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LETTRE ENCYCLIQUE
DU SOUVERAIN PONTIFE
JEAN-PAUL II
A TOUS LES EVEQUES DE L'EGLISE CATHOLIQUE
Vénérés Frères dans
l'épiscopat, salut et Bénédiction apostolique !
LA SPLENDEUR DE LA
VERITE se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d'une manière
particulière, dans l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf.
Gn 1, 26) : la vérité éclaire l'intelligence et donne sa forme à la liberté
de l'homme, qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur.
C'est dans ce sens que prie le psalmiste : « Fais lever sur nous la lumière de
ta face » (Ps 4, 7).
1. Appelés
au salut par la foi en Jésus Christ, « lumière véritable qui éclaire tout
homme » (Jn 1, 9), les hommes deviennent « lumière dans le Seigneur » et
« enfants de la lumière » (Ep 5, 8), et ils se sanctifient par
« l'obéissance à la vérité » (1 P 1, 22).
Cette obéissance n'est
pas toujours facile. A la suite du mystérieux péché originel, commis à
l'instigation de Satan, « menteur et père du mensonge » (Jn 8, 44),
l'homme est tenté en permanence de détourner son regard du Dieu vivant et vrai
pour le porter vers les idoles (cf. Th 1, 9), échangeant « la vérité de
Dieu contre le mensonge » (Rm 1, 25) ; même la capacité de connaître la
vérité se trouve alors obscurcie et sa volonté de s'y soumettre, affaiblie. Et
ainsi, en s'abandonnant au relativisme et au scepticisme (cf. Jn 18, 38),
l'homme recherche une liberté illusoire en dehors de la vérité elle-même.
Mais les ténèbres de
l'erreur et du péché ne peuvent supprimer totalement en l'homme la lumière du
Dieu Créateur. De ce fait, la nostalgie de la vérité absolue et la soif de
parvenir à la plénitude de sa connaissance demeurent toujours au fond de son
cœur. L'inépuisable recherche humaine dans tous les domaines et dans tous les
secteurs en est la preuve éloquente. Sa recherche du sens de la vie le
montre encore davantage. Le développement de la science et de la technique,
magnifique témoignage des capacités de l'intelligence et de la ténacité des
hommes, ne dispense pas l'humanité de se poser les questions religieuses
essentielles ; il la pousse plutôt à affronter les combats les plus douloureux
et les plus décisifs, ceux du cœur et de la conscience morale.
2. Aucun
homme ne peut se dérober aux questions fondamentales : Que dois-je faire ?
Comment discerner le bien du mal ? La réponse n'est possible que grâce à la
splendeur de la vérité qui éclaire les profondeurs de l'esprit humain, comme
l'atteste le psalmiste : « Beaucoup disent : “Qui nous fera voir le bonheur” ?
Fais lever sur nous, Seigneur, la lumière de ta face » (Ps 4, 7).
La lumière de la face de
Dieu brille de tout son éclat sur le visage de Jésus Christ, « image du Dieu
invisible » (Col 1, 15), « resplendissement de sa gloire » (He 1,
3), « plein de grâce et de vérité » (Jn 1, 14) : il est « le chemin, la
vérité et la vie » (Jn 14, 6). De ce fait, la réponse décisive à toute
interrogation de l'homme, en particulier à ses interrogations religieuses et
morales, est donnée par Jésus Christ ; bien plus, c'est Jésus Christ lui-même,
comme le rappelle le deuxième Concile du Vatican : « En réalité, le mystère
de l'homme ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. Adam,
en effet, le premier homme, était la figure de Celui qui devait venir, le Christ
Seigneur. Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et
de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la
sublimité de sa vocation »
.
Le Christ, « la lumière
des nations », éclaire le visage de son Église, qu'il envoie dans le monde
entier pour annoncer l’Évangile à toute créature (cf. Mc 16, 15)
.
Ainsi, peuple de Dieu au milieu des nations
,
l’Église, attentive aux nouveaux défis de l'histoire et aux efforts que les
hommes accomplissent dans la recherche du sens de la vie, propose à tous la
réponse qui vient de la vérité de Jésus Christ et de son Évangile. L’Église a
toujours la vive conscience de son « devoir, à tout moment, de scruter les
signes des temps, et de les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle
sorte qu'elle puisse répondre, d'une manière adaptée à chaque génération, aux
questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur
leurs relations réciproques »
.
3. Les
pasteurs de l’Église, en communion avec le Successeur de Pierre, sont proches
des fidèles dans cet effort, les accompagnent et les guident par leur magistère,
trouvant des expressions toujours nouvelles de l'amour et de la miséricorde pour
se tourner non seulement vers les croyants, mais vers tous les hommes de bonne
volonté. Le Concile Vatican II demeure un témoignage extraordinaire de cette
attitude de l’Église qui, « experte en humanité »
,
se met au service de tout homme et du monde entier
.
L’Église sait que la
question morale rejoint en profondeur tout homme, implique tous les hommes, même
ceux qui ne connaissent ni le Christ et son Évangile, ni même Dieu. Elle sait
que précisément sur le chemin de la vie morale la voie du salut est ouverte à
tous, comme l'a clairement rappelé le Concile Vatican II : « Ceux qui, sans
qu'il y ait de leur faute, ignorent l’Évangile du Christ et son Église, mais
cherchent pourtant Dieu d'un cœur sincère, et s'efforcent, sous l'influence de
sa grâce, d'agir de façon à accomplir sa volonté telle que leur conscience la
leur révèle et la leur dicte, ceux-là peuvent arriver au salut éternel ». Et il
ajoute : « A ceux-là mêmes qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore
parvenus à une connaissance expresse de Dieu, mais travaillent, non sans la
grâce divine, à avoir une vie droite, la divine Providence ne refuse pas les
secours nécessaires à leur salut. En effet, tout ce qui, chez eux, peut se
trouver de bon et de vrai, l’Église le considère comme une préparation
évangélique et comme un don de Celui qui illumine tout homme pour que,
finalement, il ait la vie »
.
4. Depuis
toujours, mais particulièrement au cours des deux derniers siècles, les
Souverains Pontifes, personnellement ou avec le Collège épiscopal, ont développé
et proposé un enseignement moral sur les multiples aspects différents de la
vie humaine. Au nom du Christ et avec son autorité, ils ont exhorté, dénoncé
et expliqué ; fidèles à leur mission, dans les combats en faveur de l'homme, ils
ont conforté, soutenu et consolé ; avec la certitude de l'assistance de l'Esprit
de vérité, ils ont contribué à une meilleure intelligence des exigences morales
dans le domaine de la sexualité humaine, de la famille, de la vie sociale,
économique et politique. Dans la tradition de l’Église et dans l'histoire de
l'humanité, leur enseignement constitue un approfondissement incessant de la
connaissance morale
.
Aujourd'hui, cependant,
il paraît nécessaire de relire l'ensemble de l'enseignement moral de
l’Église, dans le but précis de rappeler quelques vérités fondamentales de
la doctrine catholique, qui risquent d'être déformées ou rejetées dans le
contexte actuel. En effet, une nouvelle situation est apparue dans la
communauté chrétienne elle-même, qui a connu la diffusion de nombreux doutes
et de nombreuses objections, d'ordre humain et psychologique, social et
culturel, religieux et même proprement théologique, au sujet des enseignements
moraux de l’Église. Il ne s'agit plus d'oppositions limitées et occasionnelles,
mais d'une mise en discussion globale et systématique du patrimoine moral,
fondée sur des conceptions anthropologiques et éthiques déterminées. Au point de
départ de ces conceptions, on note l'influence plus ou moins masquée de courants
de pensée qui en viennent à séparer la liberté humaine de sa relation nécessaire
et constitutive à la vérité. Ainsi, on repousse la doctrine traditionnelle de la
loi naturelle, de l'universalité et de la validité permanente de ses préceptes ;
certains enseignements moraux de l’Église sont simplement déclarés
inacceptables ; on estime que le Magistère lui-même ne peut intervenir en
matière morale que pour « exhorter les consciences » et « pour proposer les
valeurs » dont chacun s'inspirera ensuite, de manière autonome, dans ses
décisions et dans ses choix de vie.
Il faut noter, en
particulier, la discordance entre la réponse traditionnelle de l’Église et
certaines positions théologiques, répandues même dans des séminaires et des
facultés de théologie, sur des questions de première importance pour
l’Église et pour la vie de foi des chrétiens, ainsi que pour la convivialité
humaine. On s'interroge notamment : les commandements de Dieu, qui sont inscrits
dans le cœur de l'homme et qui appartiennent à l'Alliance, ont-ils réellement la
capacité d'éclairer les choix quotidiens de chaque personne et des sociétés
entières ? Est-il possible d'obéir à Dieu, et donc d'aimer Dieu et son prochain,
sans respecter ces commandements dans toutes les situations ? L'opinion qui met
en doute le lien intrinsèque et indissoluble unissant entre elles la foi et la
morale est répandue, elle aussi, comme si l'appartenance à l’Église et son unité
interne devaient être décidées uniquement par rapport à la foi, tandis qu'il
serait possible de tolérer en matière morale une pluralité d'opinions et de
comportements, laissés au jugement de la conscience subjective individuelle ou
dépendant de la diversité des contextes sociaux et culturels.
5. Dans un
tel contexte, toujours actuel, la décision a mûri en moi d'écrire — comme je
l'annonçais déjà dans la Lettre apostolique Spiritus Domini, publiée le 1er
août 1987 à l'occasion du deuxième centenaire de la mort de saint Alphonse-Marie
de Liguori — une encyclique destinée à traiter « plus profondément et plus
amplement les questions concernant les fondements mêmes de la théologie morale »
,
fondements qui sont attaqués par certains courants contemporains.
Je m'adresse à vous,
vénérés Frères dans l'épiscopat qui partagez avec moi la responsabilité de
garder « la saine doctrine » (2 Tm 4, 3), dans l'intention de préciser
certains aspects doctrinaux qui paraissent déterminants pour faire face à ce qui
est sans aucun doute une véritable crise, tant les difficultés entraînées
sont graves pour la vie morale des fidèles, pour la communion dans l’Église et
aussi pour une vie sociale juste et solidaire.
Si cette encyclique,
attendue depuis longtemps, n'est publiée que maintenant, c'est notamment parce
qu'il est apparu opportun de la faire précéder du Catéchisme de l’Église
catholique, qui contient un exposé complet et systématique de la doctrine
morale chrétienne. Le catéchisme présente la vie morale des croyants, dans ses
fondements et dans les multiples aspects de son contenu, comme une vie de « fils
de Dieu » : « En reconnaissant dans la foi leur dignité nouvelle, les chrétiens
sont appelés à mener désormais une “vie digne de l’Évangile” (Ph 1, 27).
Par les sacrements et la prière, ils reçoivent la grâce du Christ et les dons de
son Esprit qui les en rendent capables »
.
En renvoyant donc au Catéchisme « comme texte de référence sûr et authentique
pour l'enseignement de la doctrine catholique »
,
l'encyclique se limitera à développer quelques questions fondamentales de
l'enseignement moral de l’Église, en pratiquant un nécessaire discernement
sur des problèmes controversés entre les spécialistes de l'éthique et de la
théologie morale. C'est là l'objet précis de la présente encyclique, qui entend
exposer, sur les problèmes en discussion, les raisons d'un enseignement moral
enraciné dans l’Écriture Sainte et dans la Tradition apostolique vivante
,
en mettant simultanément en lumière les présupposés et les conséquences des
contestations dont cet enseignement a été l'objet.
(Mt 19, 16)
6. Le
dialogue de Jésus avec le jeune homme riche, rapporté au chapitre 19 de
l’Évangile de saint Matthieu, peut constituer une trame utile pour
réentendre, de manière vivante et directe, l'enseignement moral de Jésus :
« Et voici qu'un homme s'approcha et lui dit : “Maître, que dois-je faire de
bon pour obtenir la vie éternelle ?” Il lui dit : “Qu'as-tu à m'interroger sur
ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements” — “Lesquels ?” lui dit-il. Jésus reprit : “Tu ne tueras pas, tu
ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux
témoignage, honore ton père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme
toi-même”. “Tout cela, lui dit le jeune homme, je l'ai observé ; que me
manque-t-il encore ?” Jésus lui déclara : “Si tu veux être parfait, va, vends ce
que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux ;
puis viens, suis-moi” » (Mt 19, 16-21)
.
7. « Et
voici qu'un homme... ». Dans le jeune homme, que l’Évangile de Matthieu ne
nomme pas, nous pouvons reconnaître tout homme qui, consciemment ou non,
s'approche du Christ, Rédempteur de l'homme, et qui lui pose la question
morale. Pour le jeune homme, avant d'être une question sur les règles à
observer, c'est une question de plénitude de sens pour sa vie. C'est là,
en effet, l'aspiration qui est à la source de toute décision et de toute action
humaines, la recherche secrète et l'élan intime qui meuvent la liberté. En
dernier lieu, cette question traduit une aspiration au Bien absolu qui nous
attire et nous appelle à lui ; elle est l'écho de la vocation qui vient de Dieu,
origine et fin de la vie humaine. Dans cette même perspective, le Concile
Vatican II a invité à approfondir la théologie morale de telle sorte que son
exposition mette en valeur la très haute vocation que les fidèles ont reçue dans
le Christ
,
unique réponse qui comble pleinement le désir du cœur humain.
Pour que les hommes
puissent vivre cette « rencontre » avec le Christ, Dieu a voulu son Église.
En effet, « l’Église désire servir cet objectif unique : que tout homme puisse
retrouver le Christ, afin que le Christ puisse parcourir la route de
l'existence, en compagnie de chacun »
.
8. C'est du
fond du cœur que le jeune homme riche adresse cette question à Jésus de
Nazareth, question essentielle et inéluctable pour la vie de tout hom-me :
elle concerne, en effet, le bien moral à pratiquer et la vie éternelle.
L'interlocuteur de Jésus pressent qu'il existe un lien entre le bien moral et le
plein accomplissement de sa destinée personnelle. C'est un israélite pieux qui a
grandi, pour ainsi dire, à l'ombre de la Loi du Seigneur. S'il pose cette
question à Jésus, nous pouvons imaginer qu'il ne le fait pas par ignorance de la
réponse inscrite dans la Loi. Il est plus probable que l'attrait de la personne
de Jésus fait naître en lui de nouvelles interrogations sur le bien moral. Le
jeune homme ressentait l'exigence d'approcher Celui qui avait commencé sa
prédication par cette nouvelle et décisive annonce : « Le temps est accompli et
le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à l’Évangile » (Mc
1, 15).
Il convient que
l'homme d'aujourd'hui se tourne de nouveau vers le Christ pour recevoir de lui
la réponse sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. Le Christ est le
Maître, le Ressuscité qui a en lui la vie et qui est toujours présent dans son
Église et dans le monde. Il ouvre aux fidèles le livre des Écritures et, en
révélant pleinement la volonté du Père, il enseigne la vérité sur l'agir moral.
A la source et au sommet de l'économie du salut, le Christ, Alpha et Oméga de
l'histoire humaine (cf. Ap 1, 8 ; 21, 6 ; 22, 13), révèle la condition de
l'homme et sa vocation intégrale. C'est pourquoi « l'homme qui veut se
comprendre lui-même jusqu'au fond ne doit pas se contenter pour son être propre
de critères et de mesures qui seraient immédiats, partiaux, souvent superficiels
et même seulement apparents ; mais il doit, avec ses inquiétudes, ses
incertitudes et même avec sa faiblesse et son péché, avec sa vie et sa mort,
s'approcher du Christ. Il doit, pour ainsi dire, entrer dans le Christ avec tout
son être, il doit “s'appro-prier” et assimiler toute la réalité de l'Incarnation
et de la Rédemption pour se retrouver lui-même. S'il laisse ce processus se
réaliser profondément en lui, il produit alors des fruits non seulement
d'adoration envers Dieu, mais aussi de profond émerveillement pour lui-même »
.
