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EXHORTATION
APOSTOLIQUE POST-SYNODALE
DE SA SAINTETÉ LE PAPE
JEAN-PAUL II
A L'EPISCOPAT, AU CLERGE ET AUX FIDELES
PREAMBULE
1 Parler de
RECONCILIATION et de PENITENCE, pour les hommes et les femmes de notre temps,
c'est inviter à retrouver, traduites dans leur langage, les paroles mêmes par
lesquelles notre Sauveur et Maître Jésus Christ a voulu inaugurer sa
prédication : « Convertissez-vous et croyez à l'Évangile »
c'est-à-dire accueillez la joyeuse nouvelle de l'amour, de votre adoption comme
fils de Dieu, et donc de la fraternité.
Pourquoi l'Église
reprend-elle ce thème et cette invitation ?
La soif de mieux
connaître et de comprendre l'homme d'aujourd'hui et le monde contemporain, de
déchiffrer leur énigme et de dévoiler leur mystère, d'y discerner la
fermentation du bien et du mal, entraîne bien des gens, et depuis longtemps, à
porter sur cet homme et sur ce monde un regard interrogateur : regard de
l'historien et du sociologue, du philosophe et du théologien, du psychologue et
de l'humaniste, du poète et du mystique, et surtout regard soucieux, mais chargé
d'espérance, du pasteur.
Ce regard se révèle de
manière exemplaire dans chaque page de l'importante constitution pastorale du
deuxième Concile du Vatican Gaudium et spes sur l'Église dans le monde de
ce temps, particulièrement dans son ample et pénétrante introduction. Il se
révèle aussi dans certains documents publiés par la sagesse et la charité
pastorale de mes vénérés prédécesseurs, dont les illustres pontificats ont été
marqués par l'événement historique et prophétique que fut ce Concile œcuménique.
Le regard du pasteur,
comme les autres, découvre malheureusement, parmi les caractéristiques du monde
et de l'humanité de notre époque, l'existence de divisions nombreuses,
profondes, douloureuses.
2 Ces
divisions se manifestent dans les rapports entre les personnes et entre les
groupes, mais aussi au niveau des collectivités les plus vastes : nations contre
nations, blocs de pays opposés et tendus dans la recherche de l'hégémonie. A la
racine des ruptures, il n'est pas difficile d'identifier des conflits qui, au
lieu de se résoudre par le dialogue, s'exacerbent dans l'affrontement et dans
l'opposition.
Un observateur attentif
qui part à la découverte des éléments générateurs de division constate la plus
grande variété, de l'inégalité croissante entre les groupes, les classes
sociales et les pays, aux antagonismes idéologiques qui sont loin d'être
éteints ; de l'opposition des intérêts économiques aux polarisations politiques;
des divergences tribales aux discriminations pour des motifs socio-religieux.
Certaines réalités que nous avons tous sous les yeux font du reste apparaître,
en quelque sorte, le visage malheureux de la division dont elles sont le fruit,
et font ressortir sa gravité indéniable dans la réalité. Parmi tant d'autres
phénomènes sociaux douloureux de notre temps, on peut rappeler :
— le fait de fouler aux
pieds les droits fondamentaux de la personne humaine, à commencer par le droit à
la vie et à une digne qualité de vie, ce qui est d'autant plus scandaleux que
l'on n'a jamais fait autant de discours sur ces mêmes droits; les pièges tendus
et les pressions exercées contre la liberté des individus et des groupes, sans
oublier la liberté, plus atteinte même et plus menacée que d'autres, d'avoir sa
propre foi, de la professer et de la pratiquer ; les diverses formes de
discrimination : raciale, culturelle, religieuse, etc. ; la violence et le
terrorisme ; l'usage de la torture et les formes injustes et illégitimes de
répression ; l'accumulation des armes conventionnelles ou atomiques, la course
aux armements entraînant des dépenses de guerre qui pourraient servir à soulager
la misère non méritée de peuples socialement et économiquement sous-développés ;
la répartition injuste des ressources du monde et des biens de la civilisation,
qui atteint son sommet dans un type d'organisation sociale ou la distance entre
les conditions humaines des riches et celles des pauvres s'accroît toujours
davantage
.
La puissance irrésistible de cette division fait du monde ou nous vivons un
monde éclaté
jusqu'en ses fondements. D'autre part, l'Église, sans s'identifier au
monde ni être du monde, est insérée dans le monde et est en
dialogue avec lui
.
Il ne faut donc pas s'étonner de voir en son sein des répercussions et des
signes de la division qui atteint la société humaine. En plus des scissions
entre les Communautés chrétiennes qui l'affligent depuis des siècles, l'Église
expérimente aujourd'hui en son sein, ici ou là, des divisions entre les éléments
qui la composent, divisions causées par les divergences de vue et par les
différents choix dans le domaine doctrinal et pastoral
.
Ces divisions peuvent parfois sembler, elles aussi, inguérissables.
Bien que ces déchirures
apparaissent déjà fort impressionnantes à première vue, seule une observation en
profondeur permet d'identifier leur racine : celle-ci se trouve dans une
blessure au cœur même de l'homme. A la lumière de la foi, nous l'appelons le
péché, à commencer par le péché originel que chacun porte en soi depuis
sa naissance comme un héritage reçu de nos premiers parents, jusqu'au péché que
chacun commet en usant de sa propre liberté.
3 Et
pourtant, le même regard, s'il conduit ses investigations avec assez d'acuité,
saisit au plus vif de la division un désir incomparable, ressenti par les hommes
de bonne volonté et par les vrais chrétiens, de réduire les fractures, de
cicatriser les déchirures, d'instaurer à tous les niveaux une unité essentielle.
Chez beaucoup, ce désir comporte une véritable nostalgie de réconciliation, même
si on n'emploie pas ce terme. Pour certains, il s'agit d'une utopie qui pourrait
devenir le levier idéal pour un véritable changement de la société ; pour
d'autres, au contraire, c'est l'objet d'une difficile conquête et donc un
objectif à atteindre grâce à un sérieux effort de réflexion et d'action. Dans
tous les cas, l'aspiration à une réconciliation sincère et profonde est, sans
l'ombre d'un doute, un mobile fondamental de notre société, et comme le reflet
d'une incoercible volonté de paix : en dépit du paradoxe, elle l'est aussi
fortement que sont dangereux les facteurs de division.
Toutefois, la
réconciliation ne peut être moins profonde que la division. La nostalgie de la
réconciliation et la réconciliation elle-même seront totales et efficaces dans
la mesure ou elles atteindront — pour le guérir — le déchirement primordial qui
est la racine de tous les autres, à savoir le péché.
4 Toute
institution ou organisation destinée à servir l'homme et désireuse de le sauver
dans ses dimensions fondamentales doit donc tourner son regard de façon
pénétrante vers la réconciliation afin d'en approfondir la signification et la
portée profonde, et d'en tirer les conséquences nécessaires pour l'action.
L'Église de Jésus Christ
ne pouvait renoncer à ce regard. Avec son dévouement de Mère et son intelligence
de Maîtresse, elle s'applique, empressée et attentive, à découvrir dans la
société, en même temps que les signes de la division, les signes non moins
éloquents et pertinents de la recherche d'une réconciliation. Elle sait en effet
qu'il lui a été spécialement donné la possibilité et confié la mission de faire
connaître le sens véritable, profondément religieux, et les dimensions
intégrales de la réconciliation, contribuant, déjà par ce seul fait, à éclairer
les termes essentiels de la question de l'unité et de la paix.
Mes prédécesseurs n'ont
cessé de prêcher la réconciliation, d'inviter à la réconciliation l'humanité
entière comme aussi tout groupement et toute portion de la communauté humaine
qu'ils voyaient déchirée et divisée
.
Moi-même, mû par une impulsion intérieure qui obéissait à la fois — j'en suis
sûr — à l'inspiration d'en haut et aux appels de l'humanité, de deux façons
différentes, toutes deux solennelles et importantes, j'ai voulu mettre en
lumière le thème de la réconciliation : d'abord en convoquant la VIe Assemblée
générale du Synode des évêques, puis en mettant la réconciliation au centre de
l'Année jubilaire décrétée pour célébrer le 1950e anniversaire de la
Rédemption
.
Devant assigner un thème au Synode, je me suis trouvé pleinement d'accord avec
celui qui était suggéré par nombre de mes frères dans l'épiscopat, celui, si
fécond, de la réconciliation, étroitement lié à celui de la pénitence
.
Le terme de pénitence et
le concept lui-même sont assez complexes. Si nous la relions à la metanoia
à laquelle se réfèrent les Évangiles synoptiques, la pénitence signifie
le changement qui s'opère au plus profond du cœur sous l'influence
de la Parole de Dieu et dans la perspective du Royaume
.
Mais pénitence veut dire aussi changer la vie en même temps que le
cœur, et en ce sens l'action de faire pénitence se complète par celle
de produire des fruits qui témoignent de la pénitence
:
c'est toute l'existence qui devient pénitentielle, c'est-à-dire tendue dans une
progression continuelle vers le mieux. Cependant, faire pénitence n'est
quelque chose d'authentique et d'efficace que si cela se traduit en actes et
en gestes de pénitence. A ce point de vue, pénitence signifie, dans
le vocabulaire chrétien théologique et spirituel, l'ascèse, autrement dit
l'effort concret et quotidien de l'homme, soutenu par la grâce de Dieu, en
vue de perdre sa vie pour le Christ, unique moyen de la gagner
;
pour se dépouiller du vieil homme et revêtir l'homme nouveau
;
pour surmonter en soi ce qui est charnel afin que prévale ce qui est
spirituel
;
pour s'élever continuellement des réalités d'ici-bas à celles d'en
haut, là ou se trouve le Christ
.
La pénitence est donc la conversion qui passe du cœur aux œuvres et par
conséquent à toute la vie du chrétien.
En chacune de ces
acceptions, la pénitence est étroitement liée à la réconciliation, car se
réconcilier avec Dieu, avec soi-même et avec les autres suppose que l'on
remporte la victoire sur la rupture radicale qu'est le péché, ce qui se réalise
seulement à travers la transformation intérieure ou conversion, qui porte
des fruits dans la vie grâce aux actes de pénitence.
Le document
anté-préparatoire du Synode (appelé aussi Lineamenta), élaboré dans le
seul but de présenter le thème en accentuant certains aspects fondamentaux, a
permis aux communautés ecclésiales, ou qu'elles se trouvent dans le monde, de
réfléchir pendant presque deux ans sur ces aspects d'une question — celle de la
conversion et de la réconciliation — qui intéresse tous et chacun, afin de
susciter un élan renouvelé pour la vie chrétienne et l'apostolat. La réflexion
s'est ensuite approfondie lors de la préparation plus immédiate aux travaux du
Synode, grâce au Document de travail envoyé en temps voulu aux évêques et
à leurs collaborateurs. Enfin, pendant un mois entier, les Pères synodaux,
assistés par tous ceux qui avaient été appelés à la réunion proprement dite, ont
traité, avec un grand sens de la responsabilité, le thème lui-même et les
nombreuses et diverses questions qui lui étaient liées. Du débat, de l'étude
faite en commun, de la recherche assidue et consciencieuse, est sorti un vaste
et précieux trésor que les Propositions finales résument de façon
substantielle.
Le regard du Synode
n'ignore pas les actes de réconciliation (dont certains passent presque
inaperçus dans la vie quotidienne) qui, à des degrés divers, servent à résoudre
les multiples tensions, à surmonter les nombreux conflits et à vaincre les
petites et les grandes divisions pour refaire l'unité. Mais la préoccupation
principale du Synode était de trouver, au cœur de ces actes dispersés, la racine
cachée, une réconciliation première, source de toutes les autres, pour ainsi
dire, celle qui agit dans le cœur et la conscience de l'homme.
Le charisme et en même
temps l'originalité de l'Église, en ce qui concerne la réconciliation, résident
dans le fait que celle-ci, à quelque niveau qu'elle doive être réalisée, remonte
toujours à cette réconciliation première. En effet, en vertu de sa mission
essentielle, l'Église se sent le devoir d'aller jusqu'aux racines du déchirement
primordial du péché pour y opérer la guérison et y rétablir, pour ainsi dire,
une réconciliation primordiale elle aussi, qui soit le principe décisif de toute
vraie réconciliation. C'est ce que l'Église a eu en vue et a proposé par le
moyen du Synode.
Cette réconciliation, la
Sainte Écriture en parle, nous invitant à faire pour elle tous les efforts
possibles
;
mais elle nous dit aussi que c'est avant tout un don miséricordieux de Dieu à
l'homme
.
L'histoire du salut — celle de l'humanité entière comme celle de chaque être
humain de tous les temps — est l'histoire admirable d'une réconciliation : Dieu,
qui est Père, se réconcilie le monde par le Sang et par la Croix de son Fils
fait homme, et fait naître ainsi une nouvelle famille de réconciliés.
La réconciliation est
devenue nécessaire parce qu'il y a eu la rupture du péché, d'ou ont découlé
toutes les autres formes de rupture au cœur de l'homme et autour de lui. La
réconciliation, pour être totale, exige donc nécessairement la libération par
rapport au péché, celui-ci étant refusé jusqu'en ses racines les plus profondes.
C'est pourquoi un lien interne étroit unit conversion et
réconciliation : il est impossible de séparer ces deux réalités, ou de
parler de l'une sans l'autre.
Le Synode a parlé à la
fois de la réconciliation de toute la famille humaine et de la conversion du
cœur de chaque personne, de son retour à Dieu, voulant ainsi reconnaître et
proclamer que l'union des hommes ne peut se réaliser sans un changement
intérieur de chacun. La conversion personnelle est la voie nécessaire
pour aboutir à la concorde entre les personnes
.
Lorsque l'Église proclame la joyeuse nouvelle de la réconciliation, ou propose
de la réaliser grâce aux sacrements, elle exerce un véritable rôle prophétique:
elle dénonce les maux de l'homme dans leur source contaminée, elle montre la
racine des divisions et elle suscite l'espérance de pouvoir surmonter les
tensions et les conflits pour atteindre la fraternité, la concorde et la paix a
tous les niveaux et dans tous les groupements de la société humaine. Elle change
une situation historique de haine et de violence en une civilisation d'amour.
Elle offre à tous le principe évangélique et sacramentel de cette réconciliation
première d'ou découle tout autre geste ou acte de réconciliation, même sur le
plan social.
C'est d'une telle
réconciliation, fruit de la conversion, que traite la présente exhortation
apostolique. Car, comme cela s'était produit au terme des trois précédentes
Assemblées du Synode, les Pères eux-mêmes ont voulu, cette fois encore, remettre
à l'Évêque de Rome, Pasteur universel de l'Église et Chef du Collège épiscopal,
en sa qualité de Président du Synode, les conclusions de leur travail. J'ai
accepté avec gratitude comme un grave devoir de mon ministère la tâche de puiser
dans l'immense richesse du Synode pour présenter au Peuple de Dieu, comme fruit
du Synode lui-même, un message doctrinal et pastoral sur le thème de la
pénitence et de la réconciliation. Je traiterai donc, dans la
première partie, de l'Église dans l'accomplissement de sa mission de
réconciliation, dans l'œuvre de conversion des cœurs en vue de l'étreinte
renouvelée entre l'homme et Dieu, entre l'homme et son frère, entre l'homme et
toute la création. Dans la deuxième partie sera indiquée la cause radicale de
toute déchirure ou division entre les hommes et, avant tout, à l'égard de Dieu :
le péché. Enfin, je voudrais signaler les moyens qui permettent à l'Église de
promouvoir et de susciter la pleine réconciliation des hommes avec Dieu et, par
conséquent, des hommes entre eux.
Le document que je livre
aux fils de l'Église, mais aussi a tous ceux, croyants ou non, qui se tournent
vers elle avec intérêt et avec sincérité, veut être la réponse que je dois à ce
que le Synode m'a demandé. Il veut être également — je tiens à le déclarer car
c'est une dette de vérité et de justice — une œuvre de ce même Synode. Le
contenu de ces pages vient en effet de lui, de sa préparation lointaine ou
proche, de l'Instrument de travail, des interventions dans la salle
synodale ou dans les commissions (circuli minores), et surtout des
soixante-trois Propositions. On trouve ici le fruit du travail d'ensemble
des Pères, parmi lesquels ne manquaient pas les représentants des Églises
orientales, dont le patrimoine théologique, spirituel et liturgique est si riche
et vénérable, notamment en ce qui touche à la matière qui nous intéresse ici. De
plus, c'est le Conseil du Synode qui, en deux sessions importantes, a évalué les
résultats et les orientations de la réunion synodale à peine terminée, qui a mis
en évidence les points forts des Propositions, puis tracé les grandes
lignes, jugées les plus adaptées, pour la rédaction du présent document. Je suis
reconnaissant à tous ceux qui ont accompli ce travail et, fidèle à ma mission,
je veux transmettre ici ce qui, dans le trésor doctrinal et pastoral du Synode,
me paraît providentiel pour la vie de tant de personnes en cette heure
magnifique et difficile de l'histoire.
Il me plaît de le faire
— et cela est d'autant plus significatif — alors qu'est encore vivant le
souvenir de l'Année sainte, vécue entièrement sous le signe de la pénitence, de
la conversion et de la réconciliation. Puisse cette exhortation, confiée à mes
frères dans l'épiscopat et à leurs collaborateurs prêtres et diacres, aux
religieux et religieuses, à tous les fidèles, aux hommes et aux femmes à la
conscience droite, être non seulement un instrument de purification,
d'enrichissement et d'approfondissement de leur foi personnelle mais aussi un
levain capable de faire croître au cœur du monde la paix et la fraternité,
l'espérance et la joie, valeurs qui naissent de l'Évangile accueilli, médité et
vécu au jour le jour à l'exemple de Marie, Mère de notre Seigneur Jésus Christ
par qui il a plu à Dieu de se réconcilier tous les êtres
.
5 Au début
de cette exhortation apostolique se présente à mon esprit la page extraordinaire
de saint Luc que j'ai déjà cherché à mettre en lumière dans un précédent
document
.
Je veux parler de la parabole du fils prodigue
.
« Un homme avait deux
fils. Le plus jeune dit à son père : «Père, donne-moi la part de fortune qui me
revient» », raconte Jésus en décrivant la dramatique histoire de ce jeune: le
départ de la maison paternelle vers l'aventure, le gaspillage de tous ses biens
dans une vie dissolue et vide, les jours sombres de l'éloignement et de la faim,
mais plus encore de la dignité perdue, de l'humiliation et de la honte, et enfin
la nostalgie de sa maison, le courage d'y revenir, l'accueil du père. Celui-ci
n'avait certes pas oublié son fils, il lui avait même conservé intactes son
affection et son estime. Aussi l'avait-il toujours attendu, et maintenant il
l'embrasse, tout en donnant le signal de la grande fête du retour de « celui qui
était mort et qui est revenu à la vie, qui était perdu et qui a été retrouvé ».
L'homme — tout homme —
est ce fils prodigue : séduit par la tentation de se séparer de son Père pour
vivre dans l'indépendance sa propre existence ; tombé dans la tentation; déçu
par le vide qui, comme un mirage, l'avait fasciné ; seul, déshonoré, exploité
alors qu'il cherche à se bâtir un monde entièrement à soi ; travaillé, même au
fond de sa misère, par le désir de revenir à la communion avec son Père. Comme
le père de la parabole, Dieu guette le retour du fils, l'embrasse à son arrivée
et prépare la table pour le banquet des retrouvailles ou le Père et les frères
célèbrent la réconciliation.
Ce qui frappe le plus
dans la parabole, c'est l'accueil de fête et d'amour du père à son fils qui
revient, signe de la miséricorde de Dieu, toujours prêt à pardonner. Disons-le
tout de suite: la réconciliation est principalement un don du Père céleste.
6 Mais la
parabole met aussi en scène le frère aîné qui refuse de prendre sa place au
banquet. Il reproche à son jeune frère ses égarements, et à son père l'accueil
qu'il lui a réservé alors qu'à lui-même, sobre et travailleur, fidèle à son père
et à sa maison, jamais il n'a été accordé — dit-il — de festoyer avec ses amis.
C'est là un signe qu'il ne comprend pas la bonté de son père. Tant que ce frère,
trop sûr de lui-même et de ses mérites, jaloux et méprisant, rempli d'amertume
et de colère, ne s'est pas converti et réconcilié avec son père et son frère, le
banquet n'est pas encore pleinement la fête de la rencontre et des
retrouvailles.
L'homme — tout homme —
est aussi ce frère aîné. L'égoïsme le rend jaloux, endurcit son cœur, l'aveugle
et le ferme aux autres et à Dieu. La bonté et la miséricorde du père l'irritent
et le contrarient ; le bonheur du frère retrouvé a pour lui un goût amer
.
C'est aussi de ce point de vue qu'il a besoin de se convertir pour se
réconcilier.
