologie sûre et solide, et de toutes les connaissances
subsidiaires dont les légitimes investigations de l'histoire out enrichi la
science.
Le pasteur des peuples doit, de plus,
leur inculquer comme il convient les leçons morales enseignées par le Christ,
leur apprendre à tenir les rênes de leur raison, à maîtriser les mouvements
passionnés du cœur, à endiguer les débordements de l'orgueil, à respecter
l'autorité, à pratiquer la justice, à embrasser tous les hommes dans un même
amour, à adoucir par la charité chrétienne les aigreurs qui naissent des
inégalités de fortune dans la vie sociale, à élever les âmes au-dessus des biens
terrestres, à se contenter de la condition accordée par la Providence, à modérer
la fougue des revendications, à tendre enfin vers la vie future dans l'attente
confiante de la récompense éternelle. Surtout il importe de travailler à ce que
ces principes pénètrent dans les âmes et s'y gravent intimement, afin qu'une
vraie et solide piété y pousse de profondes racines, que chacun non seulement
professe, mais aussi pratique ses devoirs d'homme et de chrétien, se réfugie
avec une confiance filiale dans les bras de l’Église et de ses ministres,
obtienne par eux le pardon des péchés et les grâces de force contenues dans les
Sacrements et conforme sa vie aux préceptes de la loi chrétienne.
Toutes ces grandes fonctions du
ministère sacré réclament pour compagne la charité. Animés par elle, relevons
celui qui gît, consolons celui qui pleure, subvenons à toutes les nécessités de
nos frères. A ce devoir de la charité consacrons-nous tout entiers, qu'il prime
toutes nos occupations, que nos intérêts et nos commodités lui cèdent le pas.
« Faisons-nous tout à tous », travaillons au salut de tous, même au prix de
notre vie, à l'exemple du Christ qui adresse aux pasteurs de l’Église cette
recommandation : « Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis » . Ces
remarquables enseignements abondent dans les écrits de saint Grégoire et les
multiples exemples de sa vie admirable en sont un commentaire plus éloquent que
toute parole.
Ces règles découlent nécessairement, et de la nature des
principes de la révélation chrétienne, et des caractères intimes de notre
apostolat. D'où vous voyez, Vénérables Frères, combien est grave l'erreur de
ceux qui, pensant ainsi bien mériter de l’Église et travailler fructueusement au
salut éternel des hommes, se permettent, par une prudence toute mondaine, de
larges concessions à une prétendue science, cela dans le vain espoir de gagner
plus facilement la bienveillance des amis de l'erreur; en fait, ils s'exposent
eux-mêmes au danger de perdre leur âme. La vérité est une et indivisible ;
éternellement la même, elle n'est pas soumise aux caprices des temps : « Ce que
Jésus était hier, il l'est aujourd'hui, il le sera dans tous les siècles » .
Ils se trompent aussi, et grandement, ceux qui, dans les
distributions publiques de secours, principalement en faveur des classes
populaires, se préoccupent au plus haut point des nécessités matérielles et
négligent le salut des âmes et les devoirs souverainement graves de la vie
chrétienne. Parfois même, ils ne rougissent pas de couvrir comme d'un voile les
préceptes les plus importants de l’Évangile ; ils craindraient de se voir moins
bien écoutés, peut-être même abandonnés. Sans doute, quand il s'agira d'éclairer
des hommes hostiles à nos institutions et complètement éloignés de Dieu, la
prudence pourra autoriser à ne proposer la vérité que par degrés. « S'il vous
faut trancher des plaies, dit saint Grégoire, palpez-les d'abord d'une main
légère » . Mais ce serait transformer une habileté légitime en une sorte de
prudence charnelle que de l'ériger en règle de conduite constante et commune, et
ce serait aussi tenir peu de compte de la grâce divine, qui n'est pas accordée
au seul sacerdoce et à ses ministres, mais favorise tous les fidèles du Christ,
afin que nos actes et nos paroles touchent leurs âmes. Une telle prudence, saint
Grégoire la méconnut et dans la prédication de l’Évangile, et dans les autres
œuvres admirables qu'il accomplit pour le soulagement des misères humaines. Il
s'attacha à l'exemple des apôtres, qui disaient, au jour où ils entreprirent de
parcourir l'univers et d'y annoncer le Christ : « Nous prêchons Jésus crucifié,
scandale pour les Juifs et folie pour les gentils » . Mais, s'il fut jamais un
temps où les secours de la prudence humaine ont pu paraître opportuns, c'est
bien celui-là : car les esprits n'étaient nullement préparés à accueillir cette
nouvelle doctrine, qui répugnait si vivement aux passions partout maîtresses, et
heurtait de front la brillante civilisation des Grecs et des Romains.