Si nous voulons pénétrer
au cœur de la morale évangélique et en recueillir le contenu profond et
immuable, nous devons donc rechercher soigneusement le sens de l'interrogation
du jeune homme riche de l’Évangile et, plus encore, le sens de la réponse de
Jésus, en nous laissant guider par Lui. Jésus, en effet, avec une délicate
attention pédagogique, répond en conduisant le jeune homme presque par la main,
pas à pas, vers la vérité tout entière.
9. Jésus
dit : « Qu'as-tu à m'interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu
veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17). Dans la
version des évangélistes Marc et Luc, la question est ainsi formulée :
« Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul » (Mc 10, 18 ;
cf. Lc 18, 19).
Avant de répondre à la
question, Jésus veut que le jeune homme clarifie pour lui-même le motif de sa
démarche. Le « bon Maître » montre à son interlocuteur — et à nous tous — que la
réponse à l'interrogation « que dois-je faire de bon pour obtenir la vie
éternelle ? » ne peut être trouvée qu'en orientant son esprit et son cœur vers
Celui qui « seul est le Bon » : « Nul n'est bon que Dieu seul » (Mc 10,
18 ; cf. Lc 18, 19). Dieu seul peut répondre à la question sur le
bien, parce qu'il est le Bien.
En effet,
s'interroger sur le bien signifie en dernier ressort se tourner vers Dieu,
plénitude de la bonté. Jésus manifeste que la demande du jeune homme est en
réalité une demande religieuse, et que la bonté, qui attire et en même
temps engage l'homme, a sa source en Dieu, bien plus, qu'elle est Dieu lui-même,
qui seul mérite d'être aimé « de tout [son] cœur, de toute [son] âme et de tout
[son] esprit » (Mt 22, 37), Dieu qui est la source du bonheur de l'homme.
Jésus rapproche la question de l'action moralement bonne de ses racines
religieuses et de la reconnaissance de Dieu, unique bonté, plénitude de la vie,
fin ultime de l'agir humain, béatitude parfaite.
10. Instruite
par les paroles du Maître, l’Église croit que l'homme, fait à l'image du
Créateur, racheté par le sang du Christ et sanctifié par la présence du
Saint-Esprit, a comme fin ultime de son existence d'être « à la
louange de la gloire » de Dieu (cf. Ep 1, 12), en faisant en sorte
que chacune de ses actions soit le reflet de sa splendeur. « Donc, connais-toi
toi-même, ô belle âme : tu es l'image de Dieu, écrit saint Ambroise.
Connais-toi toi-même, ô homme : tu es la gloire de Dieu (1 Co 11,
7). Écoute de quelle manière tu en es la gloire. Le prophète dit : ta sagesse
est devenue admirable, car elle provient de moi (Ps 138, 6),
c'est-à-dire que, dans mes œuvres, ta majesté est la plus admirable, ta sagesse
est exaltée dans le cœur de l'homme. Alors que je me regarde moi-même, que tu
scrutes mes pensées secrètes et mes sentiments profonds, je reconnais les
mystères de ta science. Donc, connais-toi toi-même, ô homme, et tu découvriras
combien tu es grand, et veille sur toi... »
.
Ce qu'est l'homme et
ce qu'il doit faire se découvrent au moment où Dieu se révèle lui-même. En
effet, le Décalogue s'appuie sur ces paroles : « Je suis le Seigneur, ton Dieu,
qui t'ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude. Tu n'auras pas
d'autres dieux devant moi » (Ex 20, 2-3). Dans les « dix paroles » de
l'Alliance avec Israël, et dans toute la Loi, Dieu se fait connaître et
reconnaître comme Celui qui « seul est le Bon » ; comme Celui qui, malgré le
péché de l'homme, continue à rester le « modèle » de l'agir moral, selon l'appel
qu'il adresse : « Soyez saints, car moi, le Seigneur votre Dieu, je suis saint »
(Lv 19, 2) ; comme Celui qui, fidèle à son amour pour l'homme, lui donne
sa Loi (cf. Ex 19, 9-24 ; 20, 18-21) pour rétablir l'harmonie originelle
avec le Créateur et avec la création, et plus encore pour l'introduire dans son
amour : « Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous serez mon
peuple » (Lv 26, 12).
La vie morale se
présente comme la réponse due aux initiatives gratuites que l'amour de Dieu
multiplie dans ses relations avec l'homme. Elle est une réponse d'amour,
selon l'énoncé qu'en donne le commandement fondamental du Deutéronome :
« Écoute, Israël : le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras
le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir.
Que ces paroles que je te dicte aujourd'hui restent dans ton cœur ! Tu les
répéteras à tes fils » (Dt 6, 4-7). Ainsi la vie morale, associée dans la
gratuité à l'amour de Dieu, est appelée à refléter la gloire : « Pour qui aime
Dieu, il suffit de plaire à Celui qu'il aime : parce qu'on ne doit pas en
attendre une plus grande récompense que cet amour ; en effet, la charité vient
de Dieu, car Dieu lui-même est la charité »
.
11.
L'affirmation « un seul est le Bon » nous renvoie ainsi à la « première table »
des commandements, qui appelle à reconnaître Dieu comme l'unique Seigneur et
l'absolu, et à ne rendre de culte qu'à lui seul, en raison de son infinie
sainteté (cf. Ex 20, 2-11). Le bien, c'est appartenir à Dieu, lui
obéir, marcher humblement avec lui en pratiquant la justice et en aimant la
miséricorde (cf. Mi 6, 8). Reconnaître le Seigneur comme Dieu est le
noyau fondamental, le cœur de la Loi, d'où découlent et auquel sont ordonnés
les préceptes particuliers. Par la pratique de la morale des commandements se
manifeste l'appartenance du peuple d'Israël au Seigneur, parce que Dieu seul est
Celui qui est bon. Tel est le témoignage de la Sainte Écriture, pénétrée à
chaque page du sens aigu de l'absolue sainteté de Dieu : « Saint, saint, saint
est le Seigneur de l'univers » (Is 6, 3).
Mais si Dieu seul est le
Bien, aucun effort humain, pas même l'observance la plus rigoureuse des
commandements, ne réussit à « accomplir » la Loi, c'est-à-dire à reconnaître le
Seigneur comme Dieu et à lui rendre l'adoration qui n'est due qu'à lui (cf.
Mt 4, 10). « L'accomplissement » ne peut venir que d'un don de Dieu :
il est l'offrande d'une participation à la bonté divine qui se révèle et qui
se communique en Jésus, celui que le jeune homme riche appelle « bon Maître » (Mc
10, 17 ; Lc 18, 18). Ce que, pour l'instant, le jeune homme ne réussit peut-être
qu'à pressentir, sera pleinement révélé à la fin par Jésus lui-même dans son
invitation : « Viens et suis-moi » (Mt 19, 21).
12. Seul Dieu
peut répondre à la question du bien, parce qu'il est le Bien. Mais Dieu a déjà
répondu à cette question : il l'a fait en créant l'homme et en l'ordonnant
avec sagesse et avec amour à sa fin, par le moyen de la loi inscrite dans
son cœur (cf. Rm 2, 15), la « loi naturelle ». Elle « n'est rien d'autre
que la lumière de l'intelligence, infusée en nous par Dieu. Grâce à elle, nous
connaissons ce que nous devons accomplir et ce que nous devons éviter. Cette
lumière et cette loi, Dieu les a données dans la création »
.
Il les a données ensuite au cours de l'histoire d'Israël, en particulier
par les « dix paroles », c'est-à-dire les commandements du Sinaï, par
lesquels Il a fondé l'existence du peuple de l'Alliance (cf. Ex 24) et
l'a appelé à être son « bien propre parmi tous les peuples », « une nation
sainte » (Ex 19, 5-6) qui fasse resplendir sa sainteté parmi toutes les
nations (cf. Sg 18, 4 ; Ez 20, 41). Le don du Décalogue est promesse et
signe de l'Alliance nouvelle, lorsque la Loi sera nouvellement inscrite à
jamais dans le cœur de l'homme (cf. Jr 31, 31-34) en remplaçant la loi du
péché qui avait dénaturé ce cœur (cf. Jr 17, 1). Alors sera donné « un
cœur nouveau », car « un esprit nouveau » l'habitera, l'Esprit de Dieu (cf.
Ez 36, 24-28)
.
C'est pourquoi, après
l'importante précision « un seul est le Bon », Jésus répond au jeune homme :
« Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements » (Mt 19, 17).
De cette manière est énoncé un lien étroit entre la vie éternelle et
l'obéissance aux13. La réponse de Jésus ne suffit pas au jeune homme qui insiste
en interrogeant le Maître sur les commandements à observer : « “Lesquels ?” lui
dit-il » (Mt 19, 18). Il demande ce qu'il doit faire dans la vie pour manifester
qu'il reconnaît la sainteté de Dieu. Après avoir orienté le regard du jeune
homme vers Dieu, Jésus lui rappelle les commandements du Décalogue qui ont trait
au prochain : « Jésus reprit : “Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas
d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, honore ton
père et ta mère, et tu aimeras ton prochain comme toi-même” » (Mt 19, 18-19).
Du contexte de
l'échange, et spécialement de la confrontation du texte de Matthieu avec les
passages parallèles de Marc et de Luc, il ressort que Jésus n'entend pas dresser
la liste de tous les commandements nécessaires pour « entrer dans la vie », mais
plutôt qu'il entend renvoyer le jeune homme à ce qui est le « point central » du
Décalogue par rapport à tout autre précepte, à savoir ce que signifie pour
l'homme : « Je suis le Seigneur, ton Dieu ». Nous ne pouvons donc pas ne pas
prêter attention aux commandements de la Loi que le Seigneur Jésus rappelle au
jeune homme ; ce sont des commandements qui font partie de ce qu'on appelle la
« seconde table » du Décalogue, dont le résumé (cf. Rm 13, 8-10) et le
fondement sont le commandement de l'amour du prochain : « Tu aimeras ton
prochain comme toi-même » (Mt 19, 19 ; cf. Mc 12, 31). Dans ce
commandement s'exprime précisément la dignité particulière de la personne
humaine, qui est la « seule créature sur terre que Dieu a voulue pour
elle-même »
.
Les différents commandements du Décalogue ne sont en effet que la répercussion
de l'unique commandement du bien de la personne, au niveau des nombreux biens
qui caractérisent son identité d'être spirituel et corporel en relation avec
Dieu, avec le prochain et avec le monde matériel. Comme nous lisons dans le
Catéchisme de l’Église catholique, « les dix commandements appartiennent à
la révélation de Dieu. Ils nous enseignent en même temps la véritable humanité
de l'homme. Ils mettent en lumière les devoirs essentiels et donc,
indirectement, les droits fondamentaux, inhérents à la nature de la personne
humaine »
.
Les commandements
rappelés par Jésus à son jeune interlocuteur sont destinés à sauvegarder le
bien de la personne, image de Dieu, par la protection de ses biens. « Tu
ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne
porteras pas de faux témoignage », sont des normes morales formulées en termes
d'interdits. Les préceptes négatifs expriment fortement la nécessité
imprescriptible de protéger la vie humaine, la communion des personnes dans le
mariage, la propriété privée, la véracité et la bonne réputation.
Les commandements
représentent donc la condition de base de l'amour du prochain ; en même temps,
ils en sont la vérification. Ils sont la première étape nécessaire sur le
chemin vers la liberté, son commencement : « La première liberté, écrit
saint Augustin, c'est donc de ne pas commettre de péchés graves... comme
l'homicide, l'adultère, les souillures de la fornication, le vol, la tromperie,
le sacrilège et toutes les autres fautes de ce genre. Quand un homme s'est mis à
renoncer à les commettre — et c'est le devoir de tout chrétien de ne pas les
commettre —, il commence à relever la tête vers la liberté, mais ce n'est qu'un
commencement de liberté, ce n'est pas la liberté parfaite... »
.
14. Cependant
ceci ne signifie pas que Jésus entend privilégier l'amour du prochain ou encore
moins le séparer de l'amour de Dieu ; en témoigne son dialogue avec le docteur
de la Loi : ce dernier, qui pose une question très voisine de celle du jeune
homme, se voit renvoyé par Jésus aux deux commandements de l'amour de Dieu et
de l'amour du prochain (cf. Lc 10, 25-27) et il est invité à se
souvenir que seule leur observance conduit à la vie éternelle : « Fais cela et
tu vivras » (Lc 10, 28). Il est donc significatif que ce soit précisément
le second de ces commandements qui suscite la curiosité et l'interrogation du
docteur de la Loi : « Et qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29). Le Maître
répond par la parabole du bon Samaritain, parabole-clé pour la pleine
compréhension du commandement de l'amour du prochain (cf. Lc 10, 30-37).
Les deux commandements,
auxquels « se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes » (Mt 22,
40), sont profondément unis entre eux et s'interpénètrent. Jésus rend témoignage
de leur indivisible unité par ses paroles et par sa vie : sa mission
culmine à la Croix rédemptrice (cf. Jn 3, 14-15), signe de son amour
inséparable envers le Père et envers l'humanité (cf. Jn 13, 1).
L'Ancien et le Nouveau
Testament affirment explicitement que, sans l'amour du prochain qui se
concrétise dans l'observance des commandements, l'amour authentique pour Dieu
n'est pas possible. Saint Jean l'écrit avec une force extraordinaire : « Si
quelqu'un dit “J'aime Dieu” et qu'il déteste son frère, c'est un menteur : celui
qui n'aime pas son frère qu'il voit ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas »
(1 Jn 4, 20). L'évangéliste fait écho à la prédication morale du Christ,
exprimée de manière admirable et sans équivoque dans la parabole du bon
Samaritain (cf. Lc 10, 30-37) et dans le « discours » du jugement dernier
(cf. Mt 25, 31-46).
15. Dans le
« Discours sur la Montagne », qui constitue la magna carta de la morale
évangélique
,
Jésus dit : « N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi et les
Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir » (Mt 5, 17). Le
Christ est la clé des Écritures : « Vous scrutez les Écritures, (...) ce sont
elles qui me rendent témoignage » (Jn 5, 39) ; il est le centre de
l'économie du salut, la récapitulation de l'Ancien et du Nouveau Testament, des
promesses de la Loi et de leur accomplissement dans l’Évangile ; il est le lien
vivant et éternel entre l'Ancienne et la Nouvelle Alliance. Commentant
l'affirmation de Paul « la fin de la loi, c'est le Christ » (Rm 10, 4),
saint Ambroise écrit : « Fin, non en tant qu'absence, mais en tant que plénitude
de la Loi : elle s'accomplit dans le Christ (plenitudo legis in Christo est),
du fait qu'il est venu non pour supprimer la Loi, mais pour la porter à son
accomplissement. De la même manière qu'il y a un Ancien Testament, et que toute
vérité cependant se trouve dans le Nouveau Testament, ainsi en est-il de la
Loi : celle qui a été donnée par l'intermédiaire de Moïse est la figure de la
vraie Loi. Donc, la Loi mosaïque est le prototype de la vérité »
.