La parabole du fils
prodigue est avant tout l'histoire ineffable du grand amour d'un Père — Dieu —
qui offre à son fils, revenu à lui, le don de la pleine réconciliation. Mais en
évoquant, sous la figure du frère aîné, l'égoïsme qui divise les frères entre
eux, elle devient aussi l'histoire de la famille humaine ; elle décrit notre
situation et montre le chemin à parcourir. Le fils prodigue, dans son ardent
désir de conversion, de retour dans les bras de son père et de pardon,
représente ceux qui ressentent au fond de leur conscience la nostalgie d'une
réconciliation à tous les niveaux et sans réserve, et qui sont intimement
persuadés qu'elle n'est possible que si elle découle d'une réconciliation
première et fondamentale, celle qui, de l'éloignement ou il se trouve, amène
l'homme à l'amitié filiale avec Dieu dont il reconnaît la miséricorde infinie.
Mais, lue dans la perspective de l'autre fils, la parabole peint la situation de
la famille humaine divisée par les égoïsmes, elle met en lumière la difficulté
de satisfaire le désir et la nostalgie d'être d'une même famille réconciliée et
unie, et elle rappelle donc la nécessité d'une profonde transformation des cœurs
pour redécouvrir la miséricorde du Père et pour vaincre l'incompréhension et
l'hostilité entre frères.
A la lumière de cette
inépuisable parabole de la miséricorde qui efface le péché, l'Église,
accueillant l'appel qu'elle contient, comprend sa mission d'œuvrer, à la suite
du Seigneur, pour la conversion des cœurs et la réconciliation des hommes avec
Dieu et entre eux, ces deux réalités étant intimement liées.
7 Comme il
résulte de la parabole du fils prodigue, la réconciliation est un don de Dieu,
une initiative de Dieu. Or notre foi nous en saigne que cette initiative
se concrétise dans le mystère du Christ rédempteur, réconciliateur, du Christ
qui libère l'homme du péché sous toutes ses formes. Le même saint Paul n'hésite
pas à synthétiser dans cette tâche et dans cette fonction la mission
incomparable de Jésus de Nazareth, Verbe et Fils de Dieu fait homme.
Nous aussi, nous pouvons
partir de ce mystère central de l'économie du salut, point clé de la
christologie de l'Apôtre. « Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par
la mort de son Fils — écrit-il aux Romains —, combien plus, une fois
réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie, et pas seulement cela, mais nous
nous glorifions en Dieu par notre Seigneur Jésus Christ par qui dès à présent
nous avons obtenu la réconciliation »
.
Puisque donc « Dieu ... nous a réconciliés avec Lui par le Christ », Paul se
sent poussé à exhorter les chrétiens de Corinthe : « Laissez-vous réconcilier
avec Dieu »
.
Cette mission de
réconciliation par la mort sur la Croix, l'évangéliste Jean en parlait, en
d'autres termes, en observant que le Christ devait mourir « afin de rassembler
dans l'unité les enfants de Dieu dispersés »
.
Saint Paul encore nous
permet d'élargir à des dimensions cosmiques notre vision de l'œuvre du Christ
lorsqu'il écrit qu'en lui le Père s'est réconcilié toutes les créatures, celles
du ciel et celles de la terre
.
On peut vraiment dire du Christ Rédempteur que, « au temps de la colère, il a
été fait réconciliation »
et que, s'il est « notre paix »
,
il est aussi notre réconciliation.
C'est à juste titre que
sa passion et sa mort, sacramentellement renouvelées dans l'Eucharistie, sont
appelées par la liturgie « sacrifice qui réconcilie »
:
qui réconcilie avec Dieu et avec les frères, puisque Jésus lui-même enseigne que
la réconciliation fraternelle doit s'effectuer avant le sacrifice
.
Il est, par conséquent,
légitime, en partant de ces textes néo-testamentaires et de bien d'autres encore
qui sont significatifs, de centrer sur sa mission de réconciliateur la réflexion
concernant tout le mystère du Christ. Et il faut proclamer une fois encore la
foi de l'Église dans l'acte rédempteur du Christ, dans le mystère pascal de sa
mort et de sa résurrection comme cause de la réconciliation de l'homme, dans son
double aspect de libération par rapport au péché et de communion de grâce avec
Dieu.
Face au tableau
douloureux des divisions et des difficultés de la réconciliation entre les
hommes, j'invite justement à regarder le mystère de la Croix comme le
plus haut drame dans lequel le Christ perçoit en profondeur — et en éprouve la
souffrance — la tragédie même de l'homme séparé de Dieu, au point de s'écrier
avec les paroles du psalmiste : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? »
,
et réalise en même temps notre réconciliation. Le regard fixé sur le mystère du
Golgotha doit nous rappeler sans cesse la dimension « verticale » de la
division et de la réconciliation dans le rapport homme-Dieu qui, dans une vision
de foi, l'emporte toujours sur la dimension « horizontale », c'est-à-dire
sur la réalité de la division et sur la nécessité de la réconciliation entre les
hommes. Nous savons en effet qu'une telle réconciliation entre eux n'est et ne
peut être que le fruit de l'acte rédempteur du Christ, mort et ressuscité pour
vaincre le règne du péché, rétablir l'alliance avec Dieu et abattre ainsi le
« mur de séparation »
que le péché avait élevé entre les hommes.
8 Mais —
comme le disait saint Léon le Grand en parlant de la passion du Christ — « tout
ce que le Fils de Dieu a fait et enseigné pour la réconciliation du monde, nous
ne le connaissons pas seulement par l'histoire du passé, mais encore nous en
éprouvons l'efficacité par ses œuvres présentes »
.
La réconciliation, réalisée dans son humanité, nous la sentons dans l'efficacité
des mystères sacrés célébrés par son Église, pour laquelle il s'est livré
lui-même et qu'il a établie comme signe et en même temps instrument de salut.
C'est ce qu'affirme
saint Paul quand il écrit que Dieu a fait participer les Apôtres du Christ à son
œuvre de réconciliation. « Dieu — dit-il — nous a confié le ministère de la
réconciliation... et la parole de réconciliation »
.
Dans les mains et sur la
bouche des Apôtres, ses messagers, le Père, dans sa miséricorde, a placé un
ministère de réconciliation, qu'ils accomplissent d'une manière singulière,
en vertu du pouvoir d'agir au nom du Christ, in persona Christi. Mais
c'est aussi à toute la communauté des croyants, à l'ensemble de l'Église qu'est
confiée la parole de réconciliation, c'est-à-dire la tâche de faire tout
ce qui est possible pour témoigner de la réconciliation et pour la réaliser dans
le monde.
On peut dire qu'en
définissant l'Église comme « le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le
moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain » et en
signalant comme sa fonction propre celle d'obtenir la « pleine unité dans le
Christ » pour tous les « hommes, désormais plus étroitement unis entre eux par
divers liens ... »
,
le Concile Vatican II reconnaissait lui aussi que l'Église doit surtout tendre à
ramener les hommes à la pleine réconciliation.
En lien étroit avec la
mission du Christ, on peut donc synthétiser la mission, riche et complexe, de
l'Église dans la tâche, pour elle centrale, de la réconciliation de l'homme avec
Dieu, avec lui-même, avec ses frères, avec toute la création ; et cela, d'une
façon permanente car — comme je l'ai dit ailleurs — « l'Église est par nature
toujours réconciliatrice »
.
L'Église est
réconciliatrice parce qu'elle proclame le message de la réconciliation, comme
elle l'a toujours fait au cours de son histoire depuis le Concile apostolique de
Jérusalem
jusqu'au dernier Synode des évêques et au récent Jubilé de la Rédemption.
L'originalité de cette proclamation réside dans le fait que, pour l'Église, la
réconciliation est étroitement liée à la conversion du cœur : c'est là le
chemin nécessaire vers l'entente entre les êtres humains.
L'Église est aussi
réconciliatrice parce qu'elle montre à l'homme les chemins et lui offre les
moyens pour atteindre la quadruple réconciliation susdite. Les chemins sont
justement la conversion du cœur et la victoire sur le péché, que ce soit
l'égoïsme ou l'injustice, la domination orgueilleuse ou l'exploitation d'autrui,
l'attachement aux biens matériels ou la recherche effrénée du plaisir. Les
moyens sont l'écoute fidèle et attentive de la Parole de Dieu, la prière
personnelle et communautaire, et surtout les sacrements, véritables signes et
instruments de réconciliation, parmi lesquels se distingue à cet égard celui
qu'à juste titre nous appelons le sacrement de la Réconciliation, ou de la
Pénitence, sur lequel je reviendrai par la suite.
9 Mon
vénéré prédécesseur Paul VI a eu le mérite de faire clairement comprendre que,
pour être évangélisatrice, l'Église doit commencer par se montrer elle-même
évangélisée, c'est-à-dire ouverte au message intégral et plénier de la Bonne
Nouvelle de Jésus Christ pour l'écouter et la mettre en pratique
.
Moi-même, reprenant et ordonnant dans un document les réflexions de la quatrième
Assemblée générale du Synode des évêques, j'ai parlé d'une Église qui se
catéchise dans la mesure ou elle fait elle-même la catéchèse
.
Je n'hésite pas à
reprendre ici le parallèle, pour autant qu'il s'applique à notre sujet, afin
d'affirmer que l'Église, pour être réconciliatrice, doit commencer par être une
Église réconciliée. Il y a, sous-jacente à cette affirmation simple et
linéaire, la conviction que l'Église, pour annoncer la réconciliation au monde
et la lui proposer toujours plus efficacement, doit devenir toujours davantage
une communauté (fût-ce le « petit troupeau » des premiers temps) de disciples du
Christ, unis dans l'effort pour se convertir continuellement au Seigneur et
vivre comme des hommes nouveaux dans l'esprit et la pratique de la
réconciliation.
Face à nos contemporains
si sensibles à ce que démontrent les témoignages concrets de vie, l'Église est
appelée à donner l'exemple de la réconciliation d'abord en son sein ; et à cette
fin, nous devons tous œuvrer pour pacifier les esprits, modérer les tensions,
surmonter les divisions, soigner les blessures éventuellement provoquées entre
frères lorsque s'accentuent les divergences de choix dans le domaine de la
simple opinion, et essayer au contraire d'être unis dans ce qui est essentiel
pour la foi et la vie chrétienne, selon le vieil adage: In dubiis libertas,
in necessariis unitas, in omnibus caritas.
Selon ce critère,
l'Église doit également rendre réelle sa dimension œcuménique. En effet, pour
être entièrement réconciliée, elle sait qu'il lui faut avancer dans la recherche
de l'unité entre ceux qui s'honorent de s'appeler chrétiens mais sont séparés
entre eux, même au niveau des Églises ou des Communions, et séparés de l'Église
de Rome. Celle-ci recherche une unité qui, pour être le fruit et l'expression
d'une véritable réconciliation, n'entend se fonder ni sur la dissimulation des
points qui divisent ni sur des compromis d'autant plus faciles qu'ils sont
superficiels et fragiles. L'unité doit être le résultat d'une vraie conversion
de tous, du pardon réciproque, du dialogue théologique et des relations
fraternelles, de la prière, de la pleine docilité à l'action de l'Esprit Saint,
qui est aussi Esprit de réconciliation.
Enfin, l'Église, pour se
dire pleinement réconciliée, sent qu'elle doit s'efforcer toujours davantage de
porter l'Évangile à tous les peuples, suscitant le « dialogue du salut »
,
aux vastes secteurs de l'humanité contemporaine qui ne partagent pas sa foi et
qui même, en raison d'un sécularisme croissant, prennent leurs distances avec
elle et lui opposent une froide indifférence, quand ils ne vont pas jusqu'à lui
faire obstacle ou la persécuter. A tous, l'Église se sent le devoir de répéter
avec saint Paul : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu »
.
Dans tous les cas,
l'Église promeut une réconciliation dans la vérité, sachant bien qu'il
n'y a pas de réconciliation ni d'unité possibles en dehors de la vérité ou
contre elle.
10 Communauté
réconciliée et réconciliatrice, l'Église ne peut oublier qu'à l'origine de son
don et de sa mission se trouve l'initiative, remplie d'amour compatissant et de
miséricorde, du Dieu qui est Amour
et qui par amour a créé les hommes
:
il les a créés pour qu'ils vivent dans son amitié et en communion entre eux.
Dieu est fidèle à son
dessein éternel même quand l'homme, poussé par le Mauvais
et entraîné par son orgueil, abuse de la liberté qui lui a été donnée pour aimer
et rechercher généreusement le bien, refusant ainsi d'obéir à son Seigneur et
Père ; et aussi quand l'homme, au lieu de répondre par l'amour à l'amour de
Dieu, s'oppose à lui comme à un rival, se leurrant lui-même et présumant de ses
forces, pour en arriver à la rupture des rapports avec celui qui l'a créé.
Malgré cette prévarication de l'homme, Dieu reste fidèle dans l'amour.
Certes, le récit du paradis terrestre nous fait méditer sur les funestes
conséquences du rejet du Père, qui se traduit par le désordre interne de l'homme
et par la rupture de l'harmonie entre l'homme et la femme, entre un frère et
l'autre
.
La parabole évangélique des deux fils qui, d'une manière différente, s'éloignent
de leur père, creusant un abîme entre eux, est elle aussi significative. Le
refus de l'amour paternel de Dieu et de ses dons d'amour est toujours à la
racine des divisions de l'humanité.
Mais nous savons que
Dieu, « riche en miséricorde »
,
tel le père de la parabole, ne ferme son cœur à aucun de ses enfants. Il les
attend, les cherche, les rejoint là ou le refus de la communion les enferme dans
l'isolement et la division, les appelle à se regrouper autour de sa table, dans
la joie de la fête du pardon et de la réconciliation.
Cette initiative de Dieu
se concrétise et se manifeste dans l'acte rédempteur du Christ, qui rayonne dans
le monde grâce au ministère de l'Église.
En effet, selon notre
foi, le Verbe de Dieu s'est fait chair et est venu habiter la terre des hommes :
il est entré dans l'histoire du monde, l'assumant et la récapitulant en lui-même
.
Il nous a révélé que Dieu est amour et il nous a donné le « commandement
nouveau »
de l'amour, nous communiquant en même temps la certitude que le chemin de
l'amour s'ouvre à tous les hommes, que n'est donc pas vain l'effort tendant à
instaurer la fraternité universelle
.
Ayant vaincu, par sa mort sur la croix, le mal et la puissance du péché, par son
obéissance pleine d'amour il a apporté le salut à tous et il est devenu pour
tous « réconciliation ». En lui, Dieu s'est réconcilié l'homme.
L'Église, poursuivant
l'annonce de la réconciliation proclamée par le Christ dans les villages de
Galilée et de toute la Palestine
,
ne cesse d'inviter l'humanité entière à se convertir et à croire à la Bonne
Nouvelle. Elle parle au nom du Christ, faisant sien l'appel de l'Apôtre Paul que
nous avons déjà rappelé : « Nous sommes ... en ambassade pour le Christ ; c'est
comme si Dieu exhortait par nous. Nous vous en supplions au nom du Christ:
laissez-vous réconcilier avec Dieu »
.
Celui qui accepte cet
appel entre dans l'économie de la réconciliation et fait l'expérience de la
vérité contenue dans cette autre annonce de saint Paul selon laquelle le Christ
« est notre paix, lui qui des deux peuples n'en a fait qu'un, détruisant la
barrière qui les séparait, la haine .... pour faire la paix et les réconcilier
tous les deux avec Dieu »
.
Si ce texte concerne directement le dépassement de la division religieuse entre
Israël, en tant que peuple élu de l'Ancien Testament, et les autres peuples,
tous appelés à faire partie de la Nouvelle Alliance, il contient néanmoins
l'affirmation de la nouvelle universalité spirituelle, voulue par Dieu et
réalisée par lui grâce au sacrifice de son Fils, le Verbe fait homme, sans
limite ni exclusion d'aucune sorte, pour tous ceux qui se convertissent et
croient au Christ. Nous sommes donc tous appelés à bénéficier des fruits de
cette réconciliation voulue par Dieu: tous les hommes, tous les peuples.
11 L'Église a
la mission d'annoncer cette réconciliation et d'en être le sacrement dans le
monde. Sacrement, c'est-à-dire signe et instrument de réconciliation,
l'Église l'est à divers titres, qui n'ont pas tous la même valeur mais qui,
tous, convergent vers l'obtention de ce que l'initiative divine de miséricorde
veut accorder aux hommes.
Elle l'est avant tout
par son existence même de communauté réconciliée, qui témoigne dans le monde de
l'œuvre du Christ et la représente.
Elle l'est par son
service de gardienne et d'interprète de la Sainte Écriture, qui est la joyeuse
nouvelle de la réconciliation car elle fait connaître de génération en
génération le dessein d'amour de Dieu et elle indique à chacun les voies de la
réconciliation universelle dans le Christ.
Elle l'est enfin par les
sept sacrements qui, chacun à sa manière, « font l'Église »
.
Puisqu'ils commémorent, en effet, et renouvellent le mystère de la Pâque du
Christ, tous les sacrements sont sources de vie pour l'Église et, entre ses
mains, instruments de conversion à Dieu et de réconciliation des hommes.
12 La mission
réconciliatrice est propre à toute l'Église, y compris et surtout celle qui est
déjà admise à participer pleinement de la gloire divine avec la Vierge Marie,
avec les anges et les saints qui contemplent et adorent le Dieu trois fois
saint. L'Église du ciel, l'Église de la terre, l'Église du purgatoire sont
mystérieusement unies dans cette coopération avec le Christ pour réconcilier le
monde avec Dieu.
Le premier chemin de
cette action salvatrice est celui de la prière. Il n'y a pas de doute que la
Vierge, Mère du Christ et de l'Église
,
et les saints, arrivés au bout de leur cheminement terrestre et en possession de
la gloire de Dieu, soutiennent de leur intercession leurs frères pèlerins en ce
monde, dans leurs efforts de conversion, de foi, de reprise après chaque chute,
d'action pour faire croître la communion et la paix dans l'Église et dans le
monde. Dans le mystère de la communion des saints, la réconciliation universelle
se réalise dans sa forme la plus profonde et la plus fructueuse pour le salut de
tous.
Il y a aussi un autre
chemin, celui de la prédication. Disciple de l'unique Maître Jésus Christ,
l'Église, à son tour, comme mère et maîtresse, ne se lasse pas de proposer aux
hommes la réconciliation, et elle n'hésite pas à dénoncer la malice du péché, à
proclamer la nécessité de la conversion, à inviter les hommes à « se laisser
réconcilier » et à le leur demander. En réalité, c'est bien là sa mission
prophétique dans le monde d'aujourd'hui comme dans celui d'hier : c'est la
mission même de son Maître et Chef, Jésus. Comme lui, l'Église accomplira
toujours cette mission avec des sentiments d'amour miséricordieux, et elle
portera à tous les paroles du pardon et l'invitation à l'espérance, qui viennent
de la Croix.
Il y a encore le chemin
souvent si difficile et ardu de l'action pastorale pour ramener chaque homme —
quel qu'il soit et ou qu'il se trouve — sur la route, parfois longue, du retour
vers le Père dans la communion avec tous les frères.
Il y a enfin le chemin
du témoignage, presque toujours silencieux, qui naît d'une double conscience de
l'Église : la conscience d'être en elle-même « indéfectiblement sainte »
,
mais aussi d'avoir besoin de « se purifier ... de jour en jour, jusqu'à ce que
le Christ se la présente à lui-même, glorieuse, sans tache ni ride », étant
donné que parfois, à cause de nos péchés, son visage « resplendit moins » aux
yeux de ceux qui la regardent
.
Ce témoignage ne peut pas ne pas revêtir deux aspects fondamentaux : être le
signe de la charité universelle que Jésus Christ a laissée en héritage à ses
disciples comme preuve de l'appartenance à son règne ; se traduire en actes
toujours nouveaux de conversion et de réconciliation à l'intérieur et à
l'extérieur de l'Église, par le dépassement des tensions, le pardon réciproque,
la croissance dans l'esprit de fraternité et de paix à étendre au monde entier.
Au long de ce chemin, l'Église pourra agir utilement pour faire naître ce que
mon prédécesseur Paul VI appelait la « civilisation de l'amour ».
13 Comme
l'écrit l'Apôtre saint Jean, « si nous disons : «Nous n'avons pas de péché»,
nous nous abusons, la vérité n'est pas en nous. Si nous confessons nos péchés,
lui, fidèle et juste, pardonnera nos péchés »
.
