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PIE
XII
La situation de l’Église
catholique dans le monde à la fin du XXe siècle
échappe largement à l’analyse immédiate, du fait que les interprétations
qu’en donne le pape Jean-Paul II et les décisions qu’il prend dans
l’ordre institutionnel ne sont pas encore inscriptibles dans la durée.
L’élection en 1978 de ce pape polonais a été perçue comme un événement
considérable, mais les innovations qu’elle impliquait sont loin d’avoir
été recensées. Toute intelligence de ce pontificat doit s’inscrire dans
le cadre d’une longue perspective et suppose une réflexion proprement
historique sur les pontificats précédents, pour déterminer les
références indiscutables des phénomènes de rupture ou de continuité qui
qualifient la gestion par Jean-Paul II de la papauté. Les commentateurs
de l’instant, catholiques ou non, tendent trop aisément en effet – par
une spontanéité plus fervente que prudente – à valoriser d’apparentes
nouveautés et à faire de la rupture un mérite. On l’a vu pour Jean XXIII
à la mort de Pie XII. Puis pour Paul VI tout au long de son pontificat.
Le très bref gouvernement de Jean-Paul Ier a
été l’objet de spéculations similaires, sans que ce pape ait eu loisir
de donner une preuve réelle de son vouloir. Quant à Jean-Paul II, son
origine non italienne et son humeur voyageuse ont suffi, dans les
premières années de son gouvernement, à justifier un qualificatif de
«nouveauté» absolue, sans autre vérification.
Deux colloques consacrés
l’un à Pie XII en 1982, l’autre à Paul VI en 1983 (celui-ci sous l’égide
de l’École française de Rome) ont marqué l’entrée dans le domaine
historique de l’étude de ces deux papes et l’abandon du style
hagiographique employé jusqu’alors à leur sujet. Ainsi commence à
s’élaborer la base objective de toute mise en place de l’histoire de
l’Église depuis la fin du XIXe siècle.
Eugenio Pacelli et le souci romain d’une présence politique
C’est, en ce qui concerne
Pie XII, à la même échelle qu’il convient de mesurer son pontificat. Né
en 1876, Eugenio Pacelli a été élu pape, en 1939, à l’âge de
soixante-trois ans; il a régné pendant la Seconde Guerre mondiale et la
problématique de son action dans cette période a recouvert l’ensemble de
son existence. Ses «silences» devant l’extermination des juifs, qui lui
furent reprochés dès cette époque, ont alimenté en 1963 une très vive
campagne provoquée par la pièce Le Vicaire , du dramaturge
allemand Rolf Hochhuth. L’hostilité passionnée dirigée contre Pie XII à
cette occasion semblait impliquer la profonde déception de l’avoir vu
manquer au magistère moral que lui reconnaissaient même nombre de
non-croyants et de non-catholiques. C’est peu dire que la réflexion
historique n’y trouvait pas son compte, même si elle inspirait une
triple explication de son comportement: la prudence excessive de son
tempérament, la force de son anticommunisme et un progermanisme viscéral
– le tout encouragé par l’indéniable tradition d’antisémitisme présente
dans le catholicisme.
Il est devenu possible, par
la suite, de mettre en lumière quelques éléments dont
l’approfondissement devait nuancer ce jugement. La romanité d’abord,
valeur essentielle et contestée, au moment où Eugenio Pacelli entra au
service de la papauté. Depuis Clément X, mort en 1676, aucun pape
n’avait été aussi «romain de Rome». Sa famille n’a eu, depuis le début
du XIXe siècle,
d’autre vocation que le dévouement au Saint-Siège dans la gestion de sa
réalité temporelle. Elle a vécu fortement le drame de la fin du pouvoir
après 1870 et les deux questions qu’il posait: le destin d’une Église
dépourvue d’un territoire et renvoyée à sa fonction spirituelle; la
place des catholiques dans la société politique d’un État spoliateur.