Jésus porte à leur
accomplissement les commandements de Dieu, en particulier le commandement de
l'amour du prochain, en intériorisant et en radicalisant ses exigences ;
l'amour du prochain jaillit d'un cœur qui aime, et qui, précisément parce
qu'il aime, est disposé à en vivre les exigences les plus hautes. Jésus
montre que les commandements ne doivent pas être entendus comme une limite
minimale à ne pas dépasser, mais plutôt comme une route ouverte pour un
cheminement moral et spirituel vers la perfection, dont le centre est l'amour
(cf. Col 3, 14). Ainsi, le commandement « tu ne tueras pas » devient
l'appel à un amour prompt à soutenir et à promouvoir la vie du prochain ; le
précepte qui interdit l'adultère devient une invitation à un regard pur, capable
de respecter le sens sponsal du corps : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux
ancêtres : “Tu ne tueras point” ; et si quelqu'un tue, il en répondra au
tribunal. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère
en répondra au tribunal ; (...) Vous avez entendu qu'il a été dit : “Tu ne
commettras pas l'adultère”. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque
regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l'adultère avec
elle » (Mt 5, 21-22. 27-28). Jésus est « l'accom-plissement » vivant
de la Loi en tant qu'il en réalise la signification authentique par le don
total de lui-même : il devient lui-même la Loi vivante personnifiée, qui
invite à sa suite, qui, par son Esprit, donne la grâce de partager sa vie et son
amour même, et qui donne la force nécessaire pour en témoigner par les choix et
par les actes (cf. Jn 13, 34-35).
16. La réponse
rappelant les commandements ne satisfait pas le jeune homme qui interroge
Jésus : « Tout cela, je l'ai observé ; que me manque-t-il encore ? » (Mt
19, 20). Il n'est pas facile de dire avec bonne conscience « tout cela, je l'ai
observé », si l'on comprend à peine la portée effective des exigences contenues
dans la Loi de Dieu. Cependant, s'il lui est possible de donner une réponse
semblable, s'il a aussi suivi l'idéal moral avec sérieux et avec générosité
depuis son enfance, le jeune homme riche sait qu'il est encore loin du but ;
face à la personne de Jésus, il saisit que quelque chose lui manque encore.
C'est en fonction de cette prise de conscience d'insuffisance que Jésus
s'adresse à lui dans sa dernière réponse : en saisissant la nostalgie d'une
plénitude qui dépasse l'interprétation légaliste des commandements, le bon
Maître invite le jeune homme à entrer dans le chemin de la perfection : « Si tu
veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres, et tu
auras un trésor dans les cieux ; puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21).
Comme on l'a fait pour
la partie précédente de la réponse de Jésus, celle-ci doit être lue et
interprétée dans le cadre de tout le message moral de l’Évangile et,
spécialement, dans le cadre du Discours sur la Montagne, des Béatitudes (cf.
Mt 5, 3-12), dont la première est précisément la béatitude des pauvres, des
« pauvres en esprit », comme le précise saint Matthieu (Mt 5, 3), ou
encore des humbles. Dans ce sens, on peut dire que les Béatitudes font aussi
partie de l'espace ouvert par la réponse que Jésus donne à la question du jeune
homme : « Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? ». En effet,
chaque béatitude promet précisément, selon une perspective particulière, ce
« bien » qui ouvre l'homme à la vie éternelle, et plus encore qui est la vie
éternelle elle-même.
Les Béatitudes
n'ont pas comme objet propre des normes particulières de comportement, mais
elles évoquent des attitudes et des dispositions fondamentales de l'existence,
et, donc, ne coïncident pas exactement avec les commandements. D'autre
part, il n'y a pas de séparation ou d'opposition entre les béatitudes et
les commandements : les uns et les autres se réfèrent au bien et à la vie
éternelle. Le Discours sur la Montagne commence par la proclamation des
Béatitudes, mais renferme aussi la référence aux commandements (cf. Mt 5,
20-48). En même temps, ce Discours montre l'ouverture et l'orientation des
commandements vers la perfection qui est celle des Béatitudes. Celles-ci sont,
avant tout, des promesses, dont découlent aussi, de manière indirecte,
des indications normatives pour la vie morale. Dans leur profondeur
originelle, elles sont une sorte d'autoportrait du Christ et, précisément
pour cela, elles sont des invitations à le suivre et à vivre en communion
avec lui
.
17. Nous ne
savons pas dans quelle mesure le jeune homme de l’Évangile avait compris le
contenu profond et exigeant de la première réponse donnée par Jésus : « Si tu
veux entrer dans la vie, observe les commandements » ; cependant, il est certain
que l'engagement manifesté par le jeune homme à respecter toutes les exigences
morales des commandements constitue le terrain indispensable dans lequel peut
germer et mûrir le désir de la perfection, c'est-à-dire de réaliser ce qu'ils
signifient et de l'accomplir en suivant le Christ. Le dialogue entre Jésus et le
jeune homme nous aide à saisir les conditions de la croissance morale de
l'homme appelé à la perfection : le jeune homme, qui a observé tous
les commandements, se montre incapable de faire par ses seules forces le pas
suivant. Pour le faire, il faut une liberté humaine mûre : « Si tu veux », et le
don divin de la grâce : « Viens, suis-moi ».
La perfection exige
la maturité dans le don de soi, à quoi est appelée la liberté de l'homme.
Jésus indique au jeune homme les commandements comme condition première et
imprescriptible pour avoir la vie éternelle ; l'abandon de tout ce que possède
le jeune homme et la suite du Seigneur prennent en revanche le caractère d'une
proposition : « Si tu veux... ». La parole de Jésus révèle la dynamique
particulière de la croissance de la liberté vers sa maturité et, en même temps,
manifeste le rapport fondamental de la liberté avec la Loi divine. La
liberté de l'homme et la Loi de Dieu ne s'opposent pas, mais, au contraire,
s'appellent mutuellement.
Le disciple du Christ
sait que sa vocation est une vocation à la liberté. « Vous, en effet, mes
frères, vous avez été appelés à la liberté » proclame avec joie et avec fierté
l'Apôtre Paul. Cependant, il précise aussitôt : « Que cette liberté ne donne pas
prétexte à satisfaire la chair ; mais par la charité mettez-vous au service les
uns des autres » (Ga 5, 13). La fermeté avec laquelle l'Apôtre s'oppose à
celui qui croit en sa propre justification par la Loi n'a rien à voir avec la
« libération » de l'homme par les préceptes, qui sont, à l'inverse, au service
de la pratique de l'amour : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la
loi. En effet, le précepte : Tu ne commettras pas d'adultère, tu ne tueras
pas, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas, et tous les autres se
résument dans cette formule : Tu aimeras ton prochain comme toi-même »
(Rm 13, 8-9). Après avoir parlé de l'observance des commandements
comme de la première liberté imparfaite, saint Augustin poursuit ainsi :
« Pourquoi, demande quelqu'un, n'est-ce pas la liberté parfaite ? Parce que je
vois dans mes membres une autre loi qui s'élève contre la loi de mon esprit
(...). C'est une liberté partielle et un esclavage partiel ; ce n'est pas encore
la liberté totale, la pure liberté, la pleine liberté parce que ce n'est pas
encore l'éternité. La faiblesse pèse en effet sur nous en partie et nous avons
reçu une part de liberté. Tout ce que nous avons commis de péché auparavant a
été effacé par le baptême. Parce que l'iniquité a été entièrement effacée,
est-ce qu'il n'est resté aucune faiblesse ? S'il n'en était pas resté, nous
serions sans péché dans cette vie. Mais qui oserait le prétendre si ce n'est
l'orgueilleux, si ce n'est celui qui est indigne de la miséricorde du
Libérateur ? (...) Du fait, par conséquent, qu'il nous est resté une certaine
faiblesse, j'ose dire que, dans la mesure où nous servons Dieu, nous sommes
libres et que, dans la mesure où nous servons la loi du péché, nous sommes
encore esclaves »
.
18. Celui qui
vit « selon la chair » ressent la Loi de Dieu comme un poids, et même comme une
négation ou, en tout cas, comme une restriction de sa propre liberté.
Inversement, celui qui est animé par l'amour, qui se laisse « mener par
l'Esprit » (Ga 5, 16) et désire servir les autres trouve dans la Loi de
Dieu la voie fondamentale et nécessaire pour pratiquer l'amour librement choisi
et vécu. Bien plus, il saisit l'urgence intérieure — une vraie « nécessité », et
non pas une contrainte — de ne pas s'en tenir aux exigences minimales de la Loi,
mais de les vivre dans leur « plénitude ». C'est un chemin encore incertain et
fragile tant que nous sommes sur la terre, mais rendu possible par la grâce qui
nous donne de posséder la pleine liberté des fils de Dieu (cf. Rm 8, 21)
et donc de répondre par la vie morale à notre sublime vocation : être « fils
dans le Fils ».
Cette vocation à l'amour
parfait n'est pas réservée à un groupe de personnes. L'invitation « va, vends ce
que tu possèdes et donne-le aux pauvres », avec la promesse « tu auras un trésor
dans les cieux », s'adresse à tous, parce qu'il s'agit d'une
radicalisation du commandement de l'amour du prochain, comme l'invitation «
viens, suis-moi » est la nouvelle forme concrète du commandement de l'amour de
Dieu. Les commandements et l'invitation de Jésus au jeune homme riche sont au
service d'une unique et indivisible charité qui tend spontanément à la
perfection dont Dieu seul est la mesure : « Vous donc, vous serez parfaits comme
votre Père céleste est parfait » (Mt 5, 48). Dans l’Évangile de Luc,
Jésus explicite la portée de cette perfection : « Montrez-vous miséricordieux
comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6, 36).
19. La voie
et, en même temps, le contenu de cette perfection consistent dans la suite du
Christ, dans le fait de suivre Jésus après avoir renoncé à ses biens
particuliers et à soi-même. C'est précisément la conclusion du dialogue entre
Jésus et le jeune homme : « Puis viens, suis-moi » (Mt 19, 21). La
merveilleuse profondeur de cette invitation sera pleinement perçue par les
disciples après la résurrection du Christ, quand l'Esprit Saint les introduira
dans la vérité tout entière (cf. Jn 16, 13).
Jésus lui-même prend
l'initiative et invite à le suivre. L'appel est adressé avant tout à ceux
auxquels il confie une mission particulière, à commencer par les Douze ; mais il
apparaît aussi clairement qu'être disciple du Christ est la condition de tout
croyant (cf. Ac 6, 1). De ce fait, suivre le Christ est le fondement
essentiel et original de la morale chrétienne : comme le peuple
d'Israël suivait Dieu qui le conduisait dans le désert vers la Terre promise
(cf. Ex 13, 21), de même le disciple doit suivre Jésus vers lequel le
Père lui-même l'attire (cf. Jn 6, 44).
Il ne s'agit pas
seulement ici de se mettre à l'écoute d'un enseignement et d'accueillir dans
l'obéissance un commandement ; plus radicalement, il s'agit d'adhérer à la
personne même de Jésus, de partager sa vie et sa destinée, de participer à
son obéissance libre et amoureuse à la volonté du Père. En suivant, par la
réponse de la foi, celui qui est la Sagesse faite chair, le disciple de Jésus
devient vraiment disciple de Dieu (cf. Jn 6, 45). En effet, Jésus
est la lumière du monde, la lumière de la vie (cf. Jn 8, 12) ; il est le
pasteur qui guide et nourrit les brebis (cf. Jn 10, 11-16) ; il est le
chemin, la vérité et la vie (cf. Jn 14, 6) ; il est celui qui conduit au
Père, de telle sorte que le voir, lui le Fils, c'est voir le Père (cf. Jn
14, 6-10). Par conséquent, imiter le Fils, « l'image du Dieu invisible » (Col
1, 15), signifie imiter le Père.
20. Jésus
demande de le suivre et de l'imiter sur le chemin de l'amour, d'un amour qui se
donne totalement aux frères par amour pour Dieu : « Voici quel
est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai
aimés » (Jn 15, 12). Ce « comme » exige l'imitation de Jésus, de
son amour, dont le lavement des pieds est le signe : « Si donc je vous ai lavé
les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les
pieds les uns aux autres. Car c'est un exemple que je vous ai donné, pour que
vous fassiez, vous aussi, comme moi j'ai fait pour vous » (Jn 13,
14-15). L'agir de Jésus et sa parole, ses actions et ses préceptes constituent
la règle morale de la vie chrétienne. En effet, ses actions et, de manière
particulière, sa Passion et sa mort en Croix sont la révélation vivante de son
amour pour le Père et pour les hommes. Cet amour, Jésus demande qu'il soit imité
par ceux qui le suivent. C'est le commandement « nouveau » : « Je
vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres ; comme
je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci, tous reconnaîtront
que vous êtes mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres »
(Jn 13, 34-35).
Ce « comme » indique
aussi la mesure avec laquelle Jésus a aimé et avec laquelle ses disciples
doivent s'aimer entre eux. Après avoir dit : « Voici quel est mon commandement :
vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,
12), Jésus poursuit en révélant le don sacrificiel de sa vie sur la Croix,
témoignage d'un amour « jusqu'à la fin » (Jn 13, 1) : « Nul n'a plus
grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13).
En appelant le jeune
homme à le suivre sur le chemin de la perfection, Jésus lui demande de vivre
parfaitement le commandement de l'amour, « son » commandement : entrer dans le
mouvement de son don total, imiter et revivre l'amour même du « bon » Maître, de
celui qui a aimé « jusqu'à la fin ». C'est ce que Jésus demande à tout homme qui
veut se mettre à sa suite : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie
lui-même, qu'il se charge de sa croix, et qu'il me suive » (Mt 16, 24).
21. Suivre le
Christ ne peut pas être une imitation extérieure, parce que cela concerne
l'homme dans son intériorité profonde. Être disciple de Jésus veut dire être
rendu conforme à Celui qui s'est fait serviteur jusqu'au don de lui-même sur
la Croix (cf. Ph 2, 5-8). Par la foi, le Christ habite dans le cœur du
croyant (cf. Ep 3, 17), et ainsi le disciple est assimilé à son Seigneur
et lui est configuré. C'est le fruit de la grâce, de la présence agissante de
l'Esprit Saint en nous.
Incorporé au Christ, le
chrétien devient membre de son Corps qui est l’Église (cf. 1 Co
12, 13. 27). Sous l'impulsion de l'Esprit, le Baptême configure
radicalement le fidèle au Christ, dans le mystère pascal de la mort et de la
résurrection ; il le « revêt » du Christ (cf. Ga 3, 27) :
« Réjouissons-nous et rendons grâce, s'exclame saint Augustin en s'adressant aux
baptisés, nous sommes devenus non seulement chrétiens, mais le Christ. (...)
Soyez étonnés et joyeux. Nous sommes devenus le Christ ! »
.
Mort au péché, le baptisé reçoit la vie nouvelle (cf. Rm 6, 3-11) :
vivant pour Dieu dans le Christ Jésus, il est appelé à marcher selon l'Esprit et
à en manifester les fruits dans sa vie (cf. Ga 5, 16-25). Et la
participation à l'Eucharistie, sacrement de la Nouvelle Alliance (cf.
1 Co 11, 23-29), est le plus haut degré de l'assimilation au Christ, source
de « vie éternelle » (cf. Jn 6, 51-58), principe et force du don total de
soi, dont Jésus, selon le témoignage transmis par Paul, demande de faire mémoire
dans la célébration et dans la vie : « Chaque fois en effet que vous mangez ce
pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur jusqu'à ce
qu'il vienne » (1 Co 11, 26).