Ces paroles inspirées, écrites à l'aube de la vie de l'Église, introduisent
mieux que toute autre expression humaine cet exposé sur le péché, qui est
étroitement lié à celui sur la réconciliation. Elles saisissent le problème du
péché dans sa perspective anthropologique, en tant que partie intégrante de la
vérité sur l'homme, mais elles l'inscrivent aussitôt dans la perspective divine
ou le péché est confronté avec la vérité de l'amour divin, juste, généreux et
fidèle, qui se manifeste surtout par le pardon et la rédemption. Aussi le même
saint Jean écrit-il un peu plus loin que, « si notre cœur nous accuse, Dieu est
plus grand que notre cœur »
.
Reconnaître son péché,
et même — en approfondissant la réflexion sur sa propre personnalité — se
reconnaître pécheur, capable de péché et porté au péché, est le principe
indispensable du retour à Dieu. C'est l'expérience exemplaire de David qui,
« après avoir fait ce qui est mal aux yeux du Seigneur », réprimandé par le
prophète Nathan
,
s'écrie : « Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi. Contre
toi, et toi seul, j'ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l'ai fait »
.
Du reste, Jésus met sur les lèvres et dans le cœur du fils prodigue ces paroles
significatives : « Père, j'ai péché contre le Ciel et envers toi »
.
En réalité, se
réconcilier avec Dieu suppose et inclut que l'on se détache avec lucidité et
détermination du péché ou l'on est tombé. Cela suppose donc et inclut que l'on
fait pénitence au sens le plus complet du terme : se repentir, manifester
son regret, prendre l'attitude concrète du repenti, celle de quiconque se met
sur le chemin du retour au Père. C'est là une loi générale que chacun doit
suivre dans la situation particulière ou il se trouve. On ne peut en effet
parler seulement en termes abstraits du péché et de la conversion.
Dans la situation
concrète de l'homme pécheur, ou il ne peut y avoir de conversion sans
reconnaissance de son péché, le ministère de réconciliation de l'Église
intervient en toute hypothèse avec une finalité ouvertement pénitentielle,
c'est-à-dire visant à ramener l'homme à la « connaissance de soi » dont parle
sainte Catherine de Sienne
,
au renoncement au mal, au rétablissement de l'amitié avec Dieu, à la remise en
ordre intérieure, à la nouvelle conversion ecclésiale. Ajoutons qu'au-delà du
cadre de l'Église et des croyants, le message et le ministère de la pénitence
sont adressés à tous les hommes, car tous ont besoin de conversion et de
réconciliation
.
Pour accomplir comme il
convient ce ministère pénitentiel, il faut aussi évaluer, avec les « yeux
illuminés »
de la foi, les conséquences du péché, qui sont cause de division et de rupture
non seulement à l'intérieur de chaque homme mais aussi dans les différentes
sphères de son existence: famille, milieu, profession, société, comme on peut si
souvent le constater par l'expérience, en confirmation de la page biblique
concernant la ville de Babel et sa tour
.
Visant à construire ce qui devait être à la fois un symbole et un foyer d'unité,
ces hommes se retrouvèrent plus dispersés qu'avant, en pleine confusion des
langues, divisés entre eux, incapables d'accord ou de convergence.
Pourquoi l'ambitieux
projet a-t-il échoué ? Pourquoi « les bâtisseurs ont-ils peiné en vain » ?
Parce que les hommes s'étaient fondés seulement sur une œuvre de leurs mains
pour signifier et garantir l'unité qu'ils voulaient oubliant l'action du
Seigneur. Ils avaient misé sur la seule dimension horizontale du travail et de
la vie sociale, sans se préoccuper de la dimension verticale, grâce à laquelle
ils se seraient trouvés enracinés en Dieu, leur Créateur et Seigneur, et ils
auraient tendu vers lui comme but ultime de leur chemin.
On peut dire que le
drame de l'homme d'aujourd'hui, comme celui de l'homme de tous les temps,
consiste précisément dans son caractère « babéli-que ».
14 Si nous
lisons dans la Bible la page sur la ville et la tour de Babel à la lumière
nouvelle de l'Évangile, et si nous la confrontons avec le récit de la chute des
premiers parents, nous pouvons y trouver des éléments précieux pour prendre
conscience du mystère du péché. Cette expression, qui fait écho à ce
qu'écrivait saint Paul sur le mystère d'iniquité
,
tend à nous faire percevoir ce qui se cache d'obscur et d'insaisissable dans le
péché. Sans aucun doute, le péché est l'œuvre de l'homme ; mais dans la densité
même de cette expérience humaine, interviennent des facteurs qui le situent
au-delà de l'humain, dans cette zone limite ou la conscience, la volonté et la
sensibilité de l'homme sont au contact des forces obscures qui, selon saint
Paul, agissent dans le monde au point de parvenir presque à s'en rendre maîtres
.
Dans le récit biblique
sur la construction de la tour de Babel ressort un premier élément qui nous aide
à comprendre le péché : les hommes ont prétendu bâtir une cité, former une
société, être forts et puissants sans Dieu, même si ce n'était pas à
proprement parler contre Dieu
.
Dans ce sens, le récit du premier péché dans le paradis terrestre et le récit de
Babel, malgré les différences notables de leurs contenus et de leurs formes,
présentent une convergence sur un point : dans l'un et l'autre, nous nous
trouvons en face d'une exclusion de Dieu, par le refus explicite de l'un
de ses commandements, par un geste qui manifeste une rivalité face à lui, par la
prétention illusoire d'être « comme lui »
.
Dans le récit de Babel, l'exclusion de Dieu n'apparaît pas tellement sur
le mode d'une confrontation avec lui, mais comme l'oubli et l'indifférence à son
égard, comme si Dieu ne présentait aucun intérêt dans le cadre du projet humain
de bâtir et de s'unir. Mais, dans les deux cas, c'est avec violence que se
trouve rompu le rapport avec Dieu. Dans la scène du paradis terrestre
apparaît toute la gravité dramatique de ce qui constitue l'essence la plus
intime et la plus obscure du péché: la désobéissance à Dieu, à sa loi, à
la norme morale qu'il a donnée à l'homme et inscrite dans son cœur, la
confirmant et l'achevant par la révélation.
Exclusion de Dieu,
rupture avec Dieu, désobéissance à Dieu : c'est ce qu'a été et ce qu'est le
péché tout au long de l'histoire humaine, sous des formes diverses qui peuvent
aller jusqu'à la négation de Dieu et de son existence : c'est le
phénomène de l'athéisme.
La désobéissance
de l'homme qui — par un acte de sa liberté — ne reconnaît pas la prédominance de
Dieu dans sa vie, au moins au moment précis ou il viole sa loi.
15 Dans les
récits bibliques rappelés plus haut, la rupture avec Dieu aboutit d'une manière
dramatique à la division entre les frères.
Dans la description du
« premier péché », la rupture avec Yahvé tranche en même temps le lien d'amitié
qui unissait la famille humaine, à tel point que les pages suivantes de la
Genèse nous montrent l'homme et la femme qui, pour ainsi dire, tendent l'un
vers l'autre un doigt accusateur
;
puis un frère qui, hostile à son frère, finit par lui enlever la vie
.
Suivant le récit des
événements de Babel, la conséquence du péché est l'éclatement de la famille
humaine, déjà commencé lors du premier péché, désormais arrivé au pire en
prenant une dimension sociale.
Pour qui veut chercher à
pénétrer le mystère du péché, il est impossible de ne pas prendre en compte cet
enchaînement de cause à effet. En tant que rupture avec Dieu, le péché est
l'acte de désobéissance d'une créature qui rejette, au moins implicitement,
celui qui est à son origine et qui la maintient en vie ; c'est donc un acte
suicidaire. Du fait que par le péché l'homme refuse de se soumettre à Dieu, son
équilibre intérieur est détruit et c'est au fond même de son être qu'éclatent
les contradictions et les conflits. Ainsi déchiré, l'homme provoque de manière
presque inévitable un déchirement dans la trame de ses rapports avec les autres
hommes et le monde créé. C'est là une loi et un fait objectif, vérifiés par de
multiples expériences de la psychologie humaine et de la vie spirituelle, et
aussi dans la réalité de la vie sociale : il est facile d'y observer les
répercussions et les signes du désordre intérieur.
Le mystère du péché
comprend cette double blessure que le pécheur ouvre en lui-même et aussi dans
ses rapports avec son prochain. C'est pourquoi on peut parler de péché
personnel et social : tout péché est personnel d'un certain
point de vue, et d'un autre point de vue, tout péché est social en ce
que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales.
16 Le péché,
au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne,
car il est l'acte de liberté d'un homme particulier et non pas, à proprement
parler, celui d'un groupe ou d'une communauté. Cet homme peut se trouver
conditionné, opprimé, poussé par des facteurs externes nombreux et puissants; il
peut aussi être sujet à des tendances, à une hérédité, à des habitudes liées à
sa condition personnelle. Dans bien des cas, de tels facteurs externes et
internes peuvent, dans une mesure plus ou moins grande, atténuer sa liberté et,
par là, sa responsabilité et sa culpabilité. Mais c'est une vérité de foi,
confirmée également par notre expérience et notre raison, que la personne
humaine est libre. On ne peut ignorer cette vérité en imputant le péché des
individus à des réalités extérieures: les structures, les systèmes, les autres.
Ce serait surtout nier la dignité et la liberté de la personne qui s'expriment —
même de manière négative et malheureuse — jusque dans cette responsabilité de
commettre le péché. C'est pourquoi, en tout homme il n'y a rien d'aussi
personnel et incommunicable que le mérite de la vertu ou la responsabilité de la
faute.
Les conséquences
premières, et les plus importantes, du péché, acte de la personne, portent sur
le pécheur lui-même : c'est-à-dire sur sa relation avec Dieu, fondement
même de la vie humaine; sur son esprit, affaiblissant sa volonté et
obscurcissant son intelligence.
Parvenus à ce stade de
la réflexion, il faut nous demander à quelle réalité se référaient ceux qui ont
mentionné fréquemment le péché social, au cours de la préparation et des
travaux du Synode. L'expression et le concept sous-jacent ont à vrai dire
plusieurs sens différents.
Parler de péché
social veut dire, avant tout, reconnaître que, en vertu d'une solidarité
humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de
chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. C'est là le revers de
cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère
profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu
dire que « toute âme qui s'élève, élève le monde »
.
A cette loi de l'élévation correspond, malheureusement, la loi de la
chute, à tel point qu'on peut parler d'une communion dans le péché,
par laquelle une âme qui s'abaisse par le péché abaisse avec elle l'Église et,
d'une certaine façon, le monde entier. En d'autres termes, il n'y a pas de
péché, même le plus intime et le plus secret, le plus strictement individuel,
qui concerne exclusivement celui qui le commet. Tout péché a une répercussion,
plus ou moins forte, plus ou moins dommageable, sur toute la communauté
ecclésiale et sur toute la famille humaine. Selon ce premier sens, on peut
attribuer indiscutablement à tout péché le caractère de péché social.
Certains péchés,
cependant, constituent, par leur objet même, une agression directe envers le
prochain et — plus exactement, si l'on recourt au langage évangélique — envers
les frères. Ces péchés offensent Dieu, parce qu'ils offensent le prochain. On
désigne habituellement de tels péchés par l'épithète « sociaux » et c'est
là la seconde signification du terme. En ce sens, est social le péché
contre l'amour du prochain ; selon la loi du Christ, il est d'autant plus grave
qu'il met en cause le second commandement qui est « semblable au premier »
.
Est également social tout péché commis contre la justice dans les
rapports soit de personne à personne, soit de la personne avec la communauté,
soit encore de la communauté avec la personne. Est social tout péché
contre les droits de la personne humaine, à commencer par le droit à la vie,
sans exclure le droit de naître, ou contre l'intégrité physique de quelqu'un;
tout péché contre la liberté d'autrui, spécialement contre la liberté suprême de
croire en Dieu et de l'adorer ; tout péché contre la dignité et l'honneur du
prochain. Est social tout péché contre le bien commun et ses exigences,
dans tout l'ample domaine des droits et des devoirs des citoyens. Peut être
social le péché par action ou par omission, de la part de dirigeants
politiques, économiques et syndicaux qui, bien que disposant de l'autorité
nécessaire, ne se consacrent pas avec sagesse à l'amélioration ou à la
transformation de la société suivant les exigences et les possibilités qu'offre
ce moment de l'histoire ; de même, de la part des travailleurs qui manqueraient
au devoir de présence et de collaboration qui est le leur pour que les
entreprises puissent continuer à assurer leur bien-être, celui de leurs familles
et de la société entière.
Le troisième sens du
péché social concerne les rapports entre les diverses communautés humaines.
Ces rapports ne sont pas toujours en harmonie avec le dessein de Dieu qui veut
dans le monde la justice, la liberté et la paix entre les individus, les
groupes, les peuples. Ainsi la lutte des classes, quel qu'en soit le responsable
et parfois celui qui l'érige en système, est un mal social. Ainsi les
oppositions tenaces entre des blocs de nations, d'une nation contre une autre,
de groupes contre d'autres groupes au sein de la même nation, constituent en
vérité un mal social. Dans tous ces cas, il faudrait se demander si l'on
peut attribuer à quelqu'un la responsabilité morale de tels maux et, par
conséquent, le péché. On doit bien reconnaître que les réalités et les
situations comme celles qu'on vient d'indiquer, dans la mesure ou elles se
généralisent et se développent énormément comme faits de société, deviennent
presque toujours anonymes, leurs causes étant par ailleurs complexes et pas
toujours identifiables. C'est pourquoi, si l'on parle de péché social,
l'expression prend ici une signification évidemment analogique. Quoi qu'il en
soit, parler de péché social, même au sens analogique, ne doit amener
personne à sous-estimer la responsabilité des individus, mais cela revient à
adresser un appel à la conscience de tous, afin que chacun assume sa propre
responsabilité pour changer sérieusement et avec courage ces réalités néfastes
et ces situations intolérables.
Cela dit de la manière
la plus claire et sans équivoque, il convient d'ajouter aussitôt qu'il est une
conception du péché social qui n'est ni légitime ni admissible, bien
qu'elle revienne souvent à notre époque dans certains milieux
:
cette conception, en opposant, non sans ambiguïté, le péché social au
péché personnel, conduit, de façon plus ou moins inconsciente, à atténuer et
presque à effacer ce qui est personnel pour ne reconnaître que les fautes
et les responsabilités sociales. Selon une telle conception, qui
manifeste assez clairement sa dépendance d'idéologies et de systèmes non
chrétiens — parfois abandonnés aujourd'hui par ceux-là mêmes qui en ont été les
promoteurs officiels dans le passé —, pratiquement tout péché serait social, au
sens ou il serait imputable moins à la conscience morale d'une personne qu'à une
vague entité ou collectivité anonyme telle que la situation, le système, la
société, les structures, l'institution, etc.
Or, quand elle parle de
situations de péché ou quand elle dénonce comme péchés sociaux
certaines situations ou certains comportements collectifs de groupes sociaux
plus ou moins étendus, ou même l'attitude de nations entières et de blocs de
nations, l'Église sait et proclame que ces cas de péché social sont le
fruit, l'accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels.
Il s'agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent ou
favorisent l'iniquité, voire l'exploitent; de la part de ceux qui, bien que
disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins
limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et
complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par
indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue
impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent
s'épargner l'effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d'ordre
supérieur. Les vraies responsabilités sont donc celles des personnes.
Une situation — et de
même une institution, une structure, une société — n'est pas, par elle-même,
sujet d'actes moraux ; c'est pourquoi elle ne peut être, par elle-même, bonne ou
mauvaise.
A l'origine de toute
situation de péché se trouvent toujours des hommes pécheurs. C'est si vrai
que, si une telle situation peut être modifiée dans ses aspects structurels et
institutionnels par la force de la loi ou, comme il arrive malheureusement trop
souvent, par la loi de la force, en réalité le changement se révèle incomplet,
peu durable et, en définitive, vain et inefficace — pour ne pas dire qu'il
produit un effet contraire — si les personnes directement ou indirectement
responsables d'une telle situation ne se convertissent pas.
17 Mais
voici, dans le mystère du péché, une autre dimension sur laquelle l'intelligence
de l'homme n'a jamais cessé de méditer : celle de sa gravité. C'est une question
inévitable, à laquelle la conscience chrétienne n'a jamais renoncé à répondre :
pourquoi et dans quelle mesure le péché est-il grave en tant
qu'offense faite à Dieu et en raison de sa répercussion sur l'homme ? L'Église a
une doctrine propre à ce sujet, et elle la réaffirme en ses éléments essentiels
tout en sachant qu'il n'est pas toujours facile, dans les situations concrètes,
de délimiter nettement les frontières.
Déjà dans l'Ancien
Testament il était dit, à propos de nombreux péchés — ceux qui étaient commis
délibérément
,
les diverses formes de luxure
,
d'idolâtrie
,
de culte des faux dieux
— que le coupable devait être « éliminé de son peuple », ce qui pouvait aussi
signifier condamné à mort
.
Par contre d'autres péchés, surtout ceux commis par ignorance, pouvaient être
pardonnés grâce à un sacrifice
.
C'est aussi en se
référant à ces textes que l'Église parle constamment, depuis des siècles, de
péché mortel et de péché véniel. Mais cette distinction et ces
termes s'éclairent surtout dans le Nouveau Testament, ou se trouvent des textes
nombreux qui énumèrent et réprouvent en des termes vigoureux les péchés qui
méritent particulièrement d'être condamnés
,
sans parler de la confirmation du décalogue que Jésus donne lui-même
.
Ici, je voudrais me reporter particulièrement à deux pages significatives et
impressionnantes.
Dans un passage de sa
première Lettre, saint Jean parle d'un péché qui conduit à la mort (pros
thanaton) et l'oppose à un péché qui ne conduit pas à la mort (mè
pros thanaton)
.
Il est évident que le concept de mort est ici spirituel : il s'agit de
perdre la vie véritable ou « vie éternelle » qui, pour Jean, est la connaissance
du Père et du Fils
,
la communion et l'intimité avec eux. Le péché qui conduit à la mort
semble, dans le passage cité de la première Lettre de saint Jean, être le
rejet du Fils
,
ou le culte des faux dieux
.
Quoi qu'il en soit, par cette distinction des concepts, Jean semble vouloir
souligner la gravité incalculable de ce qui est l'essence du péché, le refus de
Dieu, accompli surtout dans l'apostasie et l'idolâtrie,
c'est-à-dire l'acte de rejeter la foi en la vérité révélée, de mettre au même
rang que Dieu certaines réalités créées et d'en faire des idoles ou de faux
dieux
.
Mais l'Apôtre, dans cette page, entend aussi mettre en lumière la certitude
donnée au chrétien du fait qu'il est « né de Dieu » grâce à la « venue du
Fils » : il y a en lui une force qui le préserve de la chute dans le péché ;
Dieu le garde, et « le Mauvais n'a pas de prise sur lui ». Car s'il pèche par
faiblesse ou par ignorance, il a en lui l'espérance de la rémission, étant
d'ailleurs soutenu par la prière commune de ses frères.
Dans une autre page du
Nouveau Testament, plus précisément dans l'Évangile de Matthieu
,
Jésus lui-même parle d'un « blasphème contre l'Esprit Saint » qui « ne sera pas
remis », parce qu'il consiste, dans ses diverses manifestations, à refuser avec
obstination la conversion à l'amour du Père des miséricordes.
Il s'agit, bien entendu,
d'expressions extrêmes et radicales: le refus de Dieu, le refus de sa grâce et,
par conséquent, l'opposition au principe même du salut
;
par là l'homme semble volontairement s'interdire la voie de la rémission. Il
faut espérer que très peu d'hommes aient la volonté de s'obstiner jusqu'à la fin
dans cette attitude de révolte ou de défi ouvert contre Dieu, lequel, par
ailleurs, comme nous l'enseigne encore saint Jean
,
"est plus grand que notre cœur" dans son amour miséricordieux et peut vaincre
toutes nos résistances psychologiques et spirituelles, si bien que, comme
l'écrit saint Thomas d'Aquin, « il ne faut désespérer du salut de personne en
cette vie, en raison de la toute-puissance et de la miséricorde de Dieu »
.
Mais, face à ce problème
de la rencontre d'une volonté rebelle avec Dieu infiniment juste, on ne peut pas
ne pas nourrir des sentiments de « crainte et tremblement » salutaires, comme le
suggère saint Paul
;
tandis que l'avertissement de Jésus à propos du péché « qui ne peut être remis »
confirme l'existence de fautes qui peuvent attirer sur le pécheur la peine de la
"mort éternelle".
A la lumière de ces
textes de la sainte Écriture et d'autres, les docteurs et les théologiens les
maîtres spirituels et les pasteurs ont distingué entre les péchés mortels
et les péchés véniels. Saint Augustin, notamment, parlait de letalia
ou de mortifera crimina, les opposant à venialia, levia ou
quotidiana
.
Le sens qu'il a donné à ces qualificatifs influencera ultérieurement le
Magistère de l'Église. Après lui, saint Thomas d'Aquin formulera dans les termes
les plus clairs possible la doctrine devenue constante dans l'Église.