Et pourtant, les apôtres jugèrent cette sorte de prudence
incompatible avec leur mission, car ils connaissaient le décret divin : « C'est
par la folie de la .prédication qu'il a plu à Dieu de sauver ceux qui croiront
en lui » . Cette folie fut toujours, et elle est encore, « pour ceux qui se
sauvent, c'est-à-dire pour nous, la force de Dieu » ; le scandale de la croix a
fourni et fournira à l'avenir les armes les plus invincibles; il fut jadis et il
sera pour nous encore un « signe de victoire ».
Mais ces armes, Vénérables Frères, perdront toute leur force
et toute leur utilité si elles sont maniées par des hommes qui ne vivent pas
intérieurement avec le Christ, qui ne sont pas imprégnés d'une vraie et robuste
piété, que n'embrase pas le zèle de la gloire de Dieu, l'ardent désir d'étendre
son royaume.
Saint Grégoire comprenait si bien la nécessité de ces forces
intimes, qu'il déployait la plus grande sollicitude pour n'élever à l'épiscopat
et au sacerdoce que des sujets fermement résolus à soutenir l'honneur de Dieu et
à procurer le vrai salut des âmes. Tel est l'objet du livre intitulé Regula
Pastoralis ; il y établit, pour l'éducation fructueuse du clergé et le
gouvernement des saints Pontifes, des règles qui, merveilleusement adaptées aux
besoins de son siècle, n'ont rien perdu de leur prix dans le nôtre.
Ce saint Pape, ainsi que le raconte son historien, « pareil à
un Argus aux yeux multiples, promenait dans l'étendue du monde entier les
regards de sa sollicitude pastorale » , et, découvrait-il dans le clergé quelque
vice ou quelque négligence, aussitôt il s'appliquait à parer au mal. La seule
idée d'un danger, la seule pensée que la corruption répandue dans le monde
romain menaçait de s'infiltrer dans les mœurs du clergé lui inspirait crainte et
tremblement. Arrivait-il à apprendre une infraction à la discipline
ecclésiastique, l'angoisse le saisissait, et rien ne pouvait plus lui rendre le
repos. On le voyait avertir, corriger, menacer les transgresseurs de peines
canoniques, en infliger lui-même parfois, et sans délai, sans considération pour
les hommes ni les circonstances, suspendre de leurs fonctions les clercs
indignes.
Fréquemment, Nous trouvons dans ses écrits des avertissements
dans le genre de ceux-ci : « De quel front ose-t-il s'arroger la mission
d'intercéder pour le peuple, celui qui ne peut se rendre le témoignage que sa
vie mérite la grâce et l'intimité de Dieu ? » . « S'il traîne ses passions dans
ses œuvres, quelle est sa présomption de s'empresser à panser les blessures des
autres, tandis qu'il porte une plaie au visage ? » Quels fruits doivent espérer
des fidèles du Christ les prédicateurs de la vérité « dont la conduite dément ce
qu'enseigne leur bouche ? » « Évidemment il n'est pas en mesure de purifier ses
frères, celui qui gît sous les ruines de ses propres fautes » .
Veut-on connaître quel est pour lui l'idéal du vrai prêtre ?
voici comment il le dépeint : « C'est celui qui, mort aux passions de la chair,
mène une vie spirituelle ; qui méprise la fortune et ne redoute point
l'adversité, qui n'aspire qu'aux biens de l'âme ; qui, loin de convoiter les
richesses des autres, distribue les siennes ; dont le cœur miséricordieux
incline toujours vers le pardon, mais qui pourtant jamais, par une pitié
inopportune, ne déséquilibre la balance de l'équité, qui non seulement ne se
laisse aller à aucun acte illicite, mais déplore les fautes des autres comme les
siennes propres, qui compatit d'un cœur affectueux aux faiblesses du prochain,
qui se réjouit du bonheur de ses frères comme d'une bonne fortune personnelle ;
qui en tous ses actes pourrait se proposer à l'imitation, et ne trouve dans son
passé aucune tache dont il doive rougir ; qui s'applique à vivre de manière à
pouvoir arroser des flots de sa doctrine les cœurs desséchés des chrétiens, qui,
par l'usage et la pratique de l'oraison, se sait capable d'obtenir du Seigneur
tout ce qu'il lui demandera » .