22. Amère est
la conclusion du dialogue entre Jésus et le jeune homme riche : « Entendant
cette parole, le jeune homme s'en alla contristé, car il avait de grands biens »
(Mt 19, 22). Non seulement le riche, mais encore les disciples eux-mêmes
sont effrayés par l'appel de Jésus à le suivre, appel dont les exigences
dépassent les aspirations et les forces humaines : « Entendant cela, les
disciples restèrent tout interdits : “Qui donc peut être sauvé ?” disaient-ils »
(Mt 19, 25). Mais le Maître renvoie à la puissance de Dieu :
« Pour les hommes, c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible » (Mt
19, 26).
Dans ce même chapitre de
l’Évangile de Matthieu (19, 3-10), lorsqu'il interprète la Loi mosaïque sur le
mariage, Jésus refuse le droit à la répudiation, en invoquant le « principe » le
plus ancien et le plus autorisé par rapport à la Loi de Moïse ; le dessein
premier de Dieu sur l'homme est un dessein auquel l'homme est devenu non
conforme à la suite du péché : « C'est en raison de votre dureté de cœur que
Moïse vous a permis de répudier vos femmes, mais dès l'origine il n'en fut pas
ainsi » (Mt 19, 8). Le rappel du « principe » effraie les disciples qui
commentent en ces termes : « Si telle est la condition de l'homme envers la
femme, il vaut mieux ne pas se marier » (Mt 19, 10). En se référant de
manière spécifique au charisme du célibat « à cause du Royaume des cieux » (Mt
19, 12), tout en énonçant une règle générale, Jésus renvoie à la nouvelle et
surprenante possibilité offerte à l'homme par la grâce de Dieu : « Il leur dit :
“Tous ne comprennent pas ce langage, mais ceux-là à qui c'est donné” » (Mt
19, 11).
L'homme ne peut pas
imiter et revivre l'amour du Christ par ses seules forces. Il devient capable
de cet amour seulement en vertu d'un don de Dieu. De même que le Seigneur
Jésus reçoit l'amour de son Père, il le communique à son tour gratuitement à ses
disciples : « Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en
mon amour » (Jn 15, 9). Le don du Christ, c'est son Esprit, dont
le premier « fruit » (cf. Ga 5, 22) est la charité : « L'amour de Dieu a
été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné » (Rm
5, 5). Saint Augustin s'interroge : « Est-ce l'amour qui fait observer les
commandements, ou bien est-ce l'observance des commandements qui fait naître
l'amour ? » Et il répond : « Mais qui doute que l'amour précède l'observance ?
De fait, celui qui n'aime pas n'a pas de raison d'observer les commandements »
.
23. « La loi
de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t'a affranchi de la loi du
péché et de la mort » (Rm 8, 2). Par ces paroles, l'Apôtre nous amène à
considérer, dans la perspective de l'histoire du salut qui s'accomplit dans le
Christ, le rapport entre la Loi (ancienne) et la grâce (Loi
nouvelle). Il reconnaît le rôle pédagogique de la Loi qui, en permettant à
l'homme pécheur de prendre la mesure de son impuissance et en lui ôtant la
prétention de l'autosuffisance, l'ouvre à la supplication et à l'accueil de la
« vie dans l'Esprit ». Il n'est possible de pratiquer les commandements de Dieu
que dans cette vie nouvelle. C'est par la foi au Christ, en effet, que nous
sommes rendus justes (cf. Rm 3, 28) : la « justice » que la Loi exige,
mais ne peut donner à personne, tout croyant la trouve manifestée et donnée par
le Seigneur Jésus. Saint Augustin synthétise encore, de manière tout aussi
admirable, la dialectique paulinienne de la Loi et de la grâce : « La Loi a donc
été donnée pour que l'on demande la grâce ; la grâce a été donnée pour que l'on
remplisse les obligations de la Loi »
.
L'amour et la vie selon
l’Évangile ne peuvent pas être envisagés avant tout sous la forme du précepte,
car ce qu'ils requièrent va au-delà des forces humaines. Ils ne peuvent être
vécus que comme le fruit d'un don de Dieu qui guérit et transforme le cœur de
l'homme par la grâce : « Car la Loi fut donnée par Moïse ; la grâce et la vérité
sont venues par Jésus Christ » (Jn 1, 17). De ce fait, la promesse de la
vie éternelle est liée au don de la grâce, et le don de l'Esprit que nous avons
reçu constitue déjà « les arrhes de notre héritage » (Ep 1, 14).
24. Ainsi se
révèle l'aspect authentique et original du commandement de l'amour, et de la
perfection à laquelle il est ordonné ; il s'agit d'une possibilité offerte à
l'homme exclusivement par la grâce, par le don de Dieu, par son amour.
D'autre part, cette conscience d'avoir reçu ce don, de posséder en Jésus Christ
l'amour de Dieu, fait naître et soutient la réponse responsable d'un
amour total envers Dieu et entre les frères, comme le rappelle avec insistance
l'Apôtre Jean dans sa première Lettre : « Bien-aimés, aimons-nous
les uns les autres, puisque l'amour est de Dieu et que quiconque aime est né de
Dieu et connaît Dieu. Celui qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est
Amour (...). Bien-aimés, si Dieu nous a aimés ainsi, nous devons, nous aussi,
nous aimer les uns les autres (...). Quant à nous, aimons, puisque lui nous a
aimés le premier » (1 Jn 4, 7-8.11.19).
Ce lien inséparable
entre la grâce du Seigneur et la liberté de l'homme, entre le don et le devoir,
a été exprimé en termes simples et profonds par saint Augustin qui prie ainsi :
« Da quod iubes et iube quod vis » (donne ce que tu commandes et
commande ce que tu veux)
.
Le don ne diminue pas
mais renforce l'exigence morale de l'amour : « Or voici son
commandement : croire au nom de son Fils Jésus Christ et nous aimer les uns les
autres comme il nous en a donné le commandement » (1 Jn 3, 23). On ne
peut « demeurer » dans l'amour qu'à condition d'observer les commandements,
comme l'affirme Jésus : « Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en
mon amour, comme moi j'ai gardé les commandements de mon Père et je demeure dans
son amour » (Jn 15, 10).
En résumant ce qui est
au cœur du message moral de Jésus et de la prédication des Apôtres, et en
reprenant dans une admirable synthèse la grande tradition des Pères d'Orient et
d'Occident — de saint Augustin en particulier
—, saint Thomas a pu écrire que la Loi nouvelle est la grâce de
l'Esprit Saint donné par la foi au Christ
.
Les commandements extérieurs, dont l’Évangile parle aussi, prédisposent à cette
grâce ou en déploient les effets dans la vie. De fait, la Loi nouvelle ne se
contente pas de dire ce qui doit se faire, mais elle donne aussi la force de
« faire la vérité » (cf. Jn 3, 21). Dans le même sens, saint Jean
Chrysostome a fait observer que la Loi nouvelle fut promulguée précisément quand
l'Esprit Saint est venu du ciel le jour de la Pentecôte et que les Apôtres « ne
descendirent pas de la montagne en portant, comme Moïse, des tables de pierre
dans leurs mains, mais qu'ils s'en retournaient en portant l'Esprit Saint dans
leurs cœurs, devenus par sa grâce une loi vivante et un livre vivant »
.
25. Le
dialogue entre Jésus et le jeune homme riche se poursuit, d'une certaine
manière, dans toutes les périodes de l'histoire, et encore aujourd'hui.
La question « Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? »
naît dans le cœur de tout homme, et c'est toujours le Christ, et lui seul, qui
donne la réponse intégrale et finale. Le Maître, qui enseigne les commandements
de Dieu, qui invite à sa suite et qui accorde la grâce pour une vie nouvelle,
est toujours présent et agissant au milieu de nous, selon sa promesse : « Et
voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt
28, 20). La présence du Christ aux hommes de tous les temps se réalise dans
son corps qui est l’Église. Pour cela, le Seigneur a promis à ses disciples
l'Esprit Saint, qui leur « rappel-lerait » et leur ferait comprendre ses
commandements (cf. Jn 14, 26) et qui serait le principe et la source
d'une vie nouvelle dans le monde (cf. Jn 3, 5-8 ; Rm 8, 1-13).
Données par Dieu dans
l'Ancienne Alliance et parvenues à leur perfection dans la Nouvelle et Éternelle
Alliance, en la personne même du Fils de Dieu fait homme, les prescriptions
morales doivent être fidèlement conservées et actualisées en permanence
dans les différentes cultures tout au long de l'histoire. La charge de leur
interprétation a été confiée par Jésus aux Apôtres et à leurs successeurs,
assistés spécialement par l'Esprit de vérité : « Qui vous écoute m'écoute » (Lc
10, 16). Avec la lumière et avec la force de l'Esprit, les Apôtres ont accompli
la mission de prêcher l’Évangile et de montrer la « voie » du Seigneur (cf.
Ac 18, 25), en enseignant avant tout à suivre et à imiter le Christ : « Pour
moi, vivre, c'est le Christ » (Ph 1, 21).
26. Dans la
catéchèse morale des Apôtres, parallèlement aux exhortations et aux
indications relatives au contexte historique et culturel, se trouve un
enseignement éthique avec des normes précises de comportement. Cela apparaît
aussi dans leurs Lettres, qui contiennent l'interprétation, guidée par l'Esprit
Saint, des préceptes du Seigneur à vivre dans les différentes situations
culturelles (cf. Rm 12-15 ; 1 Co 11-14 ; Ga 5-6 ; Ep
4-6 ; Col 3-4 ; 1 P 1 ; Jc 1). Aux débuts de l’Église,
chargés de la prédication évangélique, les Apôtres ont veillé sur la
rectitude de la conduite des chrétiens
,
en vertu de leur responsabilité pastorale, comme ils ont veillé également sur la
pureté de la foi et sur la transmission des dons divins par les sacrements
.
Les premiers chrétiens, issus du peuple juif ou d'autres nations, se
différenciaient des païens non seulement par leur foi et par leur liturgie, mais
aussi par le témoignage de leur conduite morale, inspirée par la Loi nouvelle
.
En effet, l’Église est en même temps communion de foi et de vie ; sa norme est
« la foi opérant par la charité » (Ga 5, 6).
Aucune déchirure ne doit
briser l'harmonie entre la foi et la vie : l'unité de l’Église est
blessée non seulement par les chrétiens qui refusent ou déforment la vérité de
la foi, mais encore par ceux qui méconnaissent les obligations morales
auxquelles l’Évangile les appelle (cf. 1 Co 5, 9-13). Avec fermeté, les
Apôtres ont refusé toute dissociation entre l'engagement intérieur et les gestes
qui l'expriment et le confirment (cf. 1 Jn 2, 3-6).
Et depuis les temps
apostoliques, les Pasteurs de l’Église ont dénoncé clairement les manières
d'agir de ceux qui étaient des fauteurs de division par leurs enseignements et
par leurs comportements
.
27. Dans
l'unité de l’Église, promouvoir et garder la foi et la vie morale, c'est la
tâche confiée par Jésus aux Apôtres (cf. Mt 28, 19-20), tâche qui se
poursuit dans le ministère de leurs successeurs. C'est ce que l'on retrouve dans
la Tradition vivante, par laquelle, comme l'enseigne le Concile Vatican
II, « l’Église perpétue dans sa doctrine, sa vie et son culte, et elle transmet
à chaque génération, tout ce qu'elle est elle-même, tout ce qu'elle croit. Cette
Tradition qui vient des Apôtres se poursuit dans l’Église, sous l'assistance du
Saint-Esprit »
.
Dans l'Esprit, l’Église accueille et transmet l’Écriture comme témoignage des «
grandes choses » que Dieu opère dans l'histoire (cf. Lc 1, 49) ; elle
confesse par la bouche des Pères et des Docteurs la vérité du Verbe incarné ;
elle met en pratique les préceptes et la charité dans la vie des saints et des
saintes et dans le sacrifice des martyrs ; elle célèbre l'espérance dans la
liturgie ; par cette Tradition, les chrétiens reçoivent « la voix vivante de
l’Évangile »
,
comme expression fidèle de la sagesse et de la volonté divines.
A l'intérieur de la
Tradition, avec l'assistance de l'Esprit Saint, se développe l'interprétation
authentique de la Loi du Seigneur. L'Esprit, qui est à l'origine de la
Révélation, des commandements et des enseignements de Jésus, veille à ce qu'ils
soient gardés saintement, exposés fidèlement et appliqués correctement dans tous
les temps et dans toutes les situations. Une telle « actualisa-tion » des
commandements est le signe et le résultat d'une profonde intelligence de la
Révélation et d'une bonne compréhension, à la lumière de la foi, des nouvelles
situations historiques et culturelles. Cependant, elle ne peut que confirmer la
validité permanente de la Révélation et s'inscrire dans le sillage de
l'interprétation qu'en donne la grande Tradition de l’Église par son
enseignement et par sa vie, Tradition dont témoignent la doctrine des Pères, la
vie des saints, la liturgie de l’Église et l'enseignement du Magistère.
En particulier, comme
l'affirme le Concile, « la charge d'interpréter de façon authentique la
parole de Dieu, écrite ou transmise, a été confiée au seul Magistère vivant de
l’Église dont l'autorité s'exerce au nom de Jésus Christ »
.
Ainsi l’Église, dans sa vie et dans son enseignement, se présente comme
« colonne et support de la vérité » (1 Tm 3, 15), et aussi de la vérité
dans l'agir moral. En effet, « il appartient à l’Église d'annoncer en tout temps
et en tout lieu les principes de la morale, même en ce qui concerne l'ordre
social, ainsi que de porter un jugement sur toute réalité humaine, dans la
mesure où l'exigent les droits fondamentaux de la personne humaine ou le salut
des âmes »
.
Précisément sur les
questions qui font l'objet aujourd'hui du débat moral et autour desquelles se
sont développées de nouvelles tendances et de nouvelles théories, le Magistère,
dans la fidélité à Jésus Christ et dans la continuité de la Tradition de
l’Église, estime qu'il est de son devoir urgent de proposer son discernement et
son enseignement, afin d'aider l'homme sur le chemin vers la vérité et vers la
liberté.
(Rm 12, 2)
28. En
méditant le dialogue entre Jésus et le jeune homme riche, nous avons pu saisir
le contenu essentiel de la Révélation de l'Ancien et du Nouveau Testament à
propos de l'agir moral. Il comprend : la soumission de l'homme et de son agir
à Dieu, Celui qui « seul est le Bon » ; le rapport entre le bien moral
des actes humains et la vie éternelle ; la marche à la suite du Christ,
qui ouvre à l'homme la perspective de l'amour parfait ; et, enfin, le don
de l'Esprit Saint, source et soutien de la vie morale de la « créature
nouvelle » (cf. 2 Co 5, 17).
Dans sa réflexion
morale, l’Église a toujours tenu compte des paroles que Jésus a adressées
au jeune homme riche. L’Écriture Sainte, en effet, reste la source vive et
féconde de la doctrine morale de l’Église, comme l'a rappelé le Concile Vatican
II : « L'Évangile (...) [est] la source de toute vérité salutaire et de toute
règle morale »
.
L’Église a gardé fidèlement ce qu'enseigne la Parole de Dieu, non seulement sur
les vérités à croire mais encore sur l'agir moral, c'est-à-dire l'agir qui plaît
à Dieu (cf. 1 Th 4, 1), accomplissant un développement doctrinal
analogue à celui qui s'est produit dans le domaine des vérités de la foi.
Assistée de l'Esprit Saint qui la conduit vers la vérité tout entière (cf. Jn
16, 13), l’Église n'a cessé, et ne peut jamais cesser, de scruter « le mystère
du Verbe incarné », dans lequel « s'éclaire vraiment le mystère de l'homme »
.