En établissant cette
distinction entre les péchés mortels et les péchés véniels, et en
les définissant, la théologie du péché de saint Thomas et de ceux qui la
continuent ne pouvait ignorer la référence biblique et, par conséquent, le
concept de mort spirituelle. Selon le Docteur angélique, pour vivre selon
l'Esprit, l'homme doit rester en communion avec le principe suprême de la vie,
Dieu même, en tant que fin ultime de tout son être et de tout son agir. Or le
péché est un désordre provoqué par l'homme contre ce principe vital. Et quand,
« par le péché, l'âme provoque un désordre qui va jusqu'à la séparation d'avec
la fin ultime — Dieu — à laquelle elle est liée par la charité, il y a alors un
péché mortel; au contraire, toutes les fois que le désordre reste en-deçà de la
séparation d'avec Dieu, le péché est véniel »
.
Pour cette raison, le péché véniel ne prive pas de la grâce sanctifiante, de
l'amitié avec Dieu, de la charité, ni par conséquent de la béatitude éternelle,
tandis qu'une telle privation est précisément la conséquence du péché mortel.
En outre, considérant le
péché sous l'aspect de la peine qu'il entraîne, saint Thomas avec
d'autres docteurs appelle mortel le péché qui, s'il n'est pas remis, fait
contracter une peine éternelle; véniel, le péché qui mérite une peine
simplement temporelle (c'est-à-dire partielle et qui peut être expiée sur terre
ou au purgatoire).
Si l'on considère
ensuite la matière du péché, les idées de mort, de rupture radicale avec
Dieu, bien suprême, de déviation par rapport à la route qui conduit à Dieu ou
d'interruption du cheminement vers lui (toutes manières de définir le péché
mortel), se conjuguent avec l'idée de gravité impliquée dans le contenu
objectif : c'est pourquoi le péché grave s'identifie pratiquement, dans
la doctrine et l'action pastorale de l'Église, avec le péché mortel.
Nous recueillons ici le
noyau de l'enseignement traditionnel de l'Église, repris souvent et avec force
au cours du récent Synode. Celui-ci, en effet, a non seulement réaffirmé ce qui
avait été proclamé par le Concile de Trente sur l'existence et la nature des
péchés mortels et véniels
,
mais il a voulu rappeler qu'est péché mortel tout péché qui a pour objet
une matière grave et qui, de plus, est commis en pleine conscience et de
consentement délibéré. On doit ajouter, comme cela a été fait également au
Synode, que certains péchés sont intrinsèquement graves et mortels quant
à leur matière. C'est-à-dire qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en
eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites,
en raison de leur objet. Ces actes, s'ils sont accomplis avec une conscience
claire et une liberté suffisante, sont toujours des fautes graves
.
Cette doctrine, fondée
sur le Décalogue et sur la prédication de l'Ancien Testament, reprise dans le
kérygme des Apôtres, appartenant à l'enseignement le plus ancien de l'Église
qui la répète jusqu'à aujourd'hui, trouve dans l'expérience humaine de tous les
temps une exacte vérification. L'homme sait bien, par expérience, que, sur le
chemin de la foi et de la justice qui le conduit à la connaissance et à l'amour
de Dieu dans cette vie et à l'union parfaite avec lui dans l'éternité, il peut
s'arrêter ou s'écarter, sans pour autant abandonner la voie de Dieu: dans ce cas
il y a péché véniel ; toutefois celui-ci ne devra pas être vidé de son
sens, comme s'il était automatiquement chose négligeable, ou un « péché qui
compte peu ». A vrai dire l'homme sait aussi, par sa douloureuse expérience,
qu'il peut inverser sa marche par un acte conscient et libre de sa volonté, et
cheminer dans le sens opposé à la volonté de Dieu, et ainsi s'éloigner de lui (aversio
a Deo), refusant la communion d'amour avec lui, se détachant du principe de
vie qu'est Dieu, choisissant ainsi la mort.
Avec toute la tradition
de l'Église, nous appelons péché mortel l'acte par lequel un homme,
librement et consciemment, refuse Dieu, sa loi, l'alliance d'amour que Dieu lui
propose, préférant se tourner vers lui-même, vers quelque réalité créée et
finie, vers quelque chose de contraire à la volonté de Dieu (conversio ad
creaturam). Cela peut se produire d'une manière directe et formelle, comme
dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie, d'athéisme ; ou d'une manière qui
revient au même comme dans toutes les désobéissances aux commandements de Dieu
en matière grave. L'homme sent bien que cette désobéissance à Dieu brise ses
liens avec son principe vital : c'est un péché mortel, c'est-à-dire un
acte qui offense Dieu gravement et finalement se retourne contre l'homme
lui-même avec une force puissante et obscure de destruction.
Au cours de l'assemblée
synodale, certains Pères ont proposé une distinction tripartite des péchés : il
conviendrait de les classer en péchés véniels, graves et mortels.
Cette distinction tripartite pourrait mettre en lumière le fait que, parmi les
péchés graves, il existe une gradation. Mais il reste toujours vrai que la
distinction essentielle et décisive est celle entre le péché qui détruit la
charité et le péché qui ne tue pas la vie surnaturelle : entre la vie et la mort
il n'y a pas de place pour un moyen terme.
De même on devra éviter
de réduire le péché mortel à l'acte qui exprime une « option fondamentale »
contre Dieu, suivant l'expression courante actuellement, en entendant par là un
mépris formel et explicite de Dieu ou du prochain. Il y a, en fait, péché mortel
également quand l'homme choisit, consciemment et volontairement, pour quelque
raison que ce soit, quelque chose de gravement désordonné. En effet, un tel
choix comprend par lui-même un mépris de la loi divine, un refus de l'amour de
Dieu pour l'humanité et toute la création : l'homme s'éloigne de Dieu et perd la
charité. L'orientation fondamentale peut donc être radicalement modifiée par des
actes particuliers. Sans aucun doute il peut y avoir des situations très
complexes et obscures sur le plan psychologique, qui ont une incidence sur la
responsabilité subjective du pécheur. Mais de considérations d'ordre
psychologique, on ne peut passer à la constitution d'une nouvelle catégorie
théologique, comme le serait précisément l’« option fondamentale », entendue de
telle manière que, sur le plan objectif, elle changerait ou mettrait en doute la
conception traditionnelle du péché mortel.
S'il convient
d'apprécier toute tentative sincère et prudente de clarifier le mystère
psychologique et théologique du péché, l'Église a cependant le devoir de
rappeler à tous ceux qui étudient ces matières la nécessité d'une part d'être
fidèles à la Parole de Dieu qui nous instruit aussi sur le péché, et d'autre
part le risque que l'on court de contribuer à atténuer encore plus dans le monde
contemporain le sens du péché.
18 Par la
lecture de l'Évangile faite dans la communion ecclésiale, la conscience
chrétienne a acquis au long des générations une fine sensibilité et une capacité
aiguë de percevoir les ferments de mort que contient le péché. Une
sensibilité et une capacité de perception qui permettent aussi de déceler ces
ferments dans les mille formes que revêt le péché, dans les mille visages sous
lesquels il se présente. Et c'est ce qu'on a coutume d'appeler le sens du
péché.
Ce sens du péché a sa
racine dans la conscience de l'homme et en est comme l'instrument de mesure. Il
est lié au sens de Dieu, puisqu'il provient du rapport conscient de
l'homme avec Dieu comme son Créateur, son Seigneur et Père. C'est pourquoi, de
même que l'on ne peut effacer complètement le sens de Dieu ni éteindre la
conscience, de même le sens du péché n'est jamais complètement effacé.
Pourtant, il n'est pas
rare dans l'histoire, en des périodes plus ou moins longues et sous l'influence
de facteurs multiples, que la conscience morale se trouve gravement obscurcie en
beaucoup d'hommes. « Avons-nous une idée juste de la conscience ? »,
demandais-je il a deux ans au cours d'un entretien avec les fidèles : « L'homme
contemporain ne vit-il pas sous la menace d'une éclipse de la conscience, d'une
déformation de la conscience, d'un engourdissement ou d'une «anesthésie» des
consciences ? »
.
Trop de signes indiquent qu'à notre époque se produit une telle éclipse, ce qui
est d'autant plus inquiétant que cette conscience, définie par le Concile comme
« le centre le plus secret et le sanctuaire de l'homme »
,
est « étroitement liée à la liberté de l'homme... C'est pour cela que la
conscience constitue un élément essentiel qui fonde la dignité intérieure de
l'homme et, en même temps, son rapport avec Dieu »
.
Il est donc inévitable dans cette situation que le sens du péché soit lui
aussi obnubilé, car il est étroitement lié à la conscience morale, à la
recherche de la vérité, à la volonté de faire un usage responsable de sa
liberté. Avec la conscience, le sens de Dieu lui aussi se trouve
obscurci, et alors, si cette référence intérieure décisive est perdue, le sens
du péché disparaît. Voilà pourquoi mon prédécesseur Pie XII a pu déclarer un
jour, dans une expression devenue presque proverbiale, que « le péché de ce
siècle est la perte du sens du péché »
.
Pourquoi ce phénomène en
notre temps ? Un regard sur certaines composantes de la culture contemporaine
peut nous aider à comprendre l'atténuation progressive du sens du péché,
précisément à cause de la crise de la conscience et du sens de Dieu déjà
soulignée ci-dessus.
Le « sécularisme » est
en soi et par définition un mouvement d'idées et de mœurs qui impose un
humanisme qui fait totalement abstraction de Dieu, concentré uniquement sur le
culte de l'agir et de la production, emporté par l'ivresse de la consommation et
du plaisir, sans se préoccuper du danger de « perdre son âme » ; il ne peut
qu'amoindrir le sens du péché. Ce dernier se réduit, tout au plus, à ce qui
offense l'homme. Mais précisément ici s'impose l'amère expérience à laquelle
j'ai déjà fait allusion dans ma première encyclique : l'homme peut construire un
monde sans Dieu, mais ce monde finira par se retourner contre l'homme
.
En réalité, Dieu est l'origine et la fin suprême de l'homme, et celui-ci porte
en lui un germe divin
.
C'est pourquoi, c'est le mystère de Dieu qui dévoile et éclaire le mystère de
l'homme. Il est donc vain d'espérer qu'un sens du péché puisse prendre
consistance par rapport à l'homme et aux valeurs humaines si fait défaut le sens
de l'offense commise contre Dieu, c'est-à-dire le véritable sens du péché.
Ce sens du péché
disparaît également dans la société contemporaine à cause des équivoques ou l'on
tombe en accueillant certains résultats des sciences humaines. Ainsi, en partant
de quelques-unes des affirmations de la psychologie, la préoccupation de ne pas
culpabiliser ou de ne pas mettre un frein à la liberté porte à ne jamais
reconnaître aucun manquement. A cause d'une extrapolation indue des critères de
la science sociologique, on en vient, comme j'y ai déjà fait allusion, à
reporter sur la société toutes les fautes dont l'individu est déclaré innocent.
Également, une certaine anthropologie culturelle, à son tour, a force de grossir
les conditionnements indéniables et l'influence du milieu et des conditions
historiques sur l'homme, limite sa responsabilité au point de ne pas lui
reconnaître la capacité d'accomplir de véritables actes humains et, par
conséquent, la possibilité de pécher.
Le sens du péché
disparaît facilement aussi sous l'influence d'une éthique dérivée d'un certain
relativisme historique. Il peut s'agir de l'éthique qui relativise la norme
morale, niant sa valeur absolue et inconditionnelle, et niant par conséquent
qu'il puisse exister des actes intrinsèquement illicites, indépendamment des
circonstances ou ils sont posés par le sujet. Il s'agit d'un véritable
« ébranlement et (d'une) baisse des valeurs morales », et le problème, « ce
n'est pas tellement l'ignorance de l'éthique chrétienne », mais « plutôt celui
du sens, des fondements et des critères de l'attitude morale »
.
L'effet de cet ébranlement éthique est toujours aussi d'étouffer à ce point la
notion du péché qu'on finit presque par affirmer que le péché existe mais qu'on
ne sait pas qui le commet.
Enfin le sens du péché
disparaît quand — comme cela peut se produire dans l'enseignement donné aux
jeunes, dans les médias, dans l'éducation familiale elle-même — il se trouve
identifié par erreur avec le sentiment morbide de la culpabilité ou avec la
simple transgression des normes et des préceptes de la loi.
La perte du sens du
péché est donc une forme ou un résultat de la négation de Dieu : non
seulement celle de l'athéisme, mais aussi celle de la sécularisation. Si le
péché est la rupture du rapport filial avec Dieu pour mener sa vie en dehors de
l'obéissance qu'on lui doit, alors pécher ce n'est pas seulement nier Dieu;
pécher, c'est aussi vivre comme s'il n'existait pas, c'est l'effacer de sa vie
quotidienne. Un modèle de société mutilé ou déséquilibré dans l'un ou l'autre
sens, souvent présenté par les moyens de communication sociale, favorise
considérablement la perte progressive du sens du péché. Dans une telle
situation, l'obscurcissement ou l'affaiblissement du sens du péché découle du
refus de toute référence à la transcendance, au nom de l'aspiration à
l'autonomie personnelle ; de l'assujettissement à des modèles éthiques imposés
par un consensus et une attitude générale, même si la conscience individuelle
les condamne ; des conditions socio-économiques dramatiques qui oppriment une
très grande part de l'humanité, faisant naître la tendance à ne voir les erreurs
et les fautes que dans le domaine social ; enfin et surtout de l'effacement de
l'idée de la paternité de Dieu et de sa seigneurie sur l'homme.
Et même dans le domaine
de la pensée et de la vie ecclésiales, il y a des tendances qui favorisent
inévitablement le déclin du sens du péché. Certains, par exemple, tendent à
remplacer des attitudes excessives du passé par d'autres excès : au lieu de voir
le péché partout, on ne le distingue plus nulle part ; au lieu de trop mettre
l'accent sur la peur des peines éternelles, on prêche un amour de Dieu qui
exclurait toute peine méritée par le péché ; au lieu de la sévérité avec
laquelle on s'efforce de corriger les consciences erronées, on prône un tel
respect de la conscience qu'il supprime le devoir de dire la vérité. Et pourquoi
ne pas ajouter que la confusion créée dans la conscience de nombreux
fidèles par les divergences d'opinions et d'enseignements dans la théologie,
dans la prédication, dans la catéchèse, dans la direction spirituelle au
sujet de questions graves et délicates de la morale chrétienne, finit par
amoindrir, presque au point de l'effacer, le véritable sens du péché ? Et il ne
faut pas taire certains défauts dans la pratique de la Pénitence sacramentelle :
ainsi la tendance à obscurcir le sens ecclésial du péché et de la conversion, en
les réduisant à des réalités seulement individuelles, ou, inversement, la
tendance à supprimer la valeur personnelle du bien et du mal pour en considérer
exclusivement la dimension communautaire ; ou encore le danger, pas encore
entièrement conjuré, du ritualisme routinier qui enlève au sacrement son plein
sens et son efficacité éducative.
Rétablir un juste
sens du péché, c'est la première façon d'affronter la grave crise
spirituelle qui pèse sur l'homme de notre temps. Mais le sens du péché ne se
rétablira que par un recours clair aux principes inaliénables de la raison et
de la foi que la doctrine morale de l'Église a toujours soutenus.
Il est permis d'espérer
que sera ravivé, surtout dans le monde chrétien et ecclésial, un sens salutaire
du péché. A cela contribueront une bonne catéchèse, éclairée par la théologie
biblique de l'Alliance, une écoute attentive et un accueil confiant du Magistère
de l'Église qui ne cesse d'éclairer les consciences, et une pratique toujours
plus sérieuse du sacrement de la Pénitence.
19 Pour
connaître le péché, il était nécessaire de regarder attentivement sa nature,
telle que la révélation du dessein du salut nous l'a fait connaître : il s'agit
du mysterium iniquitatis. Mais dans ce plan du salut, le péché n'est pas
agent principal, et encore moins vainqueur. Il est en opposition avec un autre
principe agissant que nous pouvons appeler le mysterium, ou le
sacramentum pietatis, selon une expression de saint Paul, belle et
suggestive. Le péché de l'homme aurait le dessus et finalement il serait
destructeur, le dessein salvifique de Dieu demeurerait sans accomplissement ou
même se terminerait en défaite, si ce mysterium pietatis n'était pas
inséré dans le dynamisme de l'histoire pour vaincre le péché de l'homme.
Nous trouvons cette
expression dans une des Lettres pastorales de saint Paul, la première à
Timothée. Elle surgit à l'improviste comme par une inspiration jaillissante. En
effet l'Apôtre, qui, auparavant, a consacré de longs paragraphes de son message
au disciple bien-aimé pour expliquer le sens de l'organisation de la communauté
(la vie liturgique, et, en lien avec elle, la structure hiérarchique), a ensuite
parlé du rôle des chefs de la communauté, pour évoquer finalement le
comportement de Timothée lui-même dans « l'Église du Dieu vivant, colonne et
support de la vérité ». A la fin il évoque donc soudain, non sans une intention
profonde, ce qui donne son sens à tout ce qu'il a écrit : « C'est
incontestablement un grand mystère que celui de la piété... »
.
Sans trahir le moins du
monde le sens littéral du texte, nous pouvons élargir cette magnifique intuition
théologique de l'Apôtre à une vision plus complète du rôle que tient dans
l'économie du salut la vérité qu'il annonce. « Il est vraiment grand,
répétons-le avec lui, le mystère de la piété », parce qu'il est vainqueur du
péché.
Mais cette « piété »,
qu'est-elle au juste dans la conception paulinienne ?
20 Il est
profondément significatif que, pour présenter ce mysterium pietatis, Paul
transcrit simplement, sans établir un lien grammatical avec le texte précédent
,
trois lignes d'une hymne christologique qui, de l'avis de plusieurs spécialistes
autorisés, était en usage dans les communautés chrétiennes hellénistiques.
Par les paroles de cette
hymne, denses de contenu théologique et d'un style noble et beau, ces croyants
du premier siècle professaient leur foi dans le mystère du Christ, à savoir
que :
— il s'est manifesté
dans la réalité de la chair humaine et il a été constitué le Juste par l'Esprit
Saint, lui qui s'offre pour les injustes ; il est apparu aux anges, devenu
plus grand qu'eux, et il a été proclamé chez les païens, comme porteur de
salut ; il a été accueilli dans le monde par la foi, comme envoyé du Père, et
élevé au ciel par le même Père, comme Seigneur
.
Le mystère ou le sacrement de la piété est donc le mystère même du Christ. Il
est, dans une synthèse très expressive, le mystère de l'Incarnation et de la
Rédemption, de la Pâque plénière de Jésus, Fils de Dieu et Fils de Marie :
mystère de sa passion et de sa mort, de sa résurrection et de sa glorification.
Saint Paul, en reprenant les phrases de l'hymne, a voulu rappeler que ce
mystère est le principe vital secret faisant de l'Église la maison de Dieu,
la colonne et le support de la vérité. Dans le sillage de l'enseignement de
Paul, nous pouvons affirmer que ce mystère de l'infinie piété de Dieu envers
nous est capable de pénétrer jusqu'aux racines cachées de notre iniquité,
pour susciter dans l'âme un mouvement de conversion, pour la racheter et
déployer ses voiles vers la réconciliation.
En se référant sans
aucun doute à ce mystère, saint Jean lui aussi, dans son langage
caractéristique, différent de celui de saint Paul, pouvait écrire que
« quiconque est né de Dieu ne pèche pas » : le Fils de Dieu le garde, « et le
Mauvais n'a pas prise sur lui »
.
Dans cette affirmation de saint Jean, il y a une indication d'espérance, fondée
sur les promesses divines : le chrétien a été assuré de recevoir les forces
nécessaires pour ne pas pécher. Il ne s'agit donc pas d'une impeccabilité
acquise par sa propre vertu ou, à plus forte raison, innée dans l'homme, comme
le pensaient les Gnostiques. C'est un résultat de l'action de Dieu. Pour ne pas
pécher, le chrétien dispose de la connaissance de Dieu, comme saint Jean le
rappelle dans le même passage. Mais un peu auparavant, il avait écrit :
« Quiconque est né de Dieu ne commet pas le péché, parce que la semence divine
demeure en lui »
.
Si, par « semence de Dieu » nous entendons, comme le proposent certains
commentateurs, Jésus, le Fils de Dieu, alors nous pouvons dire que, pour ne pas
pécher — ou pour se libérer du péché — le chrétien dispose de la présence en soi
du Christ lui-même et du mystère du Christ, qui est le mystère de piété.