Loin de se replier dans le
deuil, son père fait donner à Eugenio Pacelli une formation laïque, au
lycée Visconti, parmi les adolescents du royaume. La formation
ecclésiastique est brève. Le jeune homme est élevé pour appartenir à la
curie romaine, mais avec une évidente ouverture intellectuelle, jointe à
une totale inexpérience des réalités extérieures concrètes. Il ne sort
pas de la Rome historique ni du Vatican.
Lorsqu’il entre à la
secrétairerie d’État en 1901, la papauté est en position de défense: les
révolutions démocratiques s’accompagnent de la haine contre le
catholicisme; les régimes conservateurs tiennent le pape en lisière.
Dans un univers qui n’a plus rien de commun avec celui des derniers
siècles, la papauté cherche le nouveau mode de présence qui lui
permettra de préserver la promesse qu’elle détient. Et d’abord une
présence politique.
Les premières expériences
de don Eugenio à la secrétairerie d’État sont fort parlantes. Il est
témoin de la dernière «exclusive» prononcée, en août 1903, par un
souverain (l’empereur d’Autriche) contre un cardinal susceptible d’être
élu pape (Rampolla). Il voit Pie X abolir ce privilège. Puis, en 1904,
il est chargé de rédiger le Livre blanc sur la séparation de l’Église et
de l’État en France.
Face à l’État laïc, Léon
XIII a encouragé le «ralliement» et Pie X a interdit toute forme de
transaction. L’un et l’autre ont dû compter avec les options spontanées
des catholiques des pays en cause et constater que l’obéissance au pape
n’est pas acquise. Comparé à la République française et au royaume
d’Italie, l’empire allemand est le seul État où le «Centre» catholique
s’impose comme modèle des formations dialoguant avec le pouvoir, y
participant, et sauvegardant les intérêts de l’Église.
La Première Guerre mondiale
procure à Mgr Pacelli,
devenu principal responsable des relations extérieures du Saint-Siège,
une autre expérience anticipatrice: il est chargé des interventions de
Benoît XV, en 1917, en vue de ménager une paix blanche. Les catholiques
français les rejettent catégoriquement et le pape est vivement taxé de
partialité en faveur des empires centraux.
Nommé nonce à Munich en
1920, Mgr Pacelli
s’appuie sur la force constituée du catholicisme allemand pour préparer
les concordats avec la Bavière, puis avec la Prusse, annonciateurs du
concordat de 1933 avec le IIIe Reich.
Ces instruments, qui assurent à l’Église des garanties de liberté
spirituelle, engagent les nations, non les régimes, et sont conçus pour
survivre aux événements. De 1924 à 1927, nonce à Berlin, Mgr Pacelli
négocie avec les diplomates soviétiques, puis avec le ministre des
Affaires étrangères Tchitchérine, les bases d’un accord analogue à un
concordat, à l’époque même où son frère Francesco amorce avec
l’entourage de Mussolini les contacts qui conduiront en 1929 à la
signature des accords du Latran ; ceux-ci instaurent à la fois une
nouvelle assise temporelle minimale pour le Saint-Siège (dépourvue
toutefois de la garantie des grandes puissances que le Vatican a
longtemps cherché à provoquer) et un concordat avec l’Italie, qui
reconnaît au catholicisme le statut de religion d’État.
L’évolution dont Eugenio
Pacelli a été le témoin, et de plus en plus l’architecte orienté par Pie
XI, a donc abouti à des solutions différentes selon les nations
concernées. Mais, dans tous les cas, la primauté romaine dans l’ordre
religieux se trouve renforcée par la caution que, vis-à-vis des États,
elle offre quant aux limites d’une action des catholiques dans le
domaine politique. Inversement, lorsque menace la persécution, ces
catholiques ont pour bouclier le Saint-Siège.
Le
pontificat de Pie XII : une longue transition
Parcourant le monde en
qualité de légat pontifical, de 1934 à 1938, Eugenio Pacelli, devenu
secrétaire d’État et cardinal en 1929, ajoute à ces structures le
prestige croissant d’une papauté dépouillée de sa mentalité d’assiégée
et en voie de recueillir ce statut de référence morale incontestée que
compromettait, un siècle auparavant, la réalité du pouvoir temporel.