29. La
réflexion morale de l’Église, toujours menée sous la lumière du Christ, le « Bon
Maître », s'est déroulée aussi dans la forme spécifique de la science
théologique appelée « théologie morale », science qui accueille et
interroge la Révélation divine et en même temps répond aux exigences de la
raison humaine. La théologie morale est une réflexion sur la « moralité »,
c'est-à-dire le caractère bon ou mauvais des actes humains et de la personne qui
les pose, et, en ce sens, elle concerne tous les hommes ; mais c'est aussi une
« théologie », car elle reconnaît le principe et la fin de l'agir moral en Celui
qui « seul est le Bon » et qui, en se donnant à l'homme dans le Christ, lui
offre la béatitude de la vie divine.
Le Concile Vatican II a
invité les spécialistes à s'appliquer, « avec un soin particulier à
perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus
nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettra en lumière la grandeur de
la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit
dans la charité pour la vie du monde »
.
Le même Concile a invité les théologiens, « tout en respectant les méthodes et
les règles propres aux sciences théologiques, (...) à chercher la manière
toujours plus adaptée pour communiquer la doctrine aux hommes de leur
temps : car autre chose est le dépôt même ou les vérités de la foi, autre chose
la façon selon laquelle ces vérités sont exprimées, à condition toutefois d'en
sauvegarder le sens et la signification »
.
De là l'invitation suivante, qui s'applique à tous les fidèles mais qui
s'adresse particulièrement aux théologiens : « Que les croyants vivent donc en
très étroite union avec les autres hommes de leur temps et qu'ils s'efforcent de
comprendre à fond leurs façons de penser et de sentir, telles qu'elles
s'expriment par la culture »
.
Les efforts de nombreux
théologiens, soutenus par les encouragements du Concile, ont déjà porté leurs
fruits, par des réflexions intéressantes et utiles sur les vérités de la foi
qu'il faut croire et appliquer dans la vie, présentées sous des formes qui
répondent davantage à la sensibilité et aux interrogations des hommes de notre
temps. L'Église, et en particulier les évêques, auxquels Jésus Christ a confié
avant tout le ministère d'enseignement, accueillent ces efforts avec gratitude
et encouragent les théologiens à poursuivre leur labeur, animés par une profonde
et authentique « crainte du Seigneur, principe de savoir » (Pr 1, 7).
En même temps, dans le
cadre des débats théologiques post-conciliaires, se sont toutefois répandues
certaines interprétations de la morale chrétienne qui ne sont pas compatibles
avec la « saine doctrine » (2 Tm 4, 3). Il est évident que le
Magistère de l'Église n'entend pas imposer aux fidèles un système théologique
particulier, encore moins un système philosophique, mais, pour « garder
saintement et exposer avec fidélité » la Parole de Dieu
,
il a le devoir de déclarer l'incompatibilité de certaines orientations de la
pensée théologique ou de telle ou telle affirmation philosophique avec la vérité
révélée
.
30. En vous
adressant cette encyclique, chers Frères dans l'épiscopat, je désire énoncer
les principes nécessaires pour le discernement de ce qui est contraire à la
« saine doctrine », et rappeler les éléments de l'enseignement moral de
l'Église qui semblent aujourd'hui particulièrement exposés à l'erreur, à
l'ambiguïté ou à l'oubli. Ce sont d'ailleurs les éléments dont dépend « la
réponse aux énigmes cachées de la condition humaine, qui, hier comme
aujourd'hui, troublent profondément le cœur humain : qu'est-ce que l'homme ?
Quel est le sens et le but de la vie ? Qu'est-ce que le bien et qu'est-ce que le
péché ? Quels sont l'origine et le but de la souffrance ? Quelle est la voie
pour parvenir au vrai bonheur ? Qu'est-ce que la mort, le jugement et la
rétribution après la mort ? Qu'est-ce enfin que le mystère dernier et ineffable
qui entoure notre existence, d'où nous tirons notre origine et vers lequel nous
tendons ? »
.
Ces questions — et
d'autres encore comme : qu'est-ce que la liberté et quelle est son rapport avec
la vérité contenue dans la Loi de Dieu ? quel est le rôle de la conscience dans
la formation de la physionomie morale de l'homme ? comment discerner, en
conformité avec la vérité sur le bien, les droits et les devoirs concrets de la
personne humaine ? — peuvent se résumer dans la question fondamentale que
le jeune homme de l'Évangile posa à Jésus : « Maître, que dois-je faire de bon
pour obtenir la vie éternelle ? » Envoyée par Jésus pour prêcher l'Évangile et
« de toutes les nations faire des disciples..., leur apprenant à observer tout »
ce qu'il a prescrit (Mt 28, 19-20), l'Église redonne, aujourd'hui
encore, la réponse du Maître, car elle possède une lumière et une force
capables de résoudre même les questions les plus discutées et les plus
complexes. Cette force et cette lumière incitent l'Église à développer d'une
manière constante, non seulement la réflexion dogmatique, mais aussi la
réflexion morale dans un cadre interdisciplinaire, ce qui est particulièrement
nécessaire pour les problèmes nouveaux qui se posent
.
C'est toujours sous
cette lumière et avec cette force que le Magistère de l'Eglise accomplit son
œuvre de discernement, accueillant et faisant sienne à nouveau la
recommandation que l'Apôtre Paul adressait à Timothée : « Je t'adjure devant
Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom
de son Apparition et de son Règne : proclame la parole, insiste à temps et à
contretemps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci
d'instruire. Car un temps viendra où les hommes ne sup- porteront plus la saine
doctrine, mais au contraire, au gré de leurs passions et l'oreille les
démangeant, ils se donneront des maîtres en quantité et détourneront l'oreille
de la vérité pour se tourner vers les fables. Pour toi, sois prudent en tout,
supporte l'épreuve, fais œuvre de prédicateur de l'Évangile, acquitte-toi à la
perfection de ton ministère » (2 Tm 4, 1-5 ; cf. Tt 1, 10.13-14).
31. Les
problèmes humains qui sont les plus débattus et diversement résolus par la
réflexion morale contemporaine se rattachent tous, bien que de manière
différente, à un problème crucial, celui de la liberté de l'homme.
Il n'y a pas de doute
que notre époque est arrivée à une perception particulièrement vive de la
liberté. « La dignité de la personne humaine est, en notre temps, l'objet d'une
conscience toujours plus vive », comme le constatait déjà la déclaration
conciliaire Dignitatis humanæ sur la liberté religieuse
.
D'où la revendication de la possibilité pour l'homme « d'agir en vertu de ses
propres options et en toute libre responsabilité, non pas sous la pression d'une
contrainte, mais guidé par la conscience de son devoir »
.
En particulier, le droit à la liberté religieuse et au respect de la conscience
dans sa marche vers la vérité est toujours plus ressenti comme le fondement des
droits de la personne considérés dans leur ensemble
.
Il est donc bien certain
que le sens le plus aigu de la dignité de la personne humaine et de son unicité,
comme aussi du respect dû au cheminement de la conscience, constitue une
acquisition positive de la culture moderne. Cette perception, authentique en
elle-même, s'est traduite en de multiples expressions, plus ou moins adéquates,
dont certaines toutefois s'écartent de la vérité sur l'homme en tant que
créature et image de Dieu et, par conséquent, ont besoin d'être corrigées ou
purifiées à la lumière de la foi
.
32. Dans
certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté
au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. C'est dans
cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance
ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience
individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui
détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A
l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le
jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de
cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un
critère de sincérité, d'authenticité, d’« accord avec soi-même », au point que
l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement
moral.
Comme on peut le saisir
d'emblée, la crise au sujet de la vérité n'est pas étrangère à cette
évolution. Une fois perdue l'idée d'une vérité universelle quant au Bien
connaissable par la raison humaine, la conception de la conscience est, elle
aussi, inévitablement modifiée : la conscience n'est plus considérée dans sa
réalité originelle, c'est-à-dire comme un acte de l'intelligence de la personne,
qui a pour rôle d'appliquer la connaissance universelle du bien dans une
situation déterminée et d'exprimer ainsi un jugement sur la juste conduite à
choisir ici et maintenant ; on a tendance à attribuer à la conscience
individuelle le privilège de déterminer les critères du bien et du mal, de
manière autonome, et d'agir en conséquence. Cette vision ne fait qu'un avec une
éthique individualiste, pour laquelle chacun se trouve confronté à sa
vérité, différente de la vérité des autres. Poussé dans ses conséquences
extrêmes, l'individualisme débouche sur la négation de l'idée même de nature
humaine.
Ces différentes
conceptions sont à l'origine des mouvements de pensée qui soutiennent
l'antagonisme entre loi morale et conscience, entre nature et liberté.
33.
Parallèlement à l'exaltation de la liberté et, paradoxalement, en opposition
avec elle, la culture moderne remet radicalement en question cette même
liberté. Un ensemble de disciplines, regroupées sous le nom de « sciences
humaines », ont à juste titre attiré l'attention sur les conditionnements
d'ordre psychologique et social qui pèsent sur l'exercice de la liberté humaine.
La connaissance de ces conditionnements et l'attention qui leur est prêtée sont
des acquisitions importantes, qui ont trouvé des applications dans divers
domaines de l'existence, comme par exemple dans la pédagogie ou dans
l'administration de la justice. Mais certains, dépassant les conclusions que
l'on peut légitimement tirer de ces observations, en sont arrivés à mettre en
doute ou à nier la réalité même de la liberté humaine.
Il faut aussi rappeler
certaines interprétations abusives de la recherche scientifique dans le domaine
de l'anthropologie. Tirant argument de la grande variété des mœurs, des
habitudes et des institutions présentes dans l'humanité, on finit, sinon
toujours par nier les valeurs humaines universelles, du moins par concevoir la
morale d'une façon relativiste.
34. « Maître,
que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » La question
morale, à laquelle le Christ répond, ne peut faire abstraction de la
question de la liberté, elle la place même en son centre, car il n'y a pas
de morale sans liberté. « C'est toujours librement que l'homme se tourne vers le
bien »
.
Mais quelle liberté ? Face à nos contemporains qui « estiment
grandement » la liberté et qui la « poursuivent avec ardeur », mais qui,
souvent, « la chérissent d'une manière qui n'est pas droite, comme la licence de
faire n'importe quoi, pourvu que cela plaise, même le mal », le Concile présente
la « vraie » liberté : « La vraie liberté est en l'homme un
signe privilégié de l'image divine. Car Dieu a voulu le laisser à son propre
conseil (cf. Si 15, 14) pour qu'il puisse de lui-même chercher son
Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une bienheureuse
plénitude »
.
S'il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de
la vérité, il existe encore antérieurement l'obligation morale grave pour tous
de chercher la vérité et, une fois qu'elle est connue, d'y adhérer
.
C'est en ce sens que le Cardinal J. H. Newman, éminent défenseur des droits de
la conscience, affirmait avec force : « La conscience a des droits parce qu'elle
a des devoirs »
.
Sous l'influence des
courants subjectivistes et individualistes évoqués ci-dessus, certaines
tendances de la théologie morale actuelle interprètent d'une manière nouvelle
les rapports de la liberté avec la loi morale, avec la nature humaine et avec la
conscience ; elles proposent des critères inédits pour l'évaluation morale des
actes. Malgré leur variété, ces tendances se rejoignent dans le fait d'affaiblir
ou même de nier la dépendance de la liberté par rapport à la vérité.
Si nous voulons opérer
un discernement critique sur ces tendances pour être en mesure de reconnaître en
elles ce qui est légitime, utile et précieux, et d'en montrer en même temps les
ambiguïtés, les dangers et les erreurs, nous devons les examiner à la lumière de
la dépendance fondamentale de la liberté par rapport à la vérité, exprimée de la
manière la plus claire et la plus autorisée par les paroles du Christ : « Vous
connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32).
35. Nous
lisons dans le livre de la Genèse : « Le Seigneur Dieu fit à l'homme ce
commandement : “Tu peux manger de tous les arbres du jardin. Mais de l'arbre de
la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en
mangeras, tu deviendras passible de mort” » (Gn 2, 16-17).
Par cette image, la
Révélation enseigne que le pouvoir de décider du bien et du mal n'appartient
pas à l'homme, mais à Dieu seul. Assurément, l'homme est libre du fait qu'il
peut comprendre et recevoir les commandements de Dieu. Et il jouit d'une liberté
très considérable, puisqu'il peut manger « de tous les arbres du jardin ». Mais
cette liberté n'est pas illimitée : elle doit s'arrêter devant « l'arbre de la
connaissance du bien et du mal », car elle est appelée à accepter la loi morale
que Dieu donne à l'homme. En réalité, c'est dans cette acceptation que la
liberté humaine trouve sa réalisation plénière et véritable. Dieu qui seul est
bon connaît parfaitement ce qui est bon pour l'homme en vertu de son amour même,
il le lui propose dans les commandements.
La Loi de Dieu n'atténue
donc pas la liberté de l'homme et encore moins ne l'élimine ; au contraire, elle
la protège et la promeut. Allant pourtant dans un sens bien différent, certaines
tendances de la culture actuelle ont suscité de nombreux courants dans l'éthique
qui placent au centre de leur réflexion un prétendu conflit entre la liberté
et la loi. C'est le cas des doctrines qui attribuent aux individus ou aux
groupes sociaux la faculté de déterminer le bien et le mal : la liberté
humaine pourrait « créer les valeurs » et jouirait d'une primauté sur la vérité,
au point que la vérité elle-même serait considérée comme une création de la
liberté. Cette dernière revendiquerait donc une telle autonomie morale
que cela signifierait pratiquement son absolue souveraineté.
36. La requête
moderne d'autonomie n'a pas manqué d'exercer aussi son influence dans le
domaine de la théologie morale catholique. Si celle-ci n'a évidemment jamais
entendu opposer la liberté humaine à la Loi divine, ni remettre en question
l'existence du fondement religieux ultime des normes morales, elle a cependant
été amenée à repenser entièrement le rôle de la raison et de la foi dans la
détermination des normes morales qui se rapportent à des comportements précis
« dans le monde », c'est-à-dire envers soi-même, envers les autres et envers le
monde des choses.
Il faut reconnaître que,
à l'origine de cet effort pour renouveler la réflexion, on trouve certaines
requêtes positives qui, d'ailleurs, appartiennent dans une large mesure à la
meilleure tradition de la pensée catholique. A l'invitation du Concile Vatican
II
,
on a désiré favoriser le dialogue avec la culture moderne, en mettant en lumière
le caractère rationnel — et donc universellement intelligible et communicable —
des normes morales appartenant au domaine de la loi morale naturelle
.
En outre, on a voulu insister sur le caractère intérieur des exigences éthiques
qui en découlent et qui ne s'imposent à la volonté comme une obligation qu'en
vertu de leur reconnaissance préalable par la raison humaine et, concrètement,
par la conscience personnelle.