21 Mais dans
le mysterium pietatis, il y a une autre face : à la piété de Dieu envers
le chrétien doit correspondre la piété du chrétien envers Dieu. Dans
cette seconde acception, la piété (eusébeia) signifie précisément le
comportement du chrétien qui répond à la piété paternelle de Dieu par sa piété
filiale.
En ce sens encore nous
pouvons affirmer avec saint Paul qu’« il est grand le mystère de la piété ».
Dans ce sens aussi, la piété, comme force de conversion et de
réconciliation, affronte l'iniquité et le péché. Dans ce cas également les
aspects essentiels du mystère du Christ sont objets de la piété,
c'est-à-dire que le chrétien accueille le mystère, le contemple, en tire la
force spirituelle nécessaire pour mener sa vie selon l'Évangile. Ici encore, on
doit dire que « celui qui est né de Dieu ne commet pas le péché » ; mais
l'expression a un sens impératif : soutenu par le mystère et par les mystères du
Christ, comme par une source intérieure d'énergie spirituelle, le chrétien est
mis en garde contre le péché et, plus encore, il reçoit le commandement de ne
pas pécher en se comportant dignement « dans la maison de Dieu, c'est-à-dire
dans l'Église du Dieu vivant »
,
étant un fils de Dieu.
22 Ainsi la
Parole de l'Écriture, en nous révélant le mystère de la piété, ouvre
l'intelligence humaine à la conversion et à la réconciliation, entendues non
comme de hautes abstractions, mais comme des valeurs chrétiennes concrètes à
acquérir dans la vie quotidienne.
Les hommes
d'aujourd'hui, comme pris au piège par la perte du sens du péché, tentés parfois
par quelque illusion bien peu chrétienne d'impeccabilité, ont besoin eux aussi
de ré-entendre, comme adressé à chacun d'eux personnellement, l'avertissement de
saint Jean : « Si nous disons : «Nous n'avons pas de péché», nous nous abusons,
la vérité n'est pas en nous »
.
Et encore : « Le monde entier gît au pouvoir du Mauvais »
.
Chacun est donc invité par la voix de la Vérité divine à lire dans sa conscience
avec réalisme et à confesser qu'il a été engendré dans l'iniquité, comme nous le
disons dans le psaume Miserere
.
Cependant, menacés par
la peur et par le désespoir, les hommes d'aujourd'hui peuvent se sentir
réconfortés par la promesse divine qui les ouvre à l'espérance de la pleine
réconciliation.
Le mystère de la piété,
de la part de Dieu, est la miséricorde dont le Seigneur notre Père — je le
répète encore — est infiniment riche
.
Comme je l'ai dit dans l'encyclique consacrée au thème de la miséricorde divine
,
celle-ci est un amour plus puissant que le péché, plus fort que la mort.
Quand nous nous apercevons que l'amour que Dieu a pour nous ne se laisse pas
arrêter par notre péché, ne recule pas devant nos offenses, mais se fait encore
plus pressant et plus généreux ; quand nous nous rendons compte que cet amour
est allé jusqu'à causer la passion et la mort du Verbe fait chair, qui a accepté
de nous racheter en payant de son Sang, alors nous débordons de reconnaissance :
« Oui, le Seigneur est riche en miséricorde », et nous allons jusqu'à dire :
« Le Seigneur est miséricorde ».
Le mystère de la piété
est la voie ouverte par la miséricorde divine à la vie réconciliée.
TROISIEME PARTIE
23 Susciter
dans le cœur de l'homme la conversion et la pénitence, et lui offrir le don de
la réconciliation, constitue la mission naturelle de l'Église qui continue ainsi
l'œuvre rédemptrice de son divin Fondateur. Cette mission ne se limite pas à
quelques affirmations théoriques ni à proposer un idéal éthique sans
l'accompagner des forces nécessaires à sa réalisation; elle tend à s'exprimer
dans des fonctions précises du ministère, ordonnées à une pratique concrète de
la pénitence et de la réconciliation.
Ce ministère, fondé et
éclairé par les principes de foi exposés ci-dessus, orienté vers des objectifs
précis et soutenu par des moyens adéquats, nous pouvons l'appeler pastorale
de la pénitence et de la réconciliation. Son point de départ est la
conviction de l'Église que l'homme auquel s'adresse toute forme de pastorale,
mais surtout la pastorale de la pénitence et de la réconciliation, est l'homme
marqué par le péché dont David nous fournit un exemple significatif. Recevant
les reproches du prophète Nathan, il accepte d'être confronté avec ses propres
crimes et il avoue : « J'ai péché contre le Seigneur »
.
Il proclame : « Oui, je connais mon péché, ma faute est toujours devant moi »
.
Mais aussi il prie : « Purifie-moi avec l'hysope, et je serai pur ; lave-moi et
je serai blanc, plus que la neige »
.
Et il reçoit la réponse du Dieu miséricordieux : « Le Seigneur a pardonné ton
péché : tu ne mourras pas »
.
L’Église se trouve donc
en face de l'homme — en face de tout un monde humain — blessé par le péché,
atteint par lui au plus intime dans la profondeur de son être, mais en même
temps poussé par le désir incoercible d'être libéré du péché et, spécialement
s'il est chrétien, conscient que le mystère de piété, le Christ Seigneur,
agit en lui et dans le monde par la force de la Rédemption.
La fonction
réconciliatrice de l’Église doit ainsi se déployer en fonction du lien intime
qui rattache étroitement le pardon et la rémission du péché de chaque homme à la
réconciliation fondamentale et plénière de l'humanité, réalisée par la
Rédemption. Ce lien nous fait comprendre que, le péché étant le principe actif
de la division — division entre l'homme et son Créateur, division dans le cœur
et dans l'esprit de l'homme, division entre les individus et entre les groupes
humains, division entre l'homme et la nature créée par Dieu — , seule la
conversion qui détourne du péché est capable de réaliser une réconciliation
profonde et durable partout ou la division a pénétré.
Il n'est point besoin de
répéter ici ce que j'ai déjà dit sur l'importance de ce « ministère de la
réconciliation »
et de la pastorale correspondante qui le met en œuvre dans la conscience et dans
la vie de l’Église. Celle-ci faillirait à un aspect de sa nature et négligerait
l'une de ses fonctions indispensables si elle ne proclamait pas avec clarté et
fermeté, à temps et à contretemps, « la parole de la réconciliation »
et si elle n'offrait pas au monde le don de la réconciliation. Mais, il convient
de le répéter, il importe que ce service ecclésial de réconciliation s'étende,
au-delà des frontières de l’Église, au monde entier.
Parler de pastorale
de la pénitence et de la réconciliation signifie donc que l'on envisage
l'ensemble des tâches qui incombent à l’Église, sur tous les plans, pour les
promouvoir. Plus concrètement, parler de cette pastorale veut dire évoquer
toutes les activités par lesquelles l’Église, grâce à l'ensemble et à chacun de
ceux qui la composent — Pasteurs et fidèles à tous les niveaux et dans tous les
milieux et avec tous les moyens à sa disposition — en paroles et en actes, par
l'enseignement et par la prière — conduit les hommes, individuellement ou en
groupe, à la vraie pénitence et les introduit ainsi sur le chemin de la pleine
réconciliation.
Les Pères du Synode — en
tant que représentants de leurs confrères évêques, guides du peuple qui leur est
confié — ont travaillé sur cette pastorale dans ses éléments les plus pratiques
et les plus concrets. Et je suis heureux de leur faire écho, en m'associant à
leurs préoccupations et à leurs espérances, en accueillant les fruits de leurs
recherches et de leurs expériences, en les encourageant dans leurs projets et
leurs réalisations. Puissent-ils retrouver dans cette partie de l'exhortation
apostolique ce qu'ils ont apporté eux-mêmes au Synode, apport dont je voudrais
faire bénéficier aussi, dans les pages qui suivent, l’Église entière.
Je juge donc opportun de
mettre en lumière l'essentiel de la pastorale de la pénitence et de la
réconciliation, en exposant les deux points suivants :
Les moyens utilisés et
les voies suivies par l’Église pour promouvoir la pénitence et la
réconciliation ; Le sacrement par excellence de la Pénitence et de la
Réconciliation.
24 Pour
promouvoir la pénitence et la réconciliation, l’Église a à sa disposition
surtout deux moyens qui lui ont été confiés par son Fondateur même : la
catéchèse et les sacrements. L’Église les met en œuvre d'une façon qu'elle
considère toujours pleinement adaptée aux exigences de sa mission salvifique et
répondant en même temps aux exigences et aux besoins spirituels des hommes de
tous les temps, et cela sous des formes et des manières anciennes et nouvelles.
Parmi celles-ci, il sera bon de rappeler spécialement ce que nous pouvons nommer
la méthode du dialogue, à la suite de mon prédécesseur Paul VI.
25 Le
dialogue, pour l’Église, est en un sens un moyen et surtout une manière
d'exercer son action dans le monde contemporain.
Le Concile Vatican II,
en effet, proclame d'abord que « l’Église, en vertu de la mission qui est la
sienne d'éclairer l'univers entier par le message évangélique et de réunir en un
seul Esprit tous les hommes..., apparaît comme le signe de cette fraternité qui
rend possible un dialogue loyal et qui le renforce ». Puis il ajoute qu'elle
doit être capable « d'établir un dialogue sans cesse plus fécond entre tous ceux
qui constituent l'unique peuple de Dieu »
,
comme aussi d’« établir un dialogue avec la société humaine »
.
Mon prédécesseur Paul VI
a consacré au dialogue une partie notable de sa première encyclique Ecclesiam
suam, ou il le décrit et le caractérise de façon significative comme un
dialogue du salut
.
L’Église en effet
utilise la méthode du dialogue pour mieux amener les hommes — ceux qui, par le
baptême et la profession de foi, se reconnaissent membres de la communauté
chrétienne, et ceux qui lui sont étrangers — à la conversion et à la pénitence,
sur la voie d'un profond renouveau de leur conscience et de leur vie, à la
lumière du mystère de la rédemption et du salut réalisés par le Christ et
confiés au ministère de son Église. L'authentique dialogue vise donc avant tout
la régénération de chacun, par la conversion intérieure et la pénitence, tout en
respectant profondément les consciences dans les démarches patientes et
progressives que requièrent les conditions des hommes de notre temps.
Le dialogue pastoral en
vue de la réconciliation demeure aujourd'hui un engagement fondamental de
l’Église en divers domaines et à différents niveaux.
L’Église met en œuvre
avant tout un dialogue œcuménique, c'est-à-dire avec les Églises et les
Communautés ecclésiales qui se réclament de la foi dans le Christ, Fils de Dieu
et unique Sauveur, et un dialogue avec les autres communautés d'hommes qui
cherchent Dieu et veulent avoir un rapport de communion avec lui.
A la base d'un tel
dialogue avec les autres Églises et Communautés ecclésiales, et avec les autres
religions — et c'est aussi la condition de sa crédibilité et de son efficacité
—, il doit y avoir un effort sincère de dialogue permanent et renouvelé à
l'intérieur de l’Église catholique elle-même. Cette Église a conscience d'être,
par sa nature, sacrement de la communion universelle de charité
;
mais elle a conscience également des tensions qui existent en son sein et qui
risquent de devenir des facteurs de division.
L'appel attristé et
ferme, déjà adressé par mon prédécesseur en vue de l'Année sainte 1975
,
est encore valable actuellement. Pour parvenir à surmonter les conflits et
éviter que les tensions normales ne nuisent à l'unité de l’Église, il faut que
nous nous mettions tous en face de la Parole de Dieu et que, abandonnant nos
vues subjectives, nous cherchions la vérité là ou elle se trouve, c'est-à-dire
dans la Parole divine et dans l'interprétation authentique qu'en donne le
Magistère de l’Église. Sous cette lumière, l'écoute réciproque, le respect et
l'abstention de tout jugement hâtif, la patience, la capacité d'éviter que la
foi, qui unit, soit subordonnée aux opinions, aux modes et aux choix
idéologiques qui divisent, constituent autant de qualités d'un dialogue qui, à
l'intérieur de l’Église, doit être poursuivi avec assiduité, volonté, sincérité.
Il est clair que le dialogue ne serait pas tout cela et qu'il ne deviendrait pas
un facteur de réconciliation si on ne prêtait pas attention au Magistère et si
on ne l'acceptait pas.
Effectivement engagée
dans la recherche de sa propre communion interne, l’Église catholique peut
adresser l'appel à la réconciliation, comme elle l'a déjà fait depuis longtemps,
aux autres Églises avec lesquelles il n'y a pas une pleine communion, et aussi
aux autres religions et même à tous ceux qui cherchent Dieu d'un cœur sincère.
A la lumière du Concile
et du magistère de mes prédécesseurs, dont j'ai reçu le précieux héritage que je
m'efforce de conserver et de mettre en pratique, je puis affirmer que l’Église
catholique, dans toutes ses communautés, s'engage avec loyauté dans le dialogue
œcuménique, en évitant les optimismes faciles, mais aussi sans méfiance, sans
hésitation ou sans délai. Les règles fondamentales qu'elle cherche à suivre dans
ce dialogue sont, d'une part, l'assurance que seul un œcuménisme spirituel —
fondé sur la prière commune et sur la docilité commune à l'unique Seigneur —
permet de répondre sincèrement et sérieusement aux autres exigences de l'action
œcuménique
;
d'autre part, la conviction qu'un certain irénisme facile en matière doctrinale
et surtout dogmatique pourrait peut-être mener à une forme de « convivialité »
superficielle et passagère, mais non pas à la communion profonde et stable que
nous souhaitons tous. A cette communion on parviendra à l'heure voulue par la
divine Providence, mais pour y arriver, l’Église catholique, en ce qui la
concerne, sait qu'elle doit être ouverte et sensible à toutes « les valeurs
réellement chrétiennes qui ont leur source au commun patrimoine et qui se
trouvent chez nos frères séparés »
,
mais qu'elle doit pareillement poser à la base d'un dialogue loyal et
constructif la clarté des positions, la fidélité et la cohérence avec la foi
transmise et définie dans la continuité de la tradition chrétienne par son
Magistère. Par ailleurs, malgré la menace d'un certain défaitisme et malgré les
inévitables lenteurs qui ne sauraient être corrigées par une manière
inconsidérée d'agir, l’Église catholique continue à chercher avec tous les
autres frères chrétiens les voies de l'unité et, avec les disciples des autres
religions, un dialogue sincère. Puisse ce dialogue inter-religieux conduire au
dépassement de toute attitude d'hostilité, de défiance, de condamnation mutuelle
et même de mutuelles invectives ! C'est là une condition préliminaire pour que
nous puissions nous rencontrer au moins dans la foi en un Dieu unique et dans la
certitude de la vie éternelle pour l'âme immortelle. Et, en particulier, fasse
le Seigneur que le dialogue œcuménique mène à une sincère réconciliation dans le
cadre de tout ce que nous pouvons déjà avoir en commun avec les autres Églises
chrétiennes: la foi en Jésus Christ, Fils de Dieu fait homme, Sauveur et
Seigneur, l'écoute de la Parole, l'étude de la Révélation, le sacrement du
baptême.
Dans la mesure ou
l’Église est capable de susciter la concorde active — l'unité dans la diversité
— en son propre sein, et de s'offrir comme témoin et humble agent de
réconciliation à l'égard des autres Églises et Communautés ecclésiales et des
autres religions, elle devient, selon la définition expressive de saint
Augustin, « monde réconcilié »
.
Alors elle pourra être un signe de réconciliation dans le monde et pour le
monde.
Ayant conscience de
l'immense gravité de la situation créée par les forces de division et de guerre,
situation qui constitue aujourd'hui une menace pesante non seulement pour
l'équilibre et l'harmonie des nations, mais pour la survie même de l'humanité,
l’Église ressent le devoir d'offrir et de proposer sa collaboration spécifique
pour surmonter les conflits et rétablir la concorde.
Il s'agit là d'un
dialogue complexe et délicat de réconciliation. L’Église s'y engage avant tout
par l'action du Saint-Siège et de ses divers Organismes. On peut
affirmer que le Saint-Siège s'efforce d'intervenir auprès des Gouvernants des
nations et des responsables des diverses instances internationales, ou de se
joindre à eux, en dialoguant avec eux ou en les stimulant à dialoguer entre eux,
au bénéfice de la réconciliation au cœur de nombreux conflits. L’Église le fait,
non pour des motifs seconds ou pour des intérêts occultes, car elle n'en a pas,
mais « par préoccupation humanitaire »
,
mettant sa structure institutionnelle et son autorité morale, tout à fait
singulières, au service de la concorde et de la paix. Elle le fait dans la
conviction que, de même que « dans une guerre, deux parties se lèvent l'une
contre l'autre », de même « dans la question de la paix, ce sont toujours et
nécessairement deux parties qui doivent savoir s'engager », et c'est ainsi que
« l'on trouve le véritable sens du dialogue pour la paix »
.
Dans le dialogue pour la
réconciliation, l’Église s'engage aussi par les évêques, selon la compétence et
la responsabilité qui leur sont propres, soit individuellement en dirigeant
leurs Églises particulières, soit réunis dans leurs Conférences épiscopales,
avec la collaboration des prêtres et de tous les membres des communautés
chrétiennes. Ils accomplissent fidèlement leur devoir quand ils promeuvent cet
indispensable dialogue et lorsqu'ils proclament les exigences humaines et
chrétiennes de réconciliation et de paix. En communion avec leurs Pasteurs, les
laïcs, dont le « champ propre de (l')activité évangélisatrice est le monde vaste
et compliqué de la politique, du social, de l'économie..., de la vie
internationale »
,
sont appelés à s'engager directement dans le dialogue ou en faveur du dialogue
pour la réconciliation. Par leur entremise, c'est encore l’Église qui accomplit
son action réconciliatrice.
La régénération des
cœurs par la conversion et la pénitence est donc le présupposé fondamental et la
base sûre de tout renouveau social durable et de la paix entre les nations.
Il reste à rappeler que,
de la part de l’Église et de ses membres, le dialogue, sous quelque forme qu'il
se déroule — ces formes sont et peuvent être très diverses, si bien que le
concept de dialogue a une valeur analogique —, ne pourra jamais partir d'une
attitude d'indifférence envers la vérité, mais il en sera plutôt une
présentation faite sous un mode serein, respectueux de l'intelligence et de la
conscience des autres. Le dialogue de la réconciliation ne pourra jamais
remplacer ou atténuer l'annonce de la vérité évangélique, qui a comme but précis
la conversion du pécheur et la communion avec le Christ et avec l’Église, mais
il devra servir à la transmission de cette vérité et à sa réalisation à travers
les moyens laissés par le Christ à son Église pour la pastorale de la
réconciliation: la catéchèse et la pénitence.
26 Dans le
vaste domaine ou l’Église a la mission d'œuvrer selon la méthode du dialogue,
la pastorale de la pénitence et de la réconciliation s'adresse aux membres
du corps de l’Église, avant tout par une catéchèse appropriée concernant
les deux réalités distinctes et complémentaires auxquelles les Pères du Synode
ont donné une particulière importance et qu'ils ont mises en relief dans
plusieurs des Propositions qui concluaient leur travail, précisément la
pénitence et la réconciliation. La catéchèse est donc le premier moyen à
employer.
A la base de la
recommandation si opportune du Synode, on trouve un présupposé fondamental: ce
qui est pastoral ne s'oppose pas à doctrinal, et l'action
pastorale ne peut faire abstraction du contenu doctrinal, bien plus, elle tire
de lui sa substance et sa valeur réelle. Or, si l’Église est « colonne et
support de la vérité »
,
et si elle est établie dans le monde comme Mère et Maîtresse, comment
pourrait-elle négliger le devoir d'enseigner la vérité qui constitue un chemin
de vie ?
Des Pasteurs de
l’Église, on attend avant tout une catéchèse sur la réconciliation.
Celle-ci ne peut manquer de se fonder sur l'enseignement biblique, spécialement
sur celui du Nouveau Testament, touchant la nécessité de reconstituer l'alliance
avec Dieu dans le Christ rédempteur et réconciliateur et, à la lumière de cette
nouvelle communion et de cette nouvelle amitié, et dans leur prolongement, la
nécessité de se réconcilier avec son frère, quitte à laisser pour un temps
l'offrande du sacrifice
.
Jésus insiste beaucoup sur ce thème de la réconciliation fraternelle : par
exemple lorsqu'il invite à tendre l'autre joue à celui qui nous a frappés, et à
laisser même notre manteau à celui qui a pris notre tunique
,
ou lorsqu'il enseigne la loi du pardon, un pardon que chacun reçoit dans la
mesure ou il sait pardonner
,
un pardon à offrir même à nos ennemis
,
un pardon à accorder soixante-dix fois sept fois
,
c'est-à-dire, en pratique, sans aucune limitation. C'est à ces conditions,
réalisables seulement dans un climat authentiquement évangélique, qu'est
possible une véritable réconciliation entre les individus, entre les familles,
les communautés, les nations et les peuples. De ces données bibliques sur la
réconciliation découlera naturellement une catéchèse théologique, qui
intégrera aussi dans sa synthèse les éléments de la psychologie, de la
sociologie et des autres sciences humaines, celles-ci pouvant servir à clarifier
les situations, bien poser les problèmes, convaincre les auditeurs ou les
lecteurs de prendre des résolutions concrètes.