Lorsque, succédant à Pie XI, le cardinal Pacelli est élu pape, le 2 mars
1939, l’unanimité qui se fait autour de son nom dans l’opinion mondiale
marque le parachèvement des nouvelles orientations.
Ses «silences» des années
de guerre doivent être reconsidérés dans cet éclairage: il pense avant
tout en juriste, mesurant les moyens de préserver ce qui, depuis Léon XIII,
s’est formulé. Redoutant par-dessus tout l’éclatement du catholicisme
allemand et la constitution d’une Église nationale, il évite des
sanctions ecclésiastiques contre le peuple allemand et ses chefs,
comportement qui aurait fait revivre l’ancienne conception d’un pape
décidant du lien des sujets et des États. Il choisit de s’en remettre
largement à l’épiscopat allemand.
Pie XII ne se comporte pas
différemment après la guerre à l’égard de la France, de l’Italie et de
la république fédérale d’Allemagne. La création de partis
démocrates-chrétiens dans ces pays reste largement autonome. Dans le cas
italien pourtant, l’intervention du Saint-Siège dans la vie politique se
fait parfois manifeste. Reste à déterminer à quel degré le pape
l’inspire ou la tolère.
Face aux idéologies, qu’il
s’agisse du national-socialisme ou du communisme, Pie XII réagit comme
ses prédécesseurs l’ont fait face aux idéologies héritières des
Lumières. La condamnation doctrinale une fois prononcée, la stratégie se
réduit à une tactique déterminée par les rapports de force, les
événements, le nombre de catholiques détenus en otages par les régimes
totalitaires. Le «prophétisme» dont on reprochera au pape vingt ans plus
tard de n’avoir pas fait preuve n’appartient pas aux analyses du temps
de guerre.
On ne saurait douter
cependant de deux données: le drame personnel vécu par Pie XII lorsqu’il
pèse les périls d’une proclamation de principes, voire d’un acte qui
l’amènerait à se livrer lui-même en otage, en octobre 1943; l’ampleur de
l’action caritative du Vatican, de ses interventions discrètes en faveur
des dizaines de milliers de victimes préservées. La publication des
documents diplomatiques témoignant de l’action du Saint-Siège pendant
les années de guerre ne laisse pas de doute à cet égard.
Ainsi, de Pie IX à
Jean-Paul II, le pontificat de Pie XII prend-il les proportions d’une
longue transition dont le IIe concile
du Vatican aurait dressé le bilan. Il a été marqué par des actes qui
voulaient s’imposer par leur importance doctrinale, tels que la
définition du dogme de l’Assomption de la Vierge Marie, en 1950, avec la
bulle Munificentissimus Deus et la publication de plusieurs
encycliques: en particulier, Divino afflante Spiritu (1943), sur
l’exégèse biblique et sur la légitimité de méthodes de critique jadis
condamnées ou suspectes; Mystici Corporis (1943), sur l’Église;
Mediator Dei (1947), sur le renouveau liturgique; Humani
generis (1950), document qui, à la différence des précédents,
adoptait une attitude conservatrice et répressive, surtout à l’égard de
la recherche théologique contemporaine. Quoi qu’il en soit, l’évaluation
historique de ce pontificat requiert la remise en cause de bien des
jugements qui ont été portés sur Pie XII par ses contemporains, sous
l’empire des désillusions nées de l’exercice d’une autorité pontificale
reçue comme un autoritarisme. Sans doute ce pape a-t-il été aussi
attentif aux «signes des temps», sinon plus, que Jean XXIII, dont on
devait célébrer les mérites à ce sujet. De sa romanité, il a fait
fructifier l’héritage d’empirisme. Et, quant au grief de progermanisme,
sa culture ne le justifie pas. L’Allemagne de Weimar lui a montré un
type d’organisation catholique qui permettait une forme d’accord. Ce
qu’il a voulu en préserver, c’était un mode juridique d’insertion de
l’Église dans le monde
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