Mais, en oubliant la
dépendance de la raison humaine par rapport à la Sagesse divine et, dans l'état
actuel de la nature déchue, la nécessité et surtout la réalité effective de la
Révélation divine pour pouvoir connaître les vérités morales même d'ordre
naturel
,
certains en sont arrivés à faire la théorie de la souveraineté totale de la
raison dans le domaine des normes morales portant sur la conduite droite de
la vie dans ce monde : ces normes constitueraient le domaine d'une morale
purement « humaine », c'est-à-dire qu'elles seraient l'expression d'une loi que
l'homme se donne à lui-même de manière autonome et qui a sa source exclusivement
dans la raison humaine. Dieu ne pourrait aucunement être considéré comme
l'auteur de cette loi, si ce n'est dans la mesure où la raison humaine exerce sa
fonction de régulation autonome en vertu de la délégation originelle et complète
que Dieu a donnée à l'homme. Or ces façons de penser ont amené, à l'encontre de
la Sainte Écriture et de la doctrine constante de l'Église, à nier que la loi
morale naturelle ait Dieu pour auteur et que l'homme, par sa raison, participe
de la Loi éternelle qu'il ne lui appartient pas d'établir.
37. Cependant,
désirant maintenir la vie morale dans un contexte chrétien, certains théologiens
moralistes ont introduit une nette distinction, contraire à la doctrine
catholique
,
entre un ordre éthique, qui n'aurait qu'une origine humaine et une valeur
seulement terrestre, et un ordre du salut, pour lequel n'auraient
d'importance que certaines intentions et certaines attitudes intérieures envers
Dieu et le prochain. En conséquence, on en est venu à nier l'existence, dans la
Révélation divine, d'un contenu moral spécifique et déterminé, de validité
universelle et permanente : la Parole de Dieu se limiterait à proposer une
exhortation, une parénèse générale, que la raison autonome aurait seule ensuite
le devoir de préciser par des déterminations normatives véritablement «
objectives », c'est-à-dire appropriées à la situation historique concrète.
Naturellement, une telle conception de l'autonomie entraîne aussi la négation de
la compétence doctrinale spécifique de l'Église et de son Magistère sur les
normes morales précises concernant ce qu'on appelle le « bien humain » : elles
n'appartiendraient pas au contenu propre de la Révélation et ne seraient pas en
elles-mêmes importantes pour le salut.
On ne peut pas ne pas
voir qu'une telle interprétation de l'autonomie de la raison humaine comporte
des thèses incompatibles avec la doctrine catholique.
Dans ce contexte, il est
absolument nécessaire de clarifier, à la lumière de la Parole de Dieu et de la
Tradition vivante de l'Église, les notions fondamentales de liberté humaine et
de loi morale, de même que les rapports profonds qui les lient étroitement.
C'est seulement ainsi que l'on pourra répondre aux requêtes légitimes de la
rationalité humaine, en intégrant les éléments valables de certains courants de
la théologie morale actuelle, sans porter atteinte au patrimoine moral de
l'Église par des thèses résultant d'un conception erronée de l'autonomie.
38. Reprenant
les paroles du Siracide, le Concile Vatican II explique ainsi la « vraie
liberté » qui est en l'homme « un signe privilégié de l'image divine » : « Dieu
a voulu “laisser [l’homme] à son conseil” pour qu'il puisse de lui-même chercher
son Créateur et, en adhérant librement à lui, s'achever ainsi dans une
bienheureuse plénitude »
.
Ces paroles montrent à quelle admirable profondeur de participation à la
seigneurie divine l'homme a été appelé : elles montrent que le pouvoir de
l'homme s'exerce, en un sens, sur l'homme lui-même. C'est là un aspect
constamment souligné dans la réflexion théologique sur la liberté humaine,
comprise comme une forme de royauté. Grégoire de Nysse écrit, par exemple, que
l'âme manifeste son caractère royal « par son autonomie et son indépendance et
par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir. De
qui ceci est-il le propre, sinon d'un roi ? (...) Ainsi la nature humaine, créée
pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi universel, a été
faite comme une image vivante qui participe à l'archétype par la dignité et par
le nom »
.
La maîtrise du monde
constitue déjà pour l'homme un devoir important et une grande responsabilité
qui engage sa liberté dans l'obéissance au Créateur : « Emplissez la terre et
soumettez-la » (Gn 1, 28). De ce point de vue, à l'individu humain, de
même qu'à la communauté humaine, appartient une juste autonomie, à laquelle la
constitution conciliaire Gaudium et spes accorde une attention
particulière : il s'agit de l'autonomie des réalités terrestres qui signifie
« que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leurs lois et leurs
valeurs propres, que l'homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et
à organiser »
.
39. Ce n'est
pas seulement le monde, mais aussi l'homme lui-même qui a été confié à ses
propres soins et à sa propre responsabilité. Dieu l'a « laissé à son
conseil » (Si 15, 14), afin qu'il cherche son Créateur et qu'il parvienne
librement à la perfection. Y parvenir signifie construire personnellement en
soi cette perfection. En effet, de même que l'homme façonne le monde par son
intelligence et par sa volonté en le maîtrisant, de même l'homme confirme,
développe et consolide en lui-même sa ressemblance avec Dieu en accomplissant
des actes moralement bons.
Toutefois, le Concile
demande d'être attentif à une fausse conception de l'autonomie des réalités
terrestres, celle qui consiste à considérer que « les choses créées ne dépendent
pas de Dieu et que l'homme peut en disposer sans référence au Créateur »
.
En ce qui concerne l'homme, cette conception de l'autonomie produit des effets
particulièrement dommageables, car elle finit par avoir un sens athée : « La
créature sans Créateur s'évanouit (...). Et même, l'oubli de Dieu rend opaque la
créature elle-même »
.
40.
L'enseignement du Concile souligne, d'un côté, le rôle rempli par la raison
humaine pour la détermination et pour l'application de la loi morale : la
vie morale suppose de la part de la personne créativité et ingéniosité, car elle
est source et cause de ses actes délibérés. D'un autre côté, la raison puise sa
part de vérité et son autorité dans la Loi éternelle qui n'est autre que la
Sagesse divine elle-même
.
A la base de la vie morale, il y a donc le principe d'une « juste autonomie »
de l'homme, sujet personnel de ses actes. La loi morale vient de Dieu et
trouve toujours en lui sa source : à cause de la raison naturelle qui
découle de la Sagesse divine, elle est, en même temps, la loi propre de
l'homme. En effet, la loi naturelle, comme on l'a vu, « n'est rien d'autre
que la lumière de l'intelligence mise en nous par Dieu. Grâce à elle, nous
savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette lumière et
cette loi, Dieu les a données par la création »
.
La juste autonomie de la raison pratique signifie que l'homme possède en
lui-même sa loi, reçue du Créateur. Toutefois, l'autonomie de la raison ne
peut pas signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison
elle-même
.
Si cette autonomie impliquait la négation de la participation de la raison
pratique à la sagesse du Créateur et divin Législateur, ou bien si elle
suggérait une liberté créatrice des normes morales en fonction des contingences
historiques ou de la diversité des sociétés et des cultures, une telle
prétention d'autonomie contredirait l'enseignement de l'Église sur la vérité de
l'homme
.
Ce serait la mort de la liberté véritable : « Mais de l'arbre de la connaissance
du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu
deviendras passible de mort » (Gn 2, 17
41.
L'autonomie morale authentique de l'homme ne signifie nullement qu'il
refuse, mais bien qu'il accueille la loi morale, le commandement de Dieu : « Le
Seigneur Dieu fit à l'homme ce commandement... » (Gn 2, 16). La
liberté de l'homme et la Loi de Dieu se rejoignent et sont appelées à
s'interpénétrer, c'est-à-dire qu'il s'agit de l'obéissance libre de l'homme
à Dieu et de la bienveillance gratuite de Dieu envers l'homme. Par conséquent,
l'obéissance à Dieu n'est pas, comme le croient certains, une hétéronomie,
comme si la vie morale était soumise à la volonté d'une toute-puissance
absolue, extérieure à l'homme et contraire à l'affirmation de sa liberté. En
réalité, si l'hétéronomie de la morale signifiait la négation de
l'autodétermination de l'homme ou l'imposition de normes extérieures à son bien,
elle serait en contradiction avec la révélation de l'Alliance et de
l'Incarnation rédemptrice. Cette hétéronomie ne serait qu'une forme
d'aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne
humaine.
Certains parlent, à
juste titre, de théonomie, ou dethéonomie participée, parce que
l'obéissance libre de l'homme à la Loi de Dieu implique effectivement la
participation de la raison et de la volonté humaines à la sagesse et à la
providence de Dieu. En défendant à l'homme de manger « de l'arbre de la
connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17), Dieu affirme qu'à l'origine
l'homme ne possède pas en propre cette « connaissance », mais qu'il y participe
seulement par la lumière de la raison naturelle et de la révélation divine qui
lui manifestent les exigences et les appels de la Sagesse éternelle. On doit
donc dire que la loi est une expression de la Sagesse divine : en s'y
soumettant, la liberté se soumet à la vérité de la création. C'est pourquoi il
convient de reconnaître dans la liberté de la personne humaine l'image et la
proximité de Dieu qui est présent en tous (cf. Ep 4, 6) ; de même, il
faut confesser la majesté du Dieu de l'univers et vénérer la sainteté de la Loi
de Dieu infiniment transcendante. Deus semper maior
.
42. La liberté
de l'homme, formée sur le modèle de celle de Dieu, n'est pas supprimée par son
obéissance à la Loi divine, mais elle ne demeure dans la vérité et elle n'est
conforme à la dignité de l'homme que par cette obéissance, comme l'écrit
clairement le Concile : « La dignité de l'homme exige de lui qu'il agisse selon
un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle et
non sous le seul effet de poussées instinctives ou d'une contrainte extérieure.
L'homme parvient à cette dignité lorsque, se délivrant de toute servitude des
passions, par le choix libre du bien, il marche vers sa destinée et prend soin
de s'en procurer réellement les moyens par son ingéniosité »
.
En tendant vers Dieu,
vers Celui qui « seul est le Bon », l'homme doit accomplir le bien et éviter le
mal librement. Mais, pour cela, l'homme doit pouvoir distinguer le bien du
mal. Et cela s'effectue surtout grâce à la lumière de la raison naturelle,
reflet en l'homme de la splendeur du visage de Dieu. Dans ce sens, saint Thomas
écrit en commentant un verset du Psaume 4 : « Quand le Psaume disait : “Offrez
des sacrifices de justice” (Ps 4, 6), il ajoutait comme pour ceux qui
demandaient quelles sont ces œuvres de justice : “Beaucoup disent : Qui nous
montrera le bien ?” et il leur donnait cette réponse : “Seigneur, nous
avons la lumière de ta face imprimée en nous”, c'est-à-dire que la lumière
de notre raison naturelle, nous faisant discerner ce qui est bien et ce qui est
mal — ce qui relève de la loi naturelle —, n'est autre qu'une impression en nous
de la lumière divine »
.
On voit là pourquoi cette loi est appelée loi naturelle : elle est
appelée ainsi non pas par rapport à la nature des êtres irrationnels, mais parce
que la raison qui la promulgue est précisément celle de la nature humaine
.
43. Le Concile
Vatican II rappelle que « la norme suprême de la vie humaine est la Loi divine
elle-même, éternelle, objective et universelle, par laquelle Dieu, dans son
dessein de sagesse et d'amour, règle, dirige et gouverne le monde entier, ainsi
que les voies de la communauté humaine. De cette Loi qui est sienne, Dieu rend
l'homme participant de telle sorte que, par une heureuse disposition de la
providence divine, celui-ci puisse toujours davantage accéder à l'immuable
vérité »
.
Le Concile renvoie à la
doctrine classique sur la Loi éternelle de Dieu. Saint Augustin la
définit comme « la raison ou la volonté de Dieu qui permet de garder l'ordre
naturel et interdit de le troubler »
;
Saint Thomas l'identifie avec « la raison de la sagesse divine qui meut toute
chose à la fin requise »
.
Et la sagesse de Dieu est providence, amour qui veille. C'est donc Dieu lui-même
qui aime et qui veille, dans le sens le plus littéral et fondamental, sur toute
la création (cf. Sg 7, 22 ; 8, 11). Dieu prend soin des hommes autrement
que des êtres non personnels : non pas « de l'extérieur » par les lois de la
nature physique, mais « de l'intérieur » par la raison qui, du fait qu'elle
connaît la Loi éternelle de Dieu par une lumière naturelle, est en mesure de
montrer à l'homme la juste direction de son agir libre
.
De cette manière, Dieu appelle l'homme à participer à sa providence, voulant,
par l'homme lui-même, c'est-à-dire par son action raisonnable et responsable,
conduire le monde, non seulement le monde de la nature, mais encore celui des
personnes humaines. La loi naturelle se situe dans ce contexte, en tant
qu'expression humaine de la Loi éternelle de Dieu : « Parmi tous les êtres —
écrit saint Thomas —, la créature raisonnable est soumise à la providence divine
d'une manière plus excellente par le fait qu'elle participe elle-même de cette
providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a
donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une
inclination naturelle au mode d'agir et à la fin qui sont requis. C'est cette
participation de la Loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée
loi naturelle »
.
44. L'Église
s'est souvent référée à la doctrine thomiste de la loi naturelle, l'intégrant
dans son enseignement moral. Mon vénéré prédécesseur Léon XIII a ainsi souligné
la soumission essentielle de la raison et de la loi humaine à la Sagesse de
Dieu et à sa Loi. Après avoir dit que « la loi naturelle est écrite
et gravée dans le cœur de chaque homme, car elle est la raison même de l'homme
lui ordonnant de bien faire et lui interdisant de pécher », Léon XIII renvoie à
la « raison plus haute » du Législateur divin : « Mais cette prescription de la
raison humaine ne pourrait avoir force de loi, si elle n'était l'organe et
l'interprète d'une raison plus haute, à laquelle notre esprit et notre liberté
doivent obéissance ». En effet, l'autorité de la loi réside dans son pouvoir
d'imposer des devoirs, de conférer des droits et de sanctionner certains
comportements : « Or tout cela ne pourrait exister dans l'homme, s'il se donnait
à lui-même en législateur suprême la règle de ses propres actes ». Et il
conclut : « Il s'ensuit que la loi naturelle est la Loi éternelle elle-même,
inscrite dans les êtres doués de raison et les inclinant à l'acte et à la
fin qui leur sont propres ; et elle n'est que la raison éternelle du Dieu
créateur et modérateur du monde »
.
L'homme peut reconnaître
le bien et le mal grâce au discernement du bien et du mal que lui-même opère par
sa raison, en particulier par sa raison éclairée par la Révélation divine et par
la foi, en vertu de la Loi que Dieu a donnée au peuple élu, à commencer par les
commandements du Sinaï. Israël a été appelé à recevoir et à vivre la Loi de
Dieu comme don spécial et signe de l'élection et de l'Alliance divines,
et en même temps comme attestation de la bénédiction de Dieu. Moïse pouvait
ainsi s'adresser aux fils d'Israël et leur demander : « Quelle est la grande
nation dont les dieux se fassent aussi proches que le Seigneur notre Dieu l'est
pour nous chaque fois que nous l'invoquons ? Et quelle est la grande nation dont
les lois et coutumes soient aussi justes que toute cette Loi que je vous
prescris aujourd'hui ? » (Dt 4, 7-8). C'est dans les Psaumes que
nous trouvons l'expression de la louange, de la gratitude et de la vénération
que le peuple élu est appelé à nourrir envers la Loi de Dieu, en même temps que
l'exhortation à la connaître, à la méditer et à la mettre en œuvre dans la vie :
« Heureux l'homme qui ne suit pas le conseil des impies, ni dans la voie des
égarés ne s'arrête, ni au siège des rieurs ne s'assied, mais se plaît dans la
Loi du Seigneur, mais murmure sa Loi jour et nuit ! » (Ps 1, 1-2). « La
Loi du Seigneur est parfaite, réconfort pour l'âme ; le témoignage du Seigneur
est véridique, sagesse du simple. Les préceptes du Seigneur sont droits, joie
pour le cœur ; le commandement du Seigneur est limpide, lumière des yeux » (Ps
1918, 8-9).