Des Pasteurs de
l’Église, on attend également une catéchèse sur la pénitence. Là encore
la richesse du message biblique doit en être la source. Ce message souligne
avant tout, en ce qui concerne la pénitence, sa valeur de conversion,
terme par lequel on cherche à traduire le mot du texte grec metanoia
,
qui signifie littéralement laisser s'opérer un retournement de l'esprit
pour qu'il se tourne vers Dieu. Voici du reste les deux éléments
fondamentaux qui ressortent de la parabole du fils perdu et retrouvé : le fait
de « rentrer en soi-même »
et la décision de retourner vers son père. Il ne saurait y avoir de
réconciliation sans ces attitudes primordiales de la conversion, et la catéchèse
doit les expliquer par des concepts et des termes adaptés aux différents âges,
aux diverses conditions culturelles, morales et sociales.
C'est une première
valeur de la pénitence qui se prolonge dans la deuxième valeur : la pénitence
signifie aussi repentir. Les deux sens de la metanoia apparaissent
dans la consigne significative donnée par Jésus : « Si ton frère se repent,
remets-lui. Et si sept fois le jour il pèche contre toi et que sept fois il
revienne à toi en disant : «Je me repens», tu lui remettras »
.
Une bonne catéchèse montrera comment le repentir, tout comme la conversion, loin
d'être un sentiment superficiel, est un vrai retournement de l'âme.
Une troisième valeur est
contenue dans la pénitence: c'est le mouvement par lequel les attitudes de
conversion et de repentir dont on vient de parler se manifestent à l'extérieur :
c'est ce qu'on appelle faire pénitence. Ce sens est bien perceptible dans
le terme metanoia tel qu'il est employé par le Précurseur selon le texte
des synoptiques
.
Faire pénitence veut dire, finalement, rétablir l'équilibre et l'harmonie
rompus par le péché, changer de direction même au prix de sacrifices.
En somme, on ne saurait
se passer d'une catéchèse sur la pénitence, la plus complète et la plus adéquate
possible, en un temps comme le nôtre ou les attitudes dominantes dans la
psychologie et dans les comportements sociaux sont en opposition avec la triple
valeur déjà exposée : l'homme d'aujourd'hui semble avoir plus de peine que
jamais à reconnaître ses propres erreurs et à décider de revenir sur ses pas
pour reprendre le chemin après avoir rectifié sa marche; il semble très réticent
à dire : « Je me repens » ou « je regrette » ; il semble refuser
instinctivement, et souvent de manière irrésistible, tout ce qui est pénitence
au sens du sacrifice accepté et pratiqué pour se corriger du péché. A cet égard,
je voudrais souligner que, même si elle est adoucie depuis quelque temps, la
discipline pénitentielle de l’Église ne peut être abandonnée sans grave
dommage pour la vie intérieure des chrétiens et de la communauté ecclésiale,
comme pour leur capacité de rayonnement missionnaire. Il n'est pas rare que des
non-chrétiens soient surpris par la rareté du témoignage de vraie pénitence de
la part des disciples du Christ. Il est clair, par ailleurs, que la pénitence
chrétienne sera authentique dans la mesure ou elle sera inspirée par l'amour, et
non pas par la seule crainte, ou elle consistera en un sérieux effort pour
crucifier le « vieil homme » afin que puisse renaître « l'homme nouveau », grâce
au Christ; ou elle suivra comme modèle le Christ qui, bien qu'innocent, choisit
la voie de la pauvreté de la patience, de l'austérité et, on peut le dire, de la
vie pénitente.
Des Pasteurs de
l’Église, on attend encore, comme l'a rappelé le Synode, une catéchèse sur la
conscience et sur sa formation. Il y a là encore un thème de grande
actualité étant donné que, dans les soubresauts qui affectent la culture de
notre temps, ce sanctuaire intérieur de l'homme, c'est-à-dire ce moi le plus
intime de l'homme, sa conscience, se trouve trop souvent agressé, mis à
l'épreuve, bouleversé, obscurci. Pour une catéchèse sérieuse sur la conscience,
on peut trouver des indications précieuses aussi bien chez les Docteurs de
l’Église que dans la théologie du Concile Vatican II et spécialement dans ses
documents sur l’Église dans le monde contemporain
et sur la liberté religieuse
.
C'est dans cette ligne que le Pape Paul VI intervint souvent pour rappeler la
nature et le rôle de la conscience dans notre vie
.
Pour ma part, en suivant ses traces, je ne laisse passer aucune occasion de
faire la lumière sur ce qui fait partie au plus haut degré de la grandeur et de
la dignité de l'homme
,
sur cette « sorte de sens moral qui nous amène à discerner ce qui est
bien et ce qui est mal... comme un œil intérieur, une faculté
visuelle de l'esprit, capable de guider nos pas sur la voie du bien » ; j'ai
rappelé également la nécessité de former de façon chrétienne sa propre
conscience afin qu'elle ne devienne pas « une force destructrice de sa véritable
humanité (de la personne), mais soit le saint lieu ou Dieu lui révèle son vrai
bien »
.
C'est aussi sur d'autres
points importants pour la réconciliation que l'on attend la catéchèse des
Pasteurs de l’Église :
Sur le sens du péché
qui, comme je l'ai dit, s'est passablement atténué dans notre monde. Sur la
tentation et sur les tentations : le Seigneur Jésus lui-même, le Fils
de Dieu, « éprouvé en tout, d'une manière semblable à nous, a l'exception du
péché »
,
voulut être tenté par le Mauvais
,
pour nous indiquer que, comme lui, les siens seraient eux aussi soumis à la
tentation, et de même pour nous montrer comment il faut se comporter quand nous
sommes tentés. Pour celui qui supplie le Père de ne pas être tenté au-delà de
ses forces
et de ne pas succomber à la tentation
,
pour celui qui ne s'expose pas aux occasions de péché, le fait d'être soumis à
la tentation ne signifie pas avoir péché, mais c'est plutôt une occasion de
grandir dans la fidélité et dans la cohérence à travers l'humilité et la
vigilance. Sur le jeûne : il peut être pratiqué sous des formes
anciennes ou nouvelles, comme signe de conversion, de repentir et de
mortification personnelle et, en même temps, d'union avec le Christ crucifié et
de solidarité avec ceux qui ont faim et ceux qui souffrent. Sur l'aumône :
elle est un moyen de concrétiser la charité, en partageant ce dont on dispose
avec celui qui éprouve les conséquences de la pauvreté. Sur le lien étroit
qui existe entre le dépassement des divisions dans le monde et la pleine
communion avec Dieu et entre les hommes, fin eschatologique de l’Église. Sur
les circonstances concrètes dans lesquelles doit se réaliser la
réconciliation (dans la famille, dans la communauté civile, dans les structures
sociales) et, en particulier, sur les quatre réconciliations qui réparent
les quatre ruptures fondamentales: réconciliation de l'homme avec Dieu, avec
lui-même, avec ses frères, avec toute la création. L’Église ne peut omettre,
sans une grave mutilation de son message essentiel, particulier et universel,
une catéchèse constante sur ce que le langage chrétien traditionnel désigne
comme les quatre fins dernières de l'homme : la mort, le jugement
(particulier et universel), l'enfer et le paradis; dans un contexte culturel qui
tend à enfermer l'homme dans le cadre de sa vie terrestre plus ou moins réussie,
on demande aux Pasteurs de l’Église une catéchèse qui ouvre et éclaire avec les
certitudes de la foi l'au-delà de la vie présente; derrière les mystérieuses
portes de la mort se profile une éternité de joie dans la communion avec Dieu ou
de peine dans l'éloignement de Dieu. C'est seulement dans cette vision
eschatologique que l'on peut avoir la mesure exacte du péché et se sentir poussé
de façon décisive à la pénitence et à la réconciliation. Les Pasteurs zélés et
inventifs ne manqueront jamais de trouver les occasions de donner cette
catéchèse dans son extension et sa variété, en tenant compte de la diversité de
culture et de formation religieuse de ceux auxquels ils s'adressent. Les
lectures bibliques et les rites de la messe et des autres sacrements en donnent
souvent la possibilité, ainsi que les circonstances mêmes qui appellent leur
célébration. De multiples initiatives peuvent être prises dans le même but,
telles que les prédications, les conférences, les débats, les sessions et les
cours de culture religieuse, etc., comme cela se fait en beaucoup d'endroits. Je
désire signaler en particulier l'importance et l'efficacité des anciennes
missions populaires, toujours pour cette même catéchèse. Si elles sont
adaptées aux exigences particulières de notre temps, elles peuvent être,
aujourd'hui comme hier, un instrument valable d'éducation dans la foi, notamment
pour tout ce qui concerne la pénitence et la réconciliation.
Étant donné la grande
importance de la réconciliation, fondée sur la conversion, dans le domaine
délicat des rapports humains et de la vie sociale à tous les niveaux, y compris
sur le plan international, la catéchèse ne peut négliger l'apport précieux de la
doctrine sociale de l’Église. L'enseignement circonstancié et précis de mes
prédécesseurs, depuis le Pape Léon XIII, auquel est venu s'adjoindre l'apport
substantiel de la constitution pastorale Gaudium et spes du Concile
Vatican II et celui des divers épiscopats sollicités d'intervenir en diverses
circonstances connues par leurs pays, tout cela a constitué un corps de doctrine
ample et solide touchant les multiples exigences inhérentes à la vie de la
communauté humaine, aux rapports entre les individus, les familles et les
groupes qui la composent, et a la constitution d'une société qui cherche à être
cohérente avec la loi morale, fondement de la civilisation.
A la base de cet
enseignement social de l’Église se trouve évidemment la vision qu'elle tire de
la Parole de Dieu sur les droits et les devoirs des individus, de la famille et
de la communauté ; sur la valeur de la liberté et les dimensions de la justice ;
sur le primat de la charité ; sur la dignité de la personne humaine et les
exigences du bien commun que doivent chercher à réaliser la politique et
l'économie elle-même. C'est sur ces principes fondamentaux du magistère social,
qui confirment et proposent à nouveau les lois universelles de la raison et de
la conscience des peuples, que s'appuie en grande partie l'espérance d'une
solution pacifique de multiples conflits sociaux et, en définitive, de la
réconciliation universelle.
27 Le second
moyen d'institution divine, que l’Église met à la disposition de la pastorale de
la pénitence et de la réconciliation, est constitué par les sacrements.
Dans le dynamisme
mystérieux des sacrements, si riches de symbolismes et de contenu, il est
possible de percevoir un aspect qui n'est pas toujours mis en lumière : chacun
d'eux est signe, non seulement de sa grâce propre, mais aussi de pénitence et de
réconciliation, et il est donc possible de revivre en chacun d'eux ces
dimensions spirituelles.
Il est certain que le
baptême est un bain de salut: comme le dit saint Pierre, il a sa valeur, « non
pas (comme) l'enlèvement d'une souillure charnelle, mais (comme) l'engagement
envers Dieu d'une bonne conscience »
.
Il est à la fois mort, ensevelissement et résurrection avec le Christ mort,
enseveli et ressuscité
.
Il est don de l'Esprit Saint à travers le Christ
.
Toutefois cet élément constitutif essentiel et original du baptême chrétien
n'élimine pas, mais au contraire enrichit l'aspect pénitentiel déjà présent dans
le baptême que Jésus lui-même reçut de Jean « pour accomplir toute justice »
;
autrement dit, il s'agit d'une conversion et d'une réintégration dans de justes
rapports avec Dieu, de réconciliation avec Dieu, avec l'effacement de la tache
originelle et l'insertion qui s'ensuit dans la grande famille des réconciliés.
De même, la
confirmation, en tant d'ailleurs qu'achèvement du baptême et, avec lui,
sacrement de l'initiation, en conférant la plénitude de l'Esprit Saint et en
amenant la vie chrétienne à l'âge adulte, signifie et réalise par là même une
conversion plus grande du cœur et une appartenance plus intime et plus effective
à la même assemblée de réconciliés qu'est l’Église du Christ.
La définition que saint
Augustin donne de l'Eucharistie comme « sacrement de la sanctification, signe
d'unité, lien de charité » (« sacramentum pietatis, signum unitatis, vinculum
caritatis »)
met clairement en lumière les effets de sanctification personnelle (pietas) et
de réconciliation communautaire (unitas et caritas) qui découlent de
l'essence même du mystère eucharistique en tant que renouvellement non sanglant
du sacrifice de la croix, source de salut et de réconciliation pour tous les
hommes. Il est cependant nécessaire de rappeler que l’Église, guidée par la foi
dans cet auguste sacrement, enseigne qu'aucun chrétien, conscient d'avoir commis
un péché grave, ne peut recevoir l'Eucharistie avant d'avoir obtenu le pardon de
Dieu. Comme on le lit dans l'instruction Eucharisticum mysterium, qui,
dûment approuvée par Paul VI, confirme pleinement l'enseignement du Concile de
Trente : « On présentera aux fidèles l'Eucharistie comme «l'antidote qui nous
libère de nos fautes quotidiennes et nous préserve des péchés mortels», et on
leur indiquera la façon convenable d'user des parties pénitentielles de la
liturgie de la messe. «On doit rappeler à qui veut communier le précepte: Que
l'homme s'éprouve lui-même (1Co 11,28) . La coutume de l’Église
montre que cette épreuve est nécessaire, afin que tout homme, s'il a conscience
d'un péché mortel, si contrit qu'il s'estime, ne s'approche pas de la sainte
Eucharistie sans une confession sacramentelle préalable» ; s'il se trouve en cas
de nécessité et qu'il ne lui est pas possible de se confesser, qu'il fasse
d'abord un acte de contrition parfaite »
.
Le sacrement de l'Ordre
est destiné à donner à l’Église des Pasteurs, qui ne sont pas seulement maîtres
et guides, mais sont appelés à être témoins et artisans d'unité, constructeurs
de la famille de Dieu, défenseurs et gardiens de la communion de cette famille
contre les ferments de division et de dispersion.
Le sacrement du mariage,
exaltation de l'amour humain sous l'action de la grâce, est signe de l'amour du
Christ pour l’Église, certes, mais aussi de la victoire qu'il permet aux époux
de remporter sur les forces qui déforment et détruisent l'amour, de telle sorte
que la famille, née de ce sacrement, devienne également signe de l’Église
réconciliée et réconciliatrice pour un monde réconcilié dans toutes ses
structures et ses institutions.
L'onction des malades,
enfin, dans l'épreuve de la maladie et de la vieillesse, et spécialement à
l'heure finale de la vie du chrétien, est un signe de la conversion définitive
au Seigneur, comme aussi de la totale acceptation de la douleur et de la mort
comme pénitence pour les péchés. En cela se réalise la suprême réconciliation
avec le Père.
Toutefois, parmi les
sacrements, il en est un qui, souvent appelé confession en raison de
l'accusation des péchés qu'il comporte, peut être considéré de façon plus
appropriée comme le sacrement de la Pénitence par antonomase — c'est en
effet ainsi qu'on le désigne — et il est donc le sacrement de la conversion
et de la réconciliation. La récente Assemblée du Synode a particulièrement
traité de ce sacrement, vu l'importance qu'il revêt pour la réconciliation.
28 Dans
toutes les phases et à tous les niveaux de son déroulement, le Synode a porté la
plus grande attention au signe sacramentel qui représente et en même temps
réalise la pénitence et la réconciliation. Assurément, ce sacrement n'épuise pas
en lui-même les concepts de conversion et de réconciliation. L’Église, en effet,
connaît et valorise depuis ses origines des formes nombreuses et variées de
pénitence : certaines de type liturgique ou paraliturgique, qui vont de l'acte
pénitentiel de la messe aux cérémonies pour implorer le pardon et aux
pèlerinages; d'autres de caractère ascétique, comme le jeûne. Cependant, parmi
tous ces actes, aucun n'est plus significatif, plus divinement efficace, ni plus
élevé et en même temps plus accessible au sein du rite lui-même que le sacrement
de Pénitence.
Dès sa préparation, et
ensuite au long des nombreuses interventions qui eurent lieu pendant son
déroulement, dans les travaux de groupe et dans les Propositions finales,
le Synode a tenu compte de cette affirmation bien des fois répétée, avec des
diversités de ton et de contenu: le sacrement de Pénitence traverse une crise,
et le Synode en a pris acte. Il a recommandé une catéchèse approfondie, mais
également une analyse non moins approfondie de caractère théologique,
historique, psychologique, sociologique et juridique sur la pénitence en général
et sur le sacrement de Pénitence en particulier. Il a cherché ainsi à éclaircir
les causes de la crise et à ouvrir la voie à une solution positive pour le plus
grand bien de l'humanité. En même temps, du Synode lui-même l’Église a reçu une
claire confirmation de sa foi en ce qui concerne le sacrement qui donne à tout
chrétien et à la communauté entière des croyants la certitude du pardon grâce à
la puissance du sang rédempteur du Christ.
Il est bon de
renouveler et de réaffirmer cette foi à une époque ou elle pourrait
s'affaiblir, perdre quelque chose de son intégrité ou entrer dans une zone
d'ombre et de silence, menacée comme elle l'est par la crise déjà mentionnée en
ce qu'elle a de négatif. En effet, le sacrement de la confession est en butte à
de nombreuses menaces: d'un côté, l'obscurcissement de la conscience morale et
religieuse, la diminution du sens du péché, la déformation de la notion de
repentir, l'élan insuffisant vers une vie authentiquement chrétienne; d'un autre
côté, la mentalité répandue ici ou là selon laquelle on pourrait obtenir le
pardon directement de Dieu, même de façon ordinaire, sans s'approcher du
sacrement de la Réconciliation, et aussi la routine d'une pratique
sacramentelle qui manque parfois de ferveur et de spontanéité spirituelle, cette
routine étant due peut-être à une conception erronée et détournée de son vrai
sens en ce qui concerne les effets du sacrement.
Il convient donc de
rappeler les principaux aspects de ce grand sacrement.
29 La
première donnée fondamentale nous vient des Livres saints de l'Ancien et du
Nouveau Testament à propos de la miséricorde du Seigneur et de son pardon. Dans
les psaumes et la prédication des prophètes, le terme miséricordieux est
peut-être le terme le plus souvent attribué au Seigneur, contrairement au cliché
persistant qui présente le Dieu de l'Ancien Testament surtout comme un Dieu
sévère et punisseur. Ainsi, parmi les psaumes, un long exposé sapientiel, se
rapportant à la tradition de l'Exode, rappelle l'action bienveillante de Dieu au
milieu de son peuple. Cette action, même dans sa représentation
anthropomorphique, est peut-être l'une des proclamations les plus éloquentes de
la miséricorde divine dans l'Ancien Testament. Il suffit de rappeler ici les
versets : « Et lui, miséricordieux, au lieu de détruire, il pardonnait ; maintes
fois, il retint sa colère au lieu de réveiller sa violence. Il se rappelait: ils
ne sont que chair, un souffle qui s'en va sans retour »
.
A la plénitude des
temps, le Fils de Dieu, venant comme l'Agneau qui enlève et porte sur
lui le péché du monde
,
apparaît comme celui qui possède le pouvoir aussi bien de juger
que de pardonner les péchés
;
et il est venu non pour condamner mais pour pardonner et sauver
.
Or, ce pouvoir de
remettre les péchés, Jésus l'a conféré, par l'Esprit Saint, à de simples hommes,
eux-mêmes sujets aux assauts du péché, à savoir à ses Apôtres : « Recevez
l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis;
ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus »
.
C'est là une des nouveautés évangéliques les plus formidables ! En conférant ce
pouvoir aux Apôtres, Jésus leur donne la faculté de le transmettre, comme
l’Église l'a compris dès l'aube de son existence, à leurs successeurs, investis
par les Apôtres eux-mêmes de la mission et de la responsabilité de continuer
leur œuvre d'annonciateurs de l’Évangile et de ministres de la Rédemption du
Christ.
Ici apparaît dans toute
sa grandeur la figure du ministre du sacrement de Pénitence, appelé confesseur
selon une coutume très ancienne.
Comme à l'autel ou il
célèbre l'Eucharistie, et comme en chacun des sacrements, le prêtre, ministre de
la Pénitence, agit « in persona Christi ». Le Christ, qui est rendu présent par
le prêtre et qui accomplit par lui le mystère de la rémission des péchés,
apparaît bien comme frère de l'homme
,
pontife miséricordieux, fidèle et compatissant
,
pasteur toujours à la recherche de la brebis perdue
,
médecin qui guérit et réconforte
,
maître unique qui enseigne la vérité et montre les chemins de Dieu
,
juge des vivants et des morts
,
qui juge selon la vérité et non d'après les apparences
.