Comme il importe donc, Vénérables
Frères, que l'évêque, avant d'imposer les mains à de nouveaux lévites, se livre
en lui-même et sous le regard de Dieu à un examen approfondi ! « Que jamais
(c'est Grégoire qui parle), en considération de quelqu'un ou pour céder à des
sollicitations, on ne consente à élever aux saints Ordres des sujets qui, par
leur vie et leur conduite, s'en montrent indignes » . Combien aussi il est
indispensable que l'évêque pèse mûrement la décision qui confiera aux nouveaux
prêtres le ministère apostolique ! Car, faute de les avoir soumis à une sérieuse
épreuve sous la garde vigilante de prêtres plus expérimentés, faute de s'être
assurés parfaitement de la pureté de leur vie, de leur inclination à la piété,
de la docilité de leur esprit et de leur promptitude à se conformer à tout ce
qui a été introduit par la pratique de l’Église et confirmé par l'expérience des
siècles, ou prescrit par ceux « que l'Esprit Saint a établis évêques pour régir
l’Église de Dieu » , faute de ces précautions, ces prêtres rempliront les
fonctions de leur ministère non pour le salut du peuple chrétien, mais pour sa
ruine. Ils sèmeront des divisions, ils fomenteront des
rebellions plus ou moins latentes, et le peuple
fidèle, étonné de ce spectacle bien triste certes, pourra croire à un discord
des volontés dans la société chrétienne ; et toute la faute de ce malheur
retombe sur l'orgueilleuse opiniâtreté de quelques-uns.
Oh ! écartons, écartons de toute fonction sacrée les fauteurs
de discordes : l’Église n'a pas besoin de tels apôtres ; et d'ailleurs ils ne
sont pas les apôtres du Christ crucifié : ils ne prêchent qu'eux-mêmes.
Il nous semble voir encore se mouvant devant nos yeux, dans
ce Concile pontifical du Latran, l'image de Grégoire entouré de la couronne des
évêques assemblés de tous côtés, en présence de tout le clergé de la ville.
Quelle féconde exhortation coule de sa bouche touchant les
devoirs des clercs : quelle intensité d'ardeur le consume; sa prière comme la
foudre terrasse les hommes pervers : ses paroles sont comme autant de coups de
fouet qui réveillent les indolents: ce sont des flammes de l'amour divin qui
stimulent suavement les âmes même les plus ferventes. Lisez en entier,
Vénérables Frères, et proposez à votre clergé, pour qu'il la lise et la médite,
surtout au saint temps de la retraite annuelle, cette admirable homélie du saint
Pontife .
Il y exhale entre autres, non sans une grande douleur d'âme,
les plaintes suivantes : Voici que le monde est plein de prêtres et cependant
dans la moisson de Dieu fort rares sont les ouvriers ; car nous embrassons bien
la charge sacerdotale, mais les œuvres de notre charge nous ne les remplissons
pas . Et vraiment, que de forces l’Église recueillerait aujourd'hui si elle
comptait autant d'ouvriers que de prêtres! Quelle abondance de fruits la vie
divine de l’Église ne produirait-elle pas pour les hommes si chacun s'appliquait
à la développer ! C'est une activité de cette sorte que le zèle de Grégoire
excita tant qu'il vécut et qu'il fit encore fleurir par son élan jusque dans les
temps postérieurs. Aussi le moyen âge porte-t-il l'empreinte caractéristique de
Grégoire. Il faudrait presque attribuer à ce Pontife tout ce qu'il a de bon ;
les règles de direction pour le clergé, l'exercice de la charité et de la
bienfaisance publique sous ses formes multiples, l'enseignement d'une sainteté
plus parfaite, les pratiques de la vie religieuse, enfin l'ordonnance des
cérémonies et des mélodies sacrées.
Puis des temps, à l'esprit bien différent, ont succédé. Mais,
Nous l'avons dit souvent, la vie de l’Église n'a changé en rien. Car depuis
qu'elle possède cette force reçue par héritage de son divin Fondateur, elle peut
non seulement pourvoir, en ce qui est ce sa charge, aux besoins des âmes et des
époques les plus diverses, mais encore contribuer puissamment à accroître la
véritable civilisation. C'est une conséquence de la nature même de son
ministère.
Et certes il ne peut se faire que les vérités révélées par
Dieu et confiées à la garde de l’Église n'impriment un grand essor à tout ce
qu'elle peut voir de vrai, de bon et de beau dans l'ordre naturel, et cela avec
d'autant plus d'efficacité qu'on les rapporte davantage à Dieu, le principe
souverain de toute vérité, de tout bien et de toute beauté.
Grand est le profit que la doctrine divine procure à la
science humaine, soit qu'elle lui ouvre plus vaste le champ des nouvelles
découvertes, soit qu'elle fraye un droit chemin à ses investigations, en
écartant les erreurs de méthode, autour de la science et de la voie qui mène à
son acquisition.