45. L'Église
accueille avec reconnaissance tout le dépôt de la Révélation et le conserve avec
amour ; elle le considère avec un respect religieux quand elle remplit sa
mission d'interpréter la Loi de Dieu de manière authentique à la lumière de
l'Évangile. En outre, l'Église reçoit comme un don la Loi nouvelle qui
est l’« accomplissement » de la Loi de Dieu en Jésus Christ et dans son Esprit :
c'est une loi « intérieure » (cf. Jr 31, 31-33), « écrite non avec de
l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais
sur des tables de chair, sur les cœurs » (2 Co 3, 3) ; une loi de
perfection et de liberté (cf. 2 Co 3, 17) ; c'est « la Loi de l'Esprit
qui donne la vie dans le Christ Jésus » (Rm 8, 2). Saint Thomas écrit au
sujet de cette loi : « On peut dire que c'est une loi (...) dans un premier
sens : la loi de l'esprit est l'Esprit Saint (...) qui, habitant dans l'âme, non
seulement enseigne ce qu'il faut faire en éclairant l'intelligence sur les actes
à accomplir, mais encore incline à agir avec rectitude (...) Dans un deuxième
sens, la loi de l'esprit peut se dire de l'effet propre de l'Esprit Saint,
c'est-à-dire la foi opérant par la charité (Ga 5, 6) et qui, par là,
instruit intérieurement sur les choses à faire (...) et dispose l'affection à
agir »
.
Même si, dans la
réflexion théologique et morale, on a pris l'habitude de distinguer la Loi de
Dieu positive et révélée de la loi naturelle, et, dans l'économie du salut, la
loi « ancienne » de la loi « nouvelle », on ne peut oublier que ces distinctions
utiles et d'autres encore se réfèrent toujours à la Loi dont l'auteur est le
Dieu unique lui-même et dont le destinataire est l'homme. Les différentes
manières dont Dieu veille sur le monde et sur l'homme dans l'histoire non
seulement ne s'excluent pas, mais, au contraire, se renforcent l'une l'autre et
s'interpénètrent. Toutes proviennent du dessein éternel de sagesse et d'amour
par lequel Dieu prédestine les hommes « à reproduire l'image de son Fils » (Rm
8, 29) et elles le manifestent. Ce dessein ne comporte aucune menace pour la
liberté authentique de l'homme ; au contraire, l'accueil de ce dessein est
l'unique voie pour affirmer la liberté.
46. Le
prétendu conflit entre la liberté et la loi se présente à nouveau aujourd'hui
avec une intensité particulière en ce qui concerne la loi naturelle,
spécialement au sujet de la nature. En réalité, les débats sur la nature et
la liberté ont toujours accompagné l'histoire de la réflexion morale,
prenant un tour aigu au temps de la Renaissance et de la Réforme, comme on peut
le remarquer dans les enseignements du Concile de Trente
.
L'époque contemporaine est marquée par une tension analogue, bien que dans un
sens différent : le goût de l'observation empirique, les processus de
l'objectivité scientifique, le progrès technique, certaines formes de
libéralisme ont amené à opposer les deux termes, comme si la dialectique — sinon
même le conflit — entre la liberté et la nature était une caractéristique qui
structure l'histoire humaine. En d'autres temps, il semblait que la « nature »
soumettait totalement l'homme à ses dynamismes et même à ses déterminismes.
Aujourd'hui encore, les coordonnées spatio-temporelles du monde sensible, les
constantes physico-chimiques, les dynamismes corporels, les pulsions psychiques,
les conditionnements sociaux, apparaissent à beaucoup de gens comme les seuls
facteurs réellement décisifs des réalités humaines. Dans ce contexte, les faits
de nature morale eux-mêmes sont souvent considérés, au mépris de leur
spécificité, comme s'il s'agissait de données statistiquement saisissables, de
comportements observables ou explicables par les seules données des mécanismes
psychologiques et sociaux. C'est ainsi que certains spécialistes de
l'éthique, appelés par profession à examiner les faits et gestes de l'homme,
peuvent avoir la tentation de mesurer l'objet de leur savoir, ou même leurs
prescriptions, à partir d'un tableau statistique des comportements humains
concrets et des valeurs admises par la majorité.
D'autres moralistes,
inversement, soucieux d'éduquer aux valeurs, restent sensibles au prestige
de la liberté, mais la conçoivent souvent en opposition, ou en conflit, avec la
nature matérielle et biologique à laquelle elle devrait progressivement
s'imposer. A ce propos, diverses conceptions se rejoignent dans le même oubli de
la qualité de créature de la nature et dans la méconnaissance de son
intégralité. Pour certains, la nature se trouve réduite à n'être qu'un
matériau de l'agir humain et de son pouvoir : elle devrait être profondément
transformée ou même dépassée par la liberté, parce qu'elle serait pour celle-ci
une limite et une négation. Pour d'autres, les valeurs économiques,
sociales, culturelles et même morales ne se constituent que dans la promotion
sans limites du pouvoir de l'homme ou de sa liberté : la nature ne désignerait
alors que tout ce qui, en l'homme et dans le monde, se trouve hors du champ de
la liberté. Cette nature comprendrait en premier lieu le corps humain, sa
constitution et ses dynamismes : à ce donné physique s'opposerait ce qui est
« construit », c'est-à-dire la « culture », en tant qu'œuvre et produit de la
liberté. La nature humaine, ainsi comprise, pourrait être réduite à n'être qu'un
matériau biologique ou social toujours disponible. Cela signifie, en dernier
ressort, que la liberté se définirait par elle-même et serait créatrice
d'elle-même et de ses valeurs. C'est ainsi qu'à la limite l'homme n'aurait même
pas de nature et qu'il serait à lui-même son propre projet d'existence. L'homme
ne serait rien d'autre que sa liberté !
47. C'est dans
ce contexte que sont apparues les objections du physicisme et du naturalisme
contre la conception traditionnelle de la loi naturelle : cette
dernière présenterait comme lois morales celles qui ne seraient en elles-mêmes
que des lois biologiques. On aurait ainsi attribué trop superficiellement à
certains comportements humains un caractère permanent et immuable et, à partir
de là, on aurait prétendu formuler des normes morales universellement valables.
Selon certains théologiens, une telle « argumentation biologiste ou
naturaliste » serait même présente dans certains documents du Magistère de
l'Église, spécialement dans ceux qui abordent le domaine de l'éthique sexuelle
et matrimoniale. Ce serait en se fondant sur une conception naturaliste de
l'acte sexuel qu'auraient été condamnés comme moralement inadmissibles la
contraception, la stérilisation directe, l'auto-érotisme, les rapports
pré-matrimoniaux, les relations homosexuelles, de même que la fécondation
artificielle. Or, selon l'avis de ces théologiens, l'évaluation moralement
négative de ces actes ne prendrait pas convenablement en considération le
caractère rationnel et libre de l'homme, ni le conditionnement culturel de toute
norme morale. Ils disent que l'homme, comme être rationnel, non seulement peut,
mais même doit déterminer librement le sens de ses comportements. Cette
« détermination du sens » devra tenir compte, évidemment, des multiples limites
de l'être humain qui est dans une condition corporelle et historique. Elle devra
également tenir compte des modèles de comportement et du sens qu'ils prennent
dans une culture particulière. Surtout, elle devra respecter le commandement
fondamental de l'amour de Dieu et du prochain. Mais Dieu — affirment-ils ensuite
— a créé l'homme comme être rationnel et libre, il l'a laissé « à son conseil »
et attend de lui qu'il façonne lui-même rationnellement sa vie. L'amour du
prochain signifierait avant tout ou exclusivement le respect pour la libre
détermination de lui-même. Les mécanismes du comportement propres à l'homme,
mais aussi ce qu'on appelle ses « inclinations naturelles », fonderaient tout au
plus — disent-ils — une orientation générale du comportement droit, mais ils ne
pourraient pas déterminer la valeur morale des actes humains singuliers, si
complexes en fonction des situations.
48. Face à
cette interprétation, il convient de considérer avec attention le rapport exact
qui existe entre la liberté et la nature humaine et, en particulier, la place
du corps humain du point de vue de la loi naturelle.
Une liberté qui prétend
être absolue finit par traiter le corps humain comme un donné brut, dépourvu de
signification et de valeur morales tant que la liberté ne l'a pas saisi dans son
projet. En conséquence, la nature humaine et le corps apparaissent comme des
présupposés ou des préliminaires, matériellement nécessaires au choix
de la liberté, mais extrinsèques à la personne, au sujet et à l'acte
humain. Leurs dynamismes ne pourraient pas constituer des points de référence
pour le choix moral, parce que la finalité de ces inclinations ne serait autre
que des biens « physiques », que certains appellent « pré-moraux ». Les
prendre comme référence, pour y chercher des indications rationnelles dans
l'ordre de la moralité, cela devrait être considéré comme du physicisme ou du
biologisme. Dans ce contexte, la tension entre la liberté et une nature conçue
dans un sens réducteur se traduit par une division à l'intérieur de l'homme
lui-même.
Cette théorie morale
n'est pas conforme à la vérité sur l'homme et sur sa liberté. Elle contredit les
enseignements de l'Église sur l'unité de l'être humain dont l'âme
rationnelle est per se et essentialiter la forme du corps
.
L'âme spirituelle et immortelle est le principe d'unité de l'être humain, elle
est ce pour quoi il existe comme un tout — corpore et anima unus
— en tant que personne. Ces définitions ne montrent pas seulement que même le
corps, auquel est promise la résurrection, aura part à la gloire ; elles
rappellent également le lien de la raison et de la volonté libre avec toutes les
facultés corporelles et sensibles. La personne, comprenant son corps, est
entièrement confiée à elle-même, et c'est dans l'unité de l'âme et du corps
qu'elle est le sujet de ses actes moraux. Grâce à la lumière de la raison et
au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes
annonciateurs, l'expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le
sage dessein du Créateur. C'est à la lumière de la dignité de la personne
humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur
morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement
portée. Et, puisque la personne humaine n'est pas réductible à une liberté qui
se projette elle-même, mais qu'elle comporte une structure spirituelle et
corporelle déterminée, l'exigence morale première d'aimer et de respecter la
personne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aussi
intrinsèquement le respect de certains biens fondamentaux, hors duquel on tombe
dans le relativisme et dans l'arbitraire.
49. Une
doctrine qui dissocie l'acte moral des dimensions corporelles de son exercice
est contraire aux enseignements de la Sainte Écriture et de la Tradition :
une telle doctrine fait revivre, sous des formes nouvelles, certaines
erreurs anciennes que l'Église a toujours combattues, car elles réduisent la
personne humaine à une liberté « spirituelle » purement formelle. Cette
réduction méconnaît la signification morale du corps et des comportements qui
s'y rattachent (cf. 1 Co 6, 19). L'Apôtre Paul déclare que n'hériteront
du Royaume de Dieu « ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni
gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs
ou rapaces » (1 Co 6, 9-10). Cette condamnation, formellement exprimée
par le Concile de Trente
met au nombre des « péchés mortels », ou des « pratiques infâmes », certains
comportements spécifiques dont l'acceptation volontaire empêche les croyants
d'avoir part à l'héritage promis. En effet, le corps et l'âme sont
indissociables : dans la personne, dans l'agent volontaire et dans l'acte
délibéré, ils demeurent ou se perdent ensemble.
50. On peut
alors comprendre le vrai sens de la loi naturelle : elle se réfère à la nature
propre et originale de l'homme, à la « nature de la personne humaine »
,
qui est la personne elle-même dans l'unité de l'âme et du corps, dans
l'unité de ses inclinations d'ordre spirituel ou biologique et de tous les
autres caractères spécifiques nécessaires à la poursuite de sa fin. « La loi
morale naturelle exprime et prescrit les finalités, les droits et les devoirs
qui se fondent sur la nature corporelle et spirituelle de la personne humaine.
Aussi ne peut-elle pas être conçue comme normativité simplement biologique, mais
elle doit être définie comme l'ordre rationnel selon lequel l'homme est appelé
par le Créateur à diriger et à régler sa vie et ses actes, et, en particulier, à
user et à disposer de son propre corps »
.
Par exemple, l'origine et le fondement du devoir de respecter absolument la vie
humaine doivent être cherchés dans la dignité propre à la personne et non pas
seulement dans l'inclination naturelle à conserver sa vie physique. Ainsi la vie
humaine, tout en étant un bien fondamental de l'homme, acquiert une
signification morale par rapport au bien de la personne, qui doit toujours être
reconnue pour elle-même : s'il est toujours moralement illicite de tuer un être
humain innocent, il peut être licite et louable de donner sa vie (cf. Jn
15, 13) par amour du prochain ou pour rendre témoignage à la vérité, et cela
peut même être un devoir. En réalité, ce n'est qu'en référence à la personne
humaine dans sa « totalité unifiée », c'est-à-dire « une âme qui s'exprime dans
un corps et un corps animé par un esprit immortel »
,
que l'on peut déchiffrer le sens spécifiquement humain du corps. En effet, les
inclinations naturelles ne prennent une qualité morale qu'en tant qu'elles se
rapportent à la personne humaine et à sa réalisation authentique qui, d'autre
part, ne peut jamais exister que dans la nature humaine. L'Église sert l'homme
en refusant les manipulations affectant la corporéité, qui en altèrent la
signification humaine, et elle lui montre la voie de l'amour véritable, sur
laquelle seule il peut trouver le vrai Dieu.
La loi naturelle ainsi
comprise ne laisse pas place à la séparation entre la liberté et la nature. En
effet, celles-ci sont harmonieusement liées entre elles et intimement alliées
l'une avec l'autre.
51. Le
prétendu conflit entre la liberté et la nature retentit aussi sur
l'interprétation de certains aspects spécifiques de la loi naturelle, surtout de
son universalité et de son immutabilité. « Où donc ces règles sont-elles
écrites — se demandait saint Augustin —, (...) sinon dans le livre de la lumière
qu'on appelle vérité ? C'est là qu'est inscrite toute loi juste, et de là
qu'elle passe dans le cœur de l'homme qui fait œuvre de justice, non par mode de
déplacement mais, pour ainsi dire, d'impression, comme l'effigie du sceau va se
déposer sur la cire sans quitter le sceau »
.
C'est précisément grâce
à cette « vérité » que la loi naturelle suppose l'universalité. En tant
qu'inscrite dans la nature raisonnable de la personne, elle s'impose à tout être
doué de raison et vivant dans l'histoire. Pour se perfectionner dans son ordre,
la personne doit faire le bien et éviter le mal, veiller à la transmission et à
la préservation de la vie, affiner et développer les richesses du monde
sensible, cultiver la vie sociale, chercher la vérité, pratiquer le bien,
contempler la beauté
.
La coupure faite par
certains entre la liberté des individus et la nature commune à tous, ainsi qu'il
ressort de certaines théories philosophiques qui ont une grande influence dans
la culture contemporaine, obscurcit la perception de l'universalité de la loi
morale par la raison. Mais, du fait qu'elle exprime la dignité de la personne
humaine et établit le fondement de ses droits et de ses devoirs primordiaux, la
loi naturelle est universelle dans ses prescriptions et son autorité s'étend à
tous les hommes. Cette universalité ne laisse pas de côté la singularité des
êtres humains, et elle ne s'oppose pas à l'unicité et au caractère
irremplaçable de chaque personne ; au contraire, elle inclut à leur source tous
ses actes libres qui doivent attester l'universalité du bien authentique. En se
soumettant à la loi commune, nos actes construisent la vraie communion des
personnes et, avec la grâce de Dieu, mettent en pratique la charité, « en
laquelle se noue la perfection » (Col 3, 14). Au contraire, quand ils
méconnaissent ou seulement ignorent la loi, de manière responsable ou non, nos
actes blessent la communion des personnes, au préjudice de tous.