Ce ministère du prêtre
est sans aucun doute le plus difficile et le plus délicat, le plus fatigant et
le plus exigeant, mais aussi l'un des plus beaux et des plus consolants; c'est
précisément pour cela que, attentif au rappel très fort du Synode, je ne me
lasserai jamais de rappeler à mes frères évêques et prêtres l'accomplissement
fidèle et assidu de ce ministère
.
Face à la conscience du fidèle, qui s'ouvre à lui avec un mélange de crainte et
de confiance, le confesseur est appelé à une tâche élevée qui consiste à servir
la pénitence et la réconciliation humaine, à savoir connaître les faiblesses et
les chutes de ce fidèle, évaluer son désir de se reprendre et les efforts
nécessaires pour y parvenir, discerner l'action de l'Esprit sanctificateur dans
son cœur, lui transmettre un pardon que Dieu seul peut accorder, « célébrer » sa
réconciliation avec le Père, telle que la présente la parabole du fils prodigue,
réinsérer ce pécheur libéré dans la communion ecclésiale avec ses frères,
admonester paternellement ce pénitent en l'encourageant fermement et
amicalement : « Va, désormais ne pèche plus ! »
.
Pour l'accomplissement
efficace de ce ministère, le confesseur doit nécessairement posséder des
qualités humaines de prudence, de discrétion, de discernement, de fermeté
tempérée par la douceur et la bonté. Il doit avoir aussi une préparation
sérieuse, non point fragmentaire mais complète et cohérente dans les divers
secteurs de la théologie, dans les domaines de la pédagogie et de la
psychologie, de la méthodologie du dialogue, et surtout en matière de
connaissance profonde et communicative de la Parole de Dieu. Mais il est encore
plus nécessaire que le confesseur soit animé d'une vie spirituelle intense et
sincère. Pour conduire les autres sur la voie de la perfection chrétienne, le
ministre de la Pénitence doit le premier parcourir lui-même ce chemin et
donner — plus par des actes que par d'abondants discours — des preuves
d'expérience réelle de l'oraison vécue, de pratique des vertus évangéliques
théologales et morales, d'obéissance fidèle à la volonté de Dieu, d'amour de
l’Église et de docilité à son Magistère.
Tout cet ensemble de
qualités humaines, de vertus chrétiennes et de compétences pastorales ne
s'improvise pas et ne s'acquiert pas sans effort. Pour le ministère de la
Pénitence sacramentelle, tout prêtre doit être préparé dès ses années de
séminaire, non seulement par l'étude de la théologie dogmatique, morale,
spirituelle et pastorale (ce qui ne forme qu'une seule théologie), mais aussi
par les sciences de l'homme, la méthodologie du dialogue, et spécialement de
l'entretien pastoral. Il faudra ensuite qu'il se lance et qu'il soit soutenu
dans ses premières expériences. Lui-même devra veiller à son propre
perfectionnement, à la mise à jour de sa formation par l'étude permanente. Quel
trésor de grâce, de vie véritable et de rayonnement spirituel ne retomberait-il
pas sur l’Église, si chaque prêtre veillait à ne jamais manquer, par négligence
ou sous divers prétextes, le rendez-vous avec les fidèles au confessionnal, et
veillait avec encore plus de soin à ne jamais s'y rendre sans préparation, ou
démuni des qualités humaines indispensables et des conditions spirituelles et
pastorales.
A ce propos, je ne puis
manquer d'évoquer, avec une respectueuse admiration, les figures de certains
apôtres extraordinaires du confessionnal, tels que saint Jean Népomucène,
saint Jean-Marie Vianney, saint Joseph Cafasso et saint Léopold de
Castelnuovo, pour ne parler que des plus connus, inscrits par l’Église au
nombre des saints. Mais je désire rendre hommage également à l'innombrable foule
de saints confesseurs, presque toujours anonymes, auxquels est dû le salut de
tant d'âmes qu'ils ont aidées à se convertir, à lutter contre le péché et les
tentations, à progresser spirituellement et, en définitive, à se sanctifier. Je
n'hésite pas à dire que les grands saints canonisés sont généralement eux aussi
issus de cette pratique de la confession, et, avec eux, le patrimoine spirituel
de l’Église et l'épanouissement d'une civilisation imprégnée d'esprit chrétien.
Honneur soit donc rendu à cette cohorte silencieuse de nos confrères qui ont
bien servi et servent chaque jour la cause de la réconciliation par le ministère
de la Pénitence sacramentelle !
30 La
révélation de la valeur de ce ministère, et du pouvoir de remettre les péchés
conféré aux Apôtres et à leurs successeurs par le Christ, a fait se développer
dans l’Église la conscience du signe du pardon donné par le sacrement de
Pénitence. Il s'agit de la certitude que le Seigneur Jésus lui-même a institué
et confié à l’Église — comme don de sa bienveillance et de son « amour pour les
hommes »
à proposer à tous — un sacrement spécial pour la rémission des péchés commis
après le baptême.
La pratique de ce
sacrement, quant à sa célébration et à sa forme, a connu un long processus de
développement, comme l'attestent les sacramentaires les plus anciens, les Actes
des Conciles et des Synodes épiscopaux, la prédication des Pères et
l'enseignement des Docteurs de l’Église. Mais, en ce qui concerne la
substance du sacrement, la certitude que, par la volonté du Christ, le
pardon est offert à chacun au moyen de l'absolution sacramentelle donnée par les
ministres de la Pénitence, est toujours demeurée solide et inchangée dans la
conscience de l’Église ; et cette certitude est réaffirmée vigoureusement aussi
bien par le Concile de Trente
que par le Concile Vatican II : « Ceux qui s'approchent du sacrement de
Pénitence y reçoivent de la miséricorde de Dieu le pardon de l'offense qu'ils
lui ont faite et du même coup sont réconciliés avec l’Église que leur péché a
blessée et qui, par la charité, l'exemple, les prières, travaille à leur
conversion »
.
On doit réaffirmer comme une donnée essentielle de la foi sur la valeur
et le but de la Pénitence, que notre Sauveur Jésus Christ institua dans son
Église le sacrement de Pénitence, afin que les fidèles tombés dans le péché
après leur baptême puissent recevoir la grâce et se réconcilier avec Dieu
.
La foi de l’Église dans
ce sacrement comporte quelques autres vérités fondamentales qu'on ne peut
éluder. Le rite sacramentel de la Pénitence, dans son évolution et les
variations de ses formes concrètes, a toujours conservé et mis en lumière ces
vérités. Le Concile Vatican II, en prescrivant la réforme de ce rite, avait en
vue une expression encore améliorée de ces vérités
et cela s'est réalisé grâce au nouveau Rituel de la Pénitence
.
Celui-ci, en effet, a repris dans son intégrité la doctrine de la tradition
formulée par le Concile de Trente, en la transférant de son contexte historique
(celui d'un effort déterminé de clarification doctrinale face à de graves
déviations par rapport à l'enseignement authentique de l’Église) pour l'exprimer
fidèlement en termes plus adaptés au contexte de notre époque.
31 Les
vérités susdites, rappelées avec force et clarté par le Synode et incluses dans
les Propositions, peuvent se synthétiser dans les convictions de foi
suivantes, auxquelles se rattachent toutes les autres affirmations de la
doctrine catholique sur le sacrement de Pénitence.
I. La première
conviction est que, pour un chrétien, le sacrement de Pénitence est la voie
ordinaire pour obtenir le pardon et la rémission des péchés graves commis
après le baptême. Assurément, le Sauveur et son œuvre salvifique ne sont pas
liés à quelque signe sacramentel au point de ne pouvoir, en n'importe quel
moment et domaine de l'histoire du salut, agir en dehors et au-dessus des
sacrements. Mais à l'école de la foi, nous apprenons que le même Sauveur a voulu
et disposé que les humbles et précieux sacrements de la foi soient ordinairement
les moyens efficaces par lesquels passe et agit sa puissance rédemptrice. Il
serait donc insensé et pas seulement présomptueux de vouloir laisser
arbitrairement de côté des instruments de grâce et de salut que le Seigneur a
institués et, en l'occurrence, de prétendre recevoir le pardon sans recourir au
sacrement institué par le Christ précisément en vue du pardon. Le renouveau des
rites, effectué après le Concile, n'autorise aucune illusion ni aucune
altération dans ce sens. Ce renouveau devait et doit servir, selon l'intention
de l’Église, à susciter en chacun de nous un nouvel élan en vue du
renouvellement de notre attitude intérieure, je veux dire en vue d'une
compréhension plus profonde de la nature du sacrement de Pénitence, de sa
réception plus imprégnée de foi, sans anxiété mais pleine de confiance, d'une
fréquentation plus assidue du sacrement que l'on sait débordant de l'amour
miséricordieux du Seigneur.
II. La seconde
conviction concerne la fonction du sacrement de Pénitence pour celui qui
y recourt. Selon la conception la plus ancienne de la Tradition, ce sacrement
est une sorte d'action judiciaire ; mais celle-ci se déroule auprès d'un
tribunal de miséricorde, plus que d'étroite et rigoureuse justice, ce tribunal
n'étant donc comparable aux tribunaux humains que par analogie
,
en ce sens que le pécheur y dévoile ses péchés et sa situation de créature
sujette au péché ; et ce pécheur s'engage à renoncer au péché et à le combattre,
il accepte la peine (pénitence sacramentelle) que le confesseur lui
impose et il reçoit l'absolution de ses fautes.
Mais, en réfléchissant
sur la fonction de ce sacrement, la conscience de l’Église y voit, en plus du
caractère judiciaire dans le sens déjà évoqué, un aspect thérapeutique ou
médicinal. Et ceci se rattache au fait de la présentation du Christ comme
médecin
,
fréquente dans l’Évangile, son œuvre rédemptrice étant d'ailleurs souvent
appelée, depuis l'antiquité chrétienne, « remède de salut ». « Je veux soigner
et non accuser », disait saint Augustin en se référant à l'exercice de la
pastorale pénitentielle
,
et c'est grâce au remède de la conversion que l'expérience du péché ne dégénère
pas en désespoir
.
Le Rituel de la Pénitence fait allusion à cet aspect médicinal du
sacrement
,
auquel l'homme contemporain est peut-être plus sensible, en voyant dans le péché
ce qu'il comporte d'erreur et plus encore ce qu'il manifeste sur le plan de la
faiblesse et de l'infirmité humaines.
Tribunal de miséricorde
ou lieu de guérison spirituelle, sous les deux aspects en même temps, le
sacrement exige une connaissance de la vie intime du pécheur, pour pouvoir le
juger et l'absoudre, pour le soigner et le guérir. C'est justement pour cela que
le sacrement implique, de la part du pénitent, l'accusation sincère et complète
des péchés, motivée non seulement par des fins ascétiques (celles de l'humilité
et de la mortification), mais par la nature même du sacrement.
III. La troisième
conviction que je tiens à faire ressortir concerne les réalités ou les
éléments qui composent le signe sacramentel du pardon et de la
réconciliation. Quelques-unes de ces réalités sont des actes du pénitent,
d'importance diverse, chacun étant toutefois indispensable ou bien à la
validité, ou bien à l'intégrité, ou bien à la fécondité du signe.
Une condition
indispensable est, avant tout, la rectitude et la limpidité de la conscience
du pénitent. On ne s'achemine pas vers une véritable pénitence tant qu'on ne
se rend pas compte que le péché est contraire à la norme éthique inscrite au
plus intime de l'être
,
tant qu'on n'avoue pas avoir fait l'expérience personnelle et coupable d'une
telle opposition, tant qu'on ne dit pas seulement « c'est un péché », mais
« j'ai péché », tant qu'on n'admet pas que le péché a introduit dans la
conscience une rupture qui envahit tout l'être et le sépare de Dieu et du
prochain. Le signe sacramentel de cette transparence de la conscience est l'acte
traditionnellement appelé examen de conscience, acte qui doit toujours
être, non point une introspection psychologique angoissée, mais la confrontation
sincère et sereine avec la loi morale intérieure, avec les normes évangéliques
proposées par l’Église, avec le Christ Jésus lui-même, notre Maître et notre
modèle de vie, et avec le Père céleste, qui nous appelle au bien et à la
perfection
.
Mais l'acte essentiel de
la Pénitence, de la part du pénitent, est la contrition, à savoir un
rejet net et ferme du péché commis, en même temps que la résolution de ne plus
le commettre
à cause de l'amour que l'on a pour Dieu et qui renaît avec le repentir. Ainsi
comprise, la contrition est donc le principe et l'âme de la conversion,
de cette metanoia évangélique qui ramène l'homme à Dieu, à la manière du
fils prodigue revenant vers son père, et qui a dans le sacrement de Pénitence
son signe visible, ou l'attrition trouve son accomplissement. C'est pourquoi,
« de cette contrition du cœur dépend la vérité de la pénitence »
.
En renvoyant à tout ce
que l’Église, inspirée par la Parole de Dieu, enseigne sur la contrition,
je tiens à souligner ici un seul aspect de cette doctrine qu'il importe de mieux
connaître et d'avoir présent à l'esprit. On considère souvent la conversion
et la contrition sous l'aspect des exigences incontestables qu'elles
comportent, et de la mortification qu'elles imposent en vue d'un changement
radical de vie. Mais il est bon de rappeler et de souligner que contrition
et conversion sont plus encore que cela: c'est s'approcher de la sainteté
de Dieu, c'est retrouver sa propre vérité intérieure, troublée et même
bouleversée par le péché, c'est se libérer au plus profond de soi-même, et par
suite recouvrer la joie perdue, la joie d'être sauvé
,
que la majorité de nos contemporains ne sait plus apprécier.
On comprend donc que,
dès les débuts du christianisme, en lien avec les Apôtres et avec le Christ,
l’Église ait inclus dans le signe sacramentel de la Pénitence l'accusation
des fautes. Celle-ci paraît si importante que, depuis des siècles, le nom
habituellement donné au sacrement a été et est toujours celui de confession.
L'accusation des péchés est avant tout exigée par la nécessité que le pécheur
soit connu par celui qui exerce le rôle de juge dans le sacrement, car il
lui revient d'évaluer aussi bien la gravité des péchés que le repentir du
pénitent. Et, exerçant également le rôle de médecin, il a besoin de
connaître l'état du malade pour le soigner et le guérir. Mais la confession
individuelle a aussi la valeur de signe : signe de la rencontre du
pécheur avec la médiation de l’Église dans la personne du ministre; signe qu'il
se reconnaît pécheur devant Dieu et devant l’Église, qu'il fait la clarté sur
lui-même sous le regard de Dieu. L'accusation des péchés ne saurait donc être
réduite à une tentative quelconque d'autolibération psychologique, même si elle
répond à un besoin légitime et naturel de se confier à quelqu'un, besoin inscrit
dans le cœur humain. L'accusation est un geste liturgique, solennel par son
aspect quelque peu dramatique, humble et sobre dans la grandeur de sa
signification. C'est vraiment le geste du fils prodigue, qui revient vers son
Père et qui est accueilli par lui avec un baiser de paix; c'est un geste de
loyauté et de courage; c'est un geste de remise de soi-même, au-delà du péché, à
la miséricorde qui pardonne
.
On comprend alors pourquoi l'accusation des fautes doit être
ordinairement individuelle et non collective, de même que le péché est un fait
profondément personnel. Mais en même temps, cette accusation arrache d'une
certaine façon le péché des secrètes profondeurs du cœur et donc du cercle de la
pure individualité, en mettant aussi en relief son caractère social: en effet,
par l'entremise du ministre de la Pénitence, c'est la Communauté ecclésiale,
lésée par le péché, qui accueille de nouveau le pécheur repenti et pardonné.
L'autre moment essentiel
du sacrement de Pénitence est, cette fois, du ressort du confesseur juge et
médecin, image du Dieu-Père qui accueille et pardonne celui qui revient : c'est
l'absolution. Les paroles qui l'expriment et les gestes qui l'accompagnent
dans l'ancien et dans le nouveau Rituel de la Pénitence revêtent une
simplicité significative dans leur grandeur. La formule sacramentelle : « Je te
pardonne... », et l'imposition de la main suivie du signe de la croix tracé sur
le pénitent, manifestent qu'en cet instant le pécheur contrit et converti
entre en contact avec la puissance et la miséricorde de Dieu. C'est le moment ou
la Trinité, en réponse au pénitent, se rend présente à lui pour effacer son
péché et lui redonner son innocence ; et la force salvifique de la Passion, de
la Mort et de la Résurrection de Jésus est communiquée au même pénitent, en tant
que « miséricorde plus forte que la faute et que l'offense », comme j'ai eu
l'occasion de le préciser dans l'encyclique Dives in misericordia. Dieu
est toujours le principal offensé par le péché — « contre Toi seul, j'ai péché »
— et Dieu seul peut pardonner. C'est pourquoi, l'absolution que le prêtre,
ministre du pardon, tout en étant lui-même pécheur, accorde au pénitent, est le
signe efficace de l'intervention du Père dans toute absolution et de cette
« résurrection » de la « mort spirituelle » qui se renouvelle chaque fois qu'est
donné le sacrement de Pénitence. Seule la foi peut assurer qu'en cet instant
tout péché est remis et effacé par la mystérieuse intervention du Sauveur.
La satisfaction
est l'acte final qui couronne le signe sacramentel de la Pénitence. Dans
certains pays, ce que le pénitent pardonné et absous accepte d'accomplir après
avoir reçu l'absolution s'appelle précisément pénitence. Quel est le sens
de cette satisfaction dont on s'acquitte, ou de cette pénitence
que l'on accomplit ? Ce n'est assurément pas le prix que l'on paye pour le péché
absous et pour le pardon acquis: aucun prix humain n'est équivalent à ce qui est
obtenu, fruit du sang très précieux du Christ. Les actes de la satisfaction —
qui, tout en conservant un caractère de simplicité et d'humilité, devraient
mieux exprimer tout ce qu'ils signifient — sont l'indice de choses importantes :
ils sont le signe de l'engagement personnel que le chrétien a pris devant
Dieu, dans le sacrement, de commencer une existence nouvelle (et c'est pourquoi
ils ne devraient pas se réduire seulement à quelques formules à réciter, mais
consister dans des œuvres de culte, de charité, de miséricorde, de réparation) ;
ces actes de la satisfaction incluent l'idée que le pécheur pardonné est capable
d'unir sa propre mortification corporelle et spirituelle, voulue ou au moins
acceptée, à la Passion de Jésus qui lui a obtenu le pardon ; ils rappellent que,
même après l'absolution, il demeure dans le chrétien une zone d'ombre résultant
des blessures du péché, de l'imperfection de l'amour qui imprègne le repentir,
de l'affaiblissement des facultés spirituelles dans lesquelles agit encore ce
foyer d'infection qu'est le péché, qu'il faut toujours combattre par la
mortification et la pénitence. Telle est la signification de la satisfaction
humble mais sincère
.
IV. Il reste à faire une
brève allusion aux autres convictions importantes relatives au sacrement
de Pénitence.
Avant tout, il importe
de redire que rien n'est plus personnel et intime que ce sacrement, dans lequel
le pécheur se trouve seul face à Dieu avec sa faute, son repentir et sa
confiance. Personne ne peut se repentir à sa place ou demander pardon en son
nom. Il y a une certaine solitude du pécheur dans sa faute, que l'on peut voir
comme dramatiquement figurée par Caïn avec son péché « tapi à sa porte », selon
l'expression si suggestive du Livre de la Genèse, et avec le signe particulier
gravé sur son front
;
figurée également par David, réprimandé par le prophète Nathan
;
ou encore par le fils prodigue, lorsqu'il prend conscience de la situation ou il
s'est mis en s'éloignant de son père, et qu'il décide de revenir vers lui
:
tout se déroule seulement entre l'homme et Dieu. Mais, en même temps, on ne peut
nier la dimension sociale de ce sacrement, dans lequel l’Église entière, qu'elle
soit militante, souffrante ou dans la gloire du Ciel, vient au secours du
pénitent et l'accueille de nouveau en son sein, d'autant plus que toute l’Église
était offensée et blessée par son péché. Le prêtre, ministre de la Pénitence,
apparaît, en vertu de la charge sacrée qui lui est propre, comme témoin et
représentant de ce caractère ecclésial. Ce sont ces deux aspects complémentaires
du sacrement, individuel et ecclésial, que la réforme progressive du rite de la
Pénitence, spécialement l'Ordo Pænitentiæ promulgué par Paul VI, a
cherché à mettre en relief et à rendre plus significatifs dans la célébration.