Ainsi brillent dans le port les feux d'un phare. Tout en
découvrant aux navigateurs qui voguent dans la nuit beaucoup d'objets que le
voile des ténèbres enveloppe, il les avertit d'éviter les écueils sur lesquels
le navire risque de se briser et de faire naufrage.
Pour ce qui touche à la discipline des mœurs, notre Sauveur
et Seigneur nous propose pour suprême exemplaire de perfection la bonté même de
Dieu son Père . Et qui ne voit combien elles y gagnent d'encouragements ? car
ainsi la loi naturelle imprimée dans tous les cœurs s'y grave d'une façon plus
profonde et plus parfaite, au point que les individus, comme la famille et la
société humaine tout entière, jouissent d'une vie plus heureuse.
Ce fut sans doute cette force qui fit passer les hommes
grossiers de la barbarie à la civilisation, qui revendiqua pour la femme sa
dignité déchue, secoua le joug de l'esclavage, restaura l'ordre en débridant
avec équité les liens qui accordent entre elles les différentes classes des
citoyens, qui rétablit la justice, promulgua la vraie liberté de l'âme, pourvut
sûrement à la tranquillité de la famille et à celle de l’État.
Les arts enfin, en s'élevant jusqu'à Dieu, le modèle éternel
de toute beauté, d'où découle chacune des beautés et des formes qui sont dans la
nature, s'éloignent plus aisément du sens vulgaire et expriment d'une façon
beaucoup plus puissante les conceptions de l'esprit, où la vie de l'art a son
siège. On ne saurait assez dire quel appoint a apporté, aux arts l'usage de les
employer au service de la religion, et d'offrir ainsi à Dieu tout ce qu'ils
comportent de plus digne de lui dans leur richesse et leur variété, leur beauté
et leur élégance de formes. Telle est l'origine de l'art sacré, qui servit et
sert encore de fondement à n'importe quel art profane. Nous avons touché naguère
dans un Motu proprio spécial la question du chant romain pour le ramener
aux pratiques anciennes, ainsi que celle de la musique sacrée. Mais les autres
arts, chacun dans leur domaine, tombent sous les mêmes lois, de sorte que ce qui
est dit du chant convient également à la peinture, à la sculpture et à
l'architecture, ces nobles flambeaux de l'esprit humain, que l’Église a toujours
ravivés et entretenus. Le genre humain tout entier, nourri de cette beauté
sublime, érige ces temples imposants, où, dans la maison de Dieu, comme dans sa
demeure propre, parmi l'abondance la plus splendide de tous les arts, au milieu
des cérémonies augustes et des plus suaves mélodies, les esprits sont rappelés
aux choses du ciel.
Tels sont, nous l'avons dit, les bienfaits que Grégoire put
apporter à son époque et aux âges postérieurs. En ces jours, où, établis sur la
fermeté du même fondement, nous sommes pourvus des mêmes moyens, il nous sera
permis d'obtenir de nouveau ces avantages, si l'on met tous ses soins à
conserver les pratiques louables, s'il en est encore — grâce à Dieu, il en reste
— et à restaurer dans le Christ les usages qui ont dévié du droit chemin .
Il nous plaît de mettre fin à cette lettre par les termes
mêmes dans lesquels Grégoire acheva ce discours mémorable prononcé au Latran
dans un Conseil pontifical : Mes Frères, réfléchissez attentivement avec
vous-mêmes sur toutes ces choses: dispensez-les à votre prochain et
préparez-vous à rendre au Dieu tout-puissant le fruit de la charge que vous avez
acceptée. Mais ce que Nous disons, Nous l'obtiendrons mieux auprès de vous par
la prière que par la parole. Prions : Ô Dieu, qui avez voulu Nous appeler pour
pasteurs dans le peuple, accordez, nous vous en supplions, que ce que nous
sommes de nom sur les lèvres des hommes nous puissions l'être à vos yeux .
Avec la confiance que Dieu, sur la prière même du saint
pontife Grégoire, prêtera à ces vœux suppliants une oreille bienveillante, en
présage de ses dons célestes, et en témoignage de Notre paternelle bienveillance
Nous accordons de grand cœur, à vous tous, Vénérables Frères, au clergé ainsi
qu'à votre peuple, la bénédiction apostolique.
Donné à Rome, près de Saint-Pierre, le
IV des Ides de mars, l'an MDCCCCIV, le jour de la fête de saint Grégoire Ier,
Pape et Docteur de l'Église, et la première année de Notre Pontificat.
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