52. Il est
juste et bon, toujours et pour tous, de servir Dieu, de lui rendre le culte
requis et d'honorer nos parents en vérité. Ces préceptes positifs, qui
prescrivent d'accomplir certaines actions et de cultiver certaines attitudes,
obligent universellement et ils sont immuables
;
ils réunissent dans le même bien commun tous les hommes de toutes les époques de
l'histoire, créés pour « la même vocation et la même destinée divine »
.
Ces lois universelles et permanentes correspondent à ce que connaît la raison
pratique et elles sont appliquées dans les actes particuliers par le jugement de
la conscience. Le sujet qui agit assimile personnellement la vérité contenue
dans la loi : il s'approprie et fait sienne cette vérité de son être par ses
actes et par les vertus correspondantes. Les préceptes négatifs de la loi
naturelle sont universellement valables : ils obligent tous et chacun, toujours
et en toute circonstance. En effet, ils interdisent une action déterminée
semper et pro semper, sans exception, parce que le choix d'un tel
comportement n'est en aucun cas compatible avec la bonté de la volonté de la
personne qui agit, avec sa vocation à la vie avec Dieu et à la communion avec le
prochain. Il est défendu à tous et toujours de transgresser des préceptes qui
interdisent, à tous et à tout prix, d'offenser en quiconque et, avant tout, en
soi-même la dignité personnelle commune à tous.
D'autre part, le fait
que seuls les commandements négatifs obligent toujours et en toutes
circonstances ne veut pas dire que les prohibitions soient plus importantes dans
la vie morale que le devoir de faire le bien, exprimé par les comportements
positifs. La raison en est plutôt la suivante : le commandement de l'amour de
Dieu et de l'amour du prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune
limite supérieure, mais il a une limite inférieure en dessous de laquelle il est
violé. En outre, ce que l'on doit faire dans une situation déterminée dépend des
circonstances, qui ne sont pas toutes prévisibles à l'avance ; au contraire, il
y a des comportements qui ne peuvent jamais, et dans aucune situation, être la
réponse juste, c'est-à-dire conforme à la dignité de la personne. Enfin, il est
toujours possible que l'homme, sous la contrainte ou en d'autres circonstances,
soit empêché d'accomplir certaines bonnes actions ; mais il ne peut jamais être
empêché de ne pas faire certaines actions, surtout s'il est prêt à mourir plutôt
que de faire le mal.
L'Église a toujours
enseigné que l'on ne doit jamais choisir des comportements prohibés par les
commandements moraux, exprimés sous forme négative par l'Ancien et le Nouveau
Testament. Comme on l'a vu, Jésus lui-même redit qu'on ne peut déroger à ces
interdictions : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements
(...). “Tu ne tueras pas, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu
ne porteras pas de faux témoignage” » (Mt 19, 17-18).
53. L'homme
contemporain se montre très sensible à l'historicité et à la culture, et cela
amène certains à douter de l'immutabilité de la loi naturelle elle-même
et donc de l'existence de « normes objectives de la moralité »
valables pour tous les hommes actuellement et à l'avenir, comme elles l'étaient
déjà dans le passé : est-il possible d'affirmer que sont universellement
valables pour tous et permanentes certaines déterminations rationnelles établies
dans le passé, alors qu'on ignorait le progrès que l'humanité devait faire par
la suite ?
On ne peut nier que
l'homme se situe toujours dans une culture particulière, mais on ne peut nier
non plus que l'homme ne se définit pas tout entier par cette culture. Du reste,
le progrès même des cultures montre qu'il existe en l'homme quelque chose qui
transcende les cultures. Ce « quelque chose » est précisément la nature de
l'homme : cette nature est la mesure de la culture et la condition
pour que l'homme ne soit prisonnier d'aucune de ses cultures, mais pour qu'il
affirme sa dignité personnelle dans une vie conforme à la vérité profonde de son
être. Si l'on remettait en question les éléments structurels permanents de
l'homme, qui sont également liés à sa dimension corporelle même, non seulement
on irait contre l'expérience commune, mais on rendrait incompréhensible la
référence que Jésus a faite à « l'origine », justement lorsque le contexte
social et culturel du temps avait altéré le sens originel et le rôle de
certaines normes morales (cf. Mt 19, 1-9). Dans ce sens, l'Église
« affirme que, sous tous les changements, bien des choses demeurent qui ont leur
fondement ultime dans le Christ, le même hier, aujourd'hui et à jamais »
.
C'est lui le « Principe » qui, ayant assumé la nature humaine, l'éclaire
définitivement dans ses éléments constitutifs et dans le dynamisme de son amour
envers Dieu et envers le prochain
.
Il convient assurément
de rechercher et de trouver la formulation la plus appropriée des normes
morales universelles et permanentes selon les contextes culturels divers, plus à
même d'en exprimer constamment l'actualité historique, d'en faire comprendre et
d'en interpréter authentiquement la vérité. Cette vérité de la loi morale — de
même que celle du « dépôt de la foi » — se déploie à travers les siècles : les
normes qui l'expriment restent valables dans leur substance, mais elles doivent
être précisées et déterminées « eodem sensu eademque sententia »
selon les circonstances historiques par le Magistère de l'Eglise, dont la
décision est précédée et accompagnée par l'effort de lecture et de formulation
fourni par la raison des croyants et par la réflexion théologique
.
54. Le lien
qui existe entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu se noue dans le « cœur
» de la personne, c'est-à-dire dans sa conscience morale : « Au fond de
sa conscience — écrit le Concile Vatican II —, l'homme découvre la présence
d'une loi qu'il ne s'est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu
d'obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d'aimer et d'accomplir le bien
et d'éviter le mal, résonne au moment opportun dans l'intimité de son cœur :
“Fais ceci, évite cela”. Car c'est une Loi inscrite par Dieu au cœur de
l'homme ; sa dignité est de lui obéir, et c'est elle qui le jugera (cf. Rm
2, 14-16) »
.
C'est pourquoi la façon
de comprendre le lien entre la liberté et la loi se rattache étroitement à
l'interprétation que l'on donne de la conscience morale. De ce fait, les
tendances culturelles rappelées plus haut, opposant et séparant la liberté et la
loi tout en exaltant la liberté de manière idolâtrique, conduisent à une
interprétation « créative » de la conscience morale, qui s'écarte de la
position traditionnelle de l'Église et de son Magistère.
55. Suivant
l'opinion de divers théologiens, la fonction de la conscience aurait été
réduite, au moins pendant certaines périodes du passé, à une simple application
de normes morales générales aux cas particuliers qui se posent au cours de la
vie d'une personne. Mais de telles normes, disent-ils, ne peuvent être aptes à
accueillir et à respecter la spécificité intégrale et unique de chacun des actes
concrets des personnes ; elles peuvent aussi aider en quelque manière à une
juste évaluation de la situation, mais elle ne peuvent se substituer aux
personnes dans leurs décisions personnelles sur le comportement à adopter
dans des cas déterminés. Dès lors, cette critique de l'interprétation
traditionnelle de la nature humaine et de son importance pour la vie morale
amène certains auteurs à affirmer que de telles normes sont moins un critère
objectif et contraignant pour les jugements de conscience qu'une perspective
générale qui, en première approximation, aide l'homme à ordonner avec
cohérence sa vie personnelle et sa vie sociale. Ces auteurs relèvent encore la
complexité propre au phénomène de la conscience : elle se réfère
intimement à toute la sphère psychologique et affective ainsi qu'aux multiples
influences de l'environnement social et culturel de la personne. D'autre part,
on exalte au plus haut point la valeur de la conscience, définie par le Concile
lui-même comme « le sanctuaire de l'homme, le lieu où il est seul avec Dieu et
où sa voix se fait entendre »
.
Cette voix, dit-on, amène l'homme moins à une observation scrupuleuse des normes
universelles qu'à une prise en compte créative et responsable des missions
personnelles que Dieu lui confie.
Dans leur volonté de
mettre en relief le caractère « créatif » de la conscience, certains auteurs
donnent à ses actes le nom de « décisions » et non plus de « jugements » : c'est
seulement en prenant ces décisions de manière « auto-nome » que l'homme pourrait
atteindre sa maturité morale. Il ne manque pas d'esprits pour estimer que ce
processus de maturation se verrait contrarié par la position trop catégorique
que prend, sur bien des questions morales, le Magistère de l'Eglise, dont les
interventions feraient naître, chez les fidèles, d'inutiles conflits de
conscience.
56. Pour
justifier de telles positions, certains ont proposé une sorte de double statut
de la vérité morale. En plus du niveau doctrinal et abstrait, il faudrait
reconnaître l'originalité d'une certaine considération existentielle plus
concrète. Celle-ci, compte tenu des circonstances et de la situation, pourrait
légitimement fonder des exceptions à la règle générale et permettre ainsi
d'accomplir pratiquement, avec une bonne conscience, ce que la loi morale
qualifie d'intrinsèquement mauvais. Ainsi s'instaure dans certains cas une
séparation, voire une opposition, entre la doctrine du précepte valable en
général et la norme de la conscience de chacun, qui déciderait effectivement, en
dernière instance, du bien et du mal. Sur ce fondement, on prétend établir la
légitimité de solutions prétendument « pastorales », contraires aux
enseignements du Magistère, et justifier une herméneutique « créatrice »,
d'après laquelle la conscience morale ne serait nullement obligée, dans tous les
cas, par un précepte négatif particulier.
Il n'est personne qui ne
comprenne qu'avec ces positions on se trouve devant une mise en question de
l'identité même de la conscience morale face à la liberté de l'homme et à la
Loi de Dieu. Seuls les éclaircissements apportés plus haut sur le lien entre
liberté et loi, lien fondé sur la vérité, rendent possible le discernement
à faire sur cette interprétation « créative » de la conscience.
57. Le texte
de la Lettre aux Romains, qui nous a fait saisir l'essence de la loi
naturelle, montre également le sens biblique de la conscience, surtout
dans son lien spécifique avec la loi : « Quand des païens privés de la Loi
accomplissent naturellement les prescriptions de la Loi, ces hommes, sans
posséder de Loi, se tiennent à eux-mêmes lieu de Loi ; ils montrent la réalité
de cette loi inscrite en leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience,
ainsi que les jugements intérieurs de blâme ou d'éloge qu'ils portent les uns
sur les autres » (Rm 2, 14-15).
D'après les paroles de
saint Paul, la conscience place, en un sens, l'homme devant la Loi, en devenant
elle-même un « témoin » pour l'homme : témoin de sa fidélité ou de son
infidélité à la Loi, c'est-à-dire de sa droiture foncière ou de sa malice
morale. La conscience est l'unique témoin : ce qui se produit à l'intime
de la personne est voilé aux yeux de tous ceux qui sont à l'extérieur. La
conscience ne donne son témoignage qu'à la personne elle-même. Et, de son côté,
seule la personne peut connaître sa réponse à la voix de sa propre conscience.
58. On
n'évaluera jamais comme il le faudrait l'importance de ce dialogue intime de
l'homme avec lui-même. Mais, en réalité, il s'agit du dialogue de l'homme
avec Dieu, auteur de la Loi, modèle premier et fin ultime de l'homme. « La
conscience — écrit saint Bonaventure — est comme le héraut et le messager de
Dieu ; ce qu'il dit, elle ne le prescrit pas d'elle-même, mais elle le prescrit
comme venant de Dieu, à la manière d'un héraut lorsqu'il proclame l'édit du roi.
Il en résulte que la conscience a le pouvoir d'obliger »
.
On peut donc dire que la conscience donne le témoignage de la droiture et de la
malice de l'homme à l'homme lui-même, mais en même temps et avant tout, qu'elle
est le témoignage de Dieu lui-même, dont la voix et le jugement pénètrent
l'intime de l'homme jusqu'aux racines de son âme, en l'appelant fortiter et
suaviter à l'obéissance : « La conscience morale n'enferme pas l'homme dans
une solitude insurmontable et impénétrable, mais elle l'ouvre à l'appel, à la
voix de Dieu. C'est là et nulle part ailleurs que résident tout le mystère et la
dignité de la conscience morale, dans l'existence, c'est-à-dire le lieu,
l'espace sacré où Dieu parle à l'homme »
.
59. Saint Paul
ne se borne pas à reconnaître que la conscience joue le rôle de « témoin », mais
il révèle également la manière dont elle s'acquitte d'une telle fonction. Il
s'agit de « raisonnements », qui blâment ou qui louent les païens selon leur
comportement (cf. Rm 2, 15). Le terme de « raisonnements » met en lumière
le caractère spécifique de la conscience, qui est d'émettre un jugement moral
sur l'homme et sur ses actes, jugement d'absolution ou de condamnation selon
que les actes humains sont ou non conformes à la Loi de Dieu écrite dans le
cœur. C'est bien du jugement porté sur les actes et, en même temps, sur leur
auteur et sur le moment de son achèvement que parle l'Apôtre Paul dans le même
texte : « [Ainsi en sera-t-il] au jour où Dieu jugera les pensées secrètes des
hommes, selon mon Évangile, par le Christ Jésus » (Rm 2, 16).
Le jugement de la
conscience est un jugement pratique, un jugement qui intime à l'homme ce
qu'il doit faire ou ne pas faire, ou bien qui évalue un acte déjà accompli par
lui. C'est un jugement qui applique à une situation concrète la conviction
rationnelle que l'on doit aimer, faire le bien et éviter le mal. Ce premier
principe de la raison pratique appartient à la loi naturelle, et il en constitue
même le fondement, car il exprime la lumière originelle sur le bien et sur le
mal, reflet de la sagesse créatrice de Dieu qui, comme une étincelle
indestructible (scintilla animæ), brille dans le cœur de tout homme.
Mais, tandis que la loi naturelle met en lumière les exigences objectives et
universelles du bien moral, la conscience applique la loi au cas particulier, et
elle devient ainsi pour l'homme un impératif intérieur, un appel à faire le bien
dans les situations concrètes. La conscience formule ainsi l'obligation
morale à la lumière de la loi naturelle : c'est l'obligation de faire ce que
l'homme, par un acte de sa conscience, connaît comme un bien qui lui est
désigné ici et maintenant. Le caractère universel de la loi et de
l'obligation n'est pas supprimé, mais bien plutôt reconnu, quand la raison en
détermine les applications dans la vie quotidienne. Le jugement de la conscience
affirme « en dernier ressort » la conformité d'un comportement concret à la
loi ; il formule la norme la plus immédiate de la moralité d'un acte volontaire,
en réalisant « l'application de la loi objective à un cas particulier »
.
60. Comme la
loi naturelle elle-même et comme toute connaissance pratique, le jugement de la
conscience a un caractère impératif : l'homme doit agir en s'y
conformant. Si l'homme agit contre ce jugement ou si, par défaut de certitude
sur la justesse ou la bonté d'un acte déterminé, il l'accomplit, il est condamné
par sa conscience elle-même, norme immédiate de la moralité personnelle.
La dignité de cette instance rationnelle et l'autorité de sa voix et de ses
jugements découlent de la vérité sur le bien et sur le mal moral qu'elle
est appelée à entendre et à exprimer. Cette vérité est établie par la « Loi