V. Il importe de
souligner ensuite que le fruit le plus précieux du pardon obtenu dans le
sacrement de Pénitence consiste dans la réconciliation avec Dieu: celle-ci se
produit dans le secret du cœur du fils prodigue et retrouvé qu'est chaque
pénitent. Il faut évidemment ajouter que cette réconciliation avec Dieu a pour
ainsi dire comme conséquences d'autres réconciliations, qui portent remède à
autant de ruptures causées par le péché : le pénitent pardonné se réconcilie
avec lui-même dans les profondeurs de son être, ou il retrouve sa vérité
intérieure; il se réconcilie avec ses frères, agressés et lésés par lui en
quelque sorte ; il se réconcilie avec l’Église ; il se réconcilie avec toute la
création. La prise de conscience de tout cela fait naître chez le pénitent, au
terme de la célébration, un sentiment de gratitude envers Dieu pour le don de la
miséricorde qu'il a reçue. C'est à cette action de grâce que l’Église l'invite.
Tout confessionnal est
un lieu privilégié et béni d'ou, une fois les divisions effacées, naît un homme
réconcilié, nouveau et sans tache, un monde réconcilié !
VI. Enfin, une
dernière considération me tient à cœur. Elle nous concerne tous, nous
prêtres, qui sommes ministres du sacrement de Pénitence, mais qui sommes aussi —
et qui devons être — ses bénéficiaires. La vie spirituelle et pastorale du
prêtre, comme celle de ses frères laïcs et religieux, dépend, pour sa qualité et
sa ferveur, de la pratique personnelle, assidue et consciencieuse, du sacrement
de Pénitence
.
La célébration de l'Eucharistie et le ministère des autres sacrements, le zèle
pastoral, les relations avec les fidèles, la communion avec ses frères prêtres,
la collaboration avec l'évêque, la vie de prière, en un mot toute la vie
sacerdotale subit un déclin inévitable si lui-même, par négligence ou pour tout
autre motif, ne recourt pas, de façon régulière et avec une foi et une piété
authentiques, au sacrement de Pénitence. Chez un prêtre qui ne se confesserait
plus ou se confesserait mal, son être sacerdotal et son action
sacerdotale s'en ressentiraient vite, et la communauté elle-même dont il est
le pasteur ne manquerait pas de s'en rendre compte.
Mais j'ajoute aussi que,
même pour être un bon ministre, un ministre efficace de la Pénitence, le prêtre
a besoin de recourir à la source de grâce et de sainteté présente dans ce
sacrement. Nous, prêtres, à partir de notre expérience personnelle, nous pouvons
dire en vérité que, dans la mesure ou nous veillons à recourir au sacrement de
Pénitence et à nous en approcher fréquemment et dans de bonnes dispositions,
nous remplissons mieux notre propre ministère de confesseurs et en assurons le
bénéfice aux pénitents. Par contre, ce ministère perdrait beaucoup de son
efficacité si de quelque manière nous négligions d'être de bons pénitents. Telle
est la logique interne de ce grand sacrement. Ce sacrement nous invite
tous, nous, prêtres du Christ, à prêter une attention renouvelée à notre
confession personnelle.
A son tour, cette
expérience personnelle devient et doit devenir aujourd'hui un stimulant
pour l'exercice diligent, régulier, patient et fervent du ministère sacré de la
Pénitence, auquel nous sommes obligés en vertu de notre sacerdoce, de notre
vocation qui fait de nous des pasteurs et des serviteurs de nos frères. Aussi,
par la présente exhortation, j'adresse un appel insistant à tous les prêtres du
monde, spécialement à mes frères dans l'épiscopat et aux curés, pour qu'ils
favorisent de toutes leurs forces la fréquentation de ce sacrement par les
fidèles, pour qu'ils mettent en œuvre tous les moyens possibles et adéquats et
qu'ils essayent tous les chemins susceptibles de faire parvenir au plus grand
nombre de nos frères la grâce qui nous a été donnée par la Pénitence en vue de
la réconciliation de chaque personne et du monde entier avec Dieu dans le
Christ.
32 Fidèle aux
indications du Concile Vatican II, l'Ordo Pænitentiæ a prévu trois rites
qui, les éléments essentiels étant saufs, permettent d'adapter la célébration du
sacrement de Pénitence à des circonstances pastorales déterminées.
La première forme —
réconciliation individuelle des pénitents — constitue l'unique manière
normale et ordinaire de célébrer ce sacrement, et on ne peut ni ne doit la
laisser tomber en désuétude ou la négliger. La deuxième — réconciliation de
plusieurs pénitents avec confession et absolution individuelles — même si,
dans sa préparation, elle permet de souligner davantage les aspects
communautaires du sacrement, rejoint la première forme dans l'acte culminant du
sacrement, à savoir la confession et l'absolution individuelles des péchés, et
par conséquent elle peut être assimilée à la première forme en ce qui concerne
la normalité du rite. Par contre, la troisième — réconciliation de plusieurs
pénitents avec confession et absolution générales — revêt un caractère
d'exception; elle n'est donc pas laissée au libre choix, mais elle est
réglementée par une discipline spéciale.
La première forme permet
la valorisation des aspects plus personnels — et essentiels — que comporte
l'itinéraire pénitentiel. Le dialogue entre le pénitent et le confesseur,
l'ensemble des éléments utilisés (les textes bibliques, le choix des formes de
la « satisfaction », etc.) permettent à la célébration sacramentelle de mieux
répondre à la situation concrète du pénitent. On voit bien la valeur de ces
éléments lorsqu'on pense aux diverses raisons qui poussent un chrétien à la
pénitence sacramentelle : un besoin d'être personnellement réconcilié et d'être
admis à nouveau dans l'amitié de Dieu, en retrouvant la grâce perdue par suite
du péché ; un besoin de vérifier son cheminement spirituel et, parfois, de
discerner de façon plus précise sa vocation ; en beaucoup d'autres cas, un
besoin et un désir de sortir d'un état d'apathie spirituelle et de crise
religieuse. Par ailleurs, grâce à son caractère individuel, la première forme de
célébration permet d'associer le sacrement de Pénitence à une pratique qui s'en
distingue, mais qui peut bien lui être associée : je veux dire la direction
spirituelle. Il est donc certain que cette première forme permet d'exprimer
clairement et de promouvoir la décision et l'effort personnels.
La deuxième forme de
célébration, précisément par son caractère communautaire et la façon dont elle
se déroule, met en relief quelques aspects de grande importance : la Parole de
Dieu, écoutée en commun, a un autre effet que la lecture faite individuellement,
et elle souligne mieux le caractère ecclésial de la conversion et de la
réconciliation. Elle revêt une signification particulière dans les divers
moments de l'année liturgique et à l'occasion des événements présentant un
intérêt pastoral spécial. Il suffit de mentionner ici qu'il importe d'avoir un
nombre suffisant de confesseurs pour sa célébration.
Il est donc naturel que
les critères permettant de décider à laquelle des deux formes de célébration on
doit recourir soient dictés, non par des motivations conjoncturelles et
subjectives, mais par la volonté d'obtenir le véritable bien spirituel des
fidèles, en obéissant à la discipline pénitentielle de l’Église.
Il sera bon de rappeler
également que, pour une orientation spirituelle et pastorale équilibrée en ce
domaine, il est nécessaire, comme l'attestent une tradition doctrinale et une
pratique désormais séculaires, de continuer à considérer comme très important le
recours au sacrement de Pénitence même pour les seuls péchés véniels, et à y
éduquer les fidèles.
Tout en sachant et en
enseignant que les péchés véniels sont pardonnés aussi par d'autres voies — on
peut penser aux actes de contrition, aux œuvres de charité, à la prière, aux
rites pénitentiels —, l’Église ne cesse de rappeler à tous la richesse
singulière de l'acte sacramentel, même par rapport à de tels péchés. Le recours
fréquent au sacrement — auquel sont tenus plusieurs catégories de fidèles —
renforce la conscience que même les péchés moins importants offensent Dieu et
blessent l’Église, le corps du Christ, et sa célébration fournit aux fidèles
« une occasion et un stimulant pour se conformer plus intimement au Christ et
pour se faire plus dociles à la voix de l'Esprit »
.
Surtout, il faut le souligner, la grâce propre de la célébration sacramentelle a
une plus grande vertu thérapeutique et contribue à enlever les racines mêmes du
péché.
Le soin apporté à la
célébration
,
avec une attention particulière à la Parole de Dieu lue, rappelée et expliquée
aux fidèles et avec les fidèles lorsque c'est possible et opportun, contribuera
à vivifier la pratique du sacrement et à l'empêcher de tomber dans quelque chose
de formel et de routinier. Le pénitent sera plutôt aidé à découvrir qu'il est en
train de vivre un événement du salut capable de susciter en son cœur un nouvel
élan de vie et une véritable paix. Ce soin apporté à la célébration amènera,
entre autres, à fixer dans chacune des Églises des moments réservés à la
célébration du sacrement, et à éduquer les chrétiens, en particulier les
enfants et les jeunes, à s'y conformer habituellement, sauf les cas de nécessité
pour lesquels le pasteur d'âmes devra toujours se montrer prêt à accueillir
volontiers ceux qui recourent à lui.
33 Dans les
nouvelles règles liturgiques et, plus récemment, dans le nouveau Code de
droit canonique (CIC 961-963) se trouvent précisées les conditions
qui légitiment le recours au « rite de la réconciliation de plusieurs pénitents
avec confession et absolution générales ». Les normes et les dispositions
établies sur ce point, fruit d'une réflexion mûrie et équilibrée, doivent être
accueillies et appliquées en évitant toute interprétation arbitraire.
Il convient de réfléchir
de manière plus approfondie aux motivations qui imposent la célébration de la
Pénitence selon l'une des deux premières formes et qui permettent le recours à
la troisième forme. Il y a, avant tout, une motivation de fidélité à la
volonté du Seigneur Jésus, transmise par l’Église dans sa doctrine et également
d'obéissance aux lois de l’Église. Le Synode a rappelé dans l'une de ses
Propositions l'enseignement inchangé que l’Église a puisé dans la Tradition
la plus ancienne, et la loi dans laquelle elle a codifié l'ancienne pratique
pénitentielle : la confession individuelle et intégrale des péchés avec
absolution également individuelle constitue l'unique moyen ordinaire qui
permet au fidèle, conscient de péché grave, d'être réconcilié avec Dieu et avec
l’Église. De cette confirmation nouvelle de l'enseignement de l’Église il
ressort clairement que tout péché grave doit être toujours avoué, avec
ses circonstances déterminantes, dans une confession individuelle.
Il y a ensuite une
motivation d'ordre pastoral. S'il est vrai que, lorsque se vérifient les
conditions requises par la discipline canonique, on peut faire usage de la
troisième forme de célébration, on ne saurait pourtant oublier que cette
forme ne peut devenir une forme ordinaire et qu'elle ne peut ni ne doit être
employée, comme l'a répété le Synode, si ce n'est « en cas de grave nécessité »,
restant ferme l'obligation de confesser individuellement les péchés graves avant
de recourir de nouveau à une autre absolution générale. Par conséquent l’Évêque,
auquel seul il appartient, dans le cadre de son diocèse, de juger si les
conditions établies par la loi canonique pour l'usage de la troisième forme
existent concrètement, donnera ce jugement — sa conscience étant gravement
engagée — dans le plein respect de la loi et de la pratique de l’Église et en
tenant compte, par ailleurs, des critères et des orientations sur lesquels les
autres membres de la Conférence épiscopale se seront mis d'accord en se fondant
sur les considérations doctrinales et pastorales exposées ci-dessus.
Pareillement, on devra avoir la préoccupation pastorale authentique de poser et
de garantir les conditions qui permettent à la pratique de la troisième forme de
donner les fruits spirituels pour lesquels elle a été prévue. Et l'usage
exceptionnel de la troisième forme de célébration ne devra jamais conduire à une
moindre estime des formes ordinaires, encore moins à leur abandon, ni à
considérer cette troisième forme comme une possibilité équivalente à chacune des
deux autres ; car la faculté de choisir parmi les formes de célébration
ci-dessus mentionnées n'est pas laissée à la liberté des Pasteurs et des
fidèles. Les Pasteurs gardent l'obligation de faciliter aux fidèles la pratique
de la confession intégrale et individuelle des péchés : elle constitue pour les
chrétiens non seulement un devoir, mais un droit inviolable et inaliénable, en
plus d'un besoin spirituel. Pour les fidèles, l'usage de la troisième forme de
célébration comporte l'obligation de s'en tenir à toutes les normes qui en
réglementent l'exercice, y compris celle de ne pas recourir à nouveau à
l'absolution générale avant de faire une confession régulière, intégrale et
individuelle, des péchés, qui doit être accomplie le plus tôt possible. De cette
norme et de l'obligation de l'observer, les fidèles doivent être avertis et
instruits par le prêtre avant l'absolution.
Par ce rappel de la
doctrine et de la loi de l’Église, je désire convaincre tous les esprits du vif
sentiment de responsabilité qui doit nous guider lorsque nous traitons les
choses sacrées dont nous ne sommes pas propriétaires, comme les sacrements, ou
qui ont le droit de ne pas être laissées dans l'incertitude et dans la
confusion, comme les consciences. Oui, je le répète, les sacrements et les
consciences sont les uns et les autres des choses sacrées qui exigent de notre
part d'être servies dans la vérité.
Telle est la raison de
la loi de l’Église.
34 J'estime
devoir mentionner à cet endroit, même très brièvement, un cas pastoral que le
Synode a voulu traiter, autant qu'il lui était possible de le faire, en
l'examinant aussi dans l'une des Propositions. Je veux parler de
certaines situations, qui ne sont pas rares aujourd'hui, ou se trouvent des
chrétiens désireux de continuer la pratique religieuse sacramentelle, mais qui
en sont empêchés par leur condition personnelle en opposition avec les
engagements qu'ils ont librement assumés devant Dieu et devant l’Église. Ce sont
des situations qui apparaissent particulièrement délicates et quasi
inextricables.
Un certain nombre
d'interventions, au cours du Synode, exprimant la pensée générale des Pères, ont
mis en lumière la coexistence et l'interférence de deux principes, également
importants, au regard de ces cas. Le premier est le principe de la compassion et
de la miséricorde, en vertu duquel l’Église — qui prolonge dans l'histoire la
présence et l’œuvre du Christ —, ne voulant pas la mort du pécheur mais qu'il se
convertisse et qu'il vive
,
attentive à ne pas briser le roseau froissé et à ne pas éteindre la mèche qui
fume encore
,
cherche toujours à offrir, autant qu'il lui est possible, la voie du retour à
Dieu et de la réconciliation avec lui. L'autre principe est celui de la vérité
et de la cohérence, en vertu duquel l’Église n'accepte pas d'appeler bien ce qui
est mal et mal ce qui est bien. En se fondant sur ces deux principes
complémentaires, l’Église ne peut qu'inviter ses fils qui se trouvent dans ces
situations douloureuses à s'approcher de la miséricorde divine par d'autres
chemins, sans que ce soit cependant celui des sacrements de la Pénitence et de
l'Eucharistie, tant qu'ils ne remplissent pas les conditions requises.
En ce domaine, qui, il
est certain, afflige aussi, et profondément, nos cœurs de pasteurs, il m'a
semblé qu'il était de mon strict devoir de dire des paroles claires dans
l'exhortation apostolique Familiaris consortio, en ce qui concerne le cas
des divorcés remariés
,
ou des chrétiens qui cohabitent d'une manière irrégulière.
En même temps, je me
sens le devoir d'exhorter, avec le Synode, les communautés ecclésiales et
surtout les évêques à apporter toute l'aide possible aux prêtres qui, manquant
aux graves obligations assumées à leur ordination, se trouvent dans des
situations irrégulières. Aucun de ces frères ne doit se sentir abandonné de
l’Église.
Pour tous ceux qui ne se
trouvent pas actuellement dans les conditions objectives requises par le
sacrement de Pénitence, les manifestations de bonté maternelle de la part de
l’Église, le soutien des actes de piété en dehors des actes sacramentels,
l'effort sincère de se maintenir en contact avec le Seigneur, la participation à
la Messe, la répétition fréquente d'actes de foi, d'espérance, de charité, de
contrition les plus parfaits possible, pourront préparer le chemin pour une
pleine réconciliation à l'heure que seule la Providence connaît
.
35 Au terme
de ce document, je sens résonner en moi et je désire vous redire à tous
l'exhortation que le premier Évêque de Rome, à un moment critique des
commencements de l’Église, voulut adresser « aux étrangers de la Dispersion,
élus selon la prescience de Dieu le Père : Vivez tous en esprit d'union, dans la
compassion, l'amour fraternel, la miséricorde, l'esprit d'humilité »
.
L'Apôtre recommandait de vivre « en esprit d'union... » ; mais aussitôt après,
il signalait les péchés contraires à l'union et à la paix qu'il importe
d'éviter : « Ne rendez pas mal pour mal, insulte pour insulte. Bénissez, au
contraire, car c'est à cela que vous avez été appelés, afin d'hériter la
bénédiction ». Et il concluait par un mot d'encouragement et d'espérance : « Qui
vous ferait du mal, si vous devenez zélés pour le bien ? »
.
A une époque non moins
critique de l'histoire, j'ose rattacher mon exhortation à celle du Prince des
Apôtres, qui fut le premier à occuper ce Siège de Rome, comme témoin du Christ
et pasteur de l’Église, et qui « présida à la charité » au regard du monde
entier. Moi aussi, en union avec les évêques successeurs des Apôtres et aidé par
la réflexion collégiale que beaucoup d'entre eux, réunis en Synode, ont
consacrée aux thèmes et aux problèmes de la réconciliation, j'ai tenu à vous
communiquer dans l'esprit même du pécheur de Galilée ce qu'il disait à nos
frères dans la foi, loin de nous dans le temps, mais si proches par le cœur:
« Vivez tous en esprit d'union... ne rendez pas mal pour mal... devenez zélés
pour le bien »
.
Et il ajoutait : « Mieux vaudrait souffrir en faisant le bien, si telle était la
volonté de Dieu, qu'en faisant le mal »
.
Cette consigne est toute
imprégnée des paroles que Pierre avait entendues de Jésus en personne et d'idées
qui faisaient partie de sa « Bonne Nouvelle » : le commandement nouveau de
l'amour mutuel ; le désir ardent de l'unité et l'engagement en sa faveur; les
béatitudes de la miséricorde et de la patience dans la persécution pour la
justice ; le bien rendu pour le mal; le pardon des offenses ; l'amour des
ennemis. Ces paroles et ces idées constituent la synthèse originale et
transcendante de l'éthique chrétienne, ou, mieux et plus profondément, de la
spiritualité de la Nouvelle Alliance en Jésus Christ.
Je confie au Père, riche
en miséricorde, je confie au Fils de Dieu, devenu homme pour être notre
Rédempteur et Réconciliateur, je confie à l'Esprit Saint, source d'unité et de
paix, mon appel paternel et pastoral à la pénitence et à la réconciliation. Que
la très sainte et adorable Trinité fasse germer dans l’Église et dans le monde
cette petite semence qu'en ce moment je remets à la terre généreuse de tant de
cœurs humains.
Afin qu'il en résulte
sans tarder des fruits abondants, je vous invite tous à vous tourner avec moi
vers le Cœur du Christ, signe éloquent de la miséricorde divine, « propitiation
pour nos péchés », « notre paix et notre réconciliation »
,
afin d'y puiser la force intérieure pour nous détourner du péché et nous
convertir à Dieu, et d'y trouver la bienveillance divine comme réponse aimante
au repentir humain.
Je vous invite aussi à
vous tourner avec moi vers le Cœur immaculé de Marie, Mère de Jésus, en qui
« s'est effectuée la réconciliation de Dieu avec l'humanité..., s'est achevée
l'œuvre de la réconciliation, parce qu'elle a reçu de Dieu la plénitude de la
grâce en vertu du sacrifice rédempteur du Christ »
.
En vérité, Marie est devenue, par sa maternité divine, « l'alliée de Dieu » dans
l'œuvre de la réconciliation
.
Son « Fiat » a marqué le
commencement de la « plénitude des temps » qui a vu se réaliser par le Christ la
réconciliation de l'homme avec Dieu. C'est entre les mains de cette Mère, c'est
à son Cœur immaculé — auquel nous avons confié plusieurs fois l'humanité entière
perturbée par le péché et déchirée par tant de tensions et de conflits — que je
remets spécialement cette intention: que par son intercession, l'humanité
découvre et parcoure le chemin de la pénitence, l'unique chemin capable de la
conduire à une totale réconciliation!
A vous tous qui, dans un
esprit de communion ecclésiale, dans l'obéissance et dans la foi
,
voudrez bien accueillir les indications, les suggestions et les directives
contenues dans ce document, en vous efforçant de les traduire dans une pratique
pastorale vivante, j'accorde très volontiers ma Bénédiction Apostolique.
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 2 décembre 1984, premier dimanche de l'Avent, en la septième
année de mon pontificat.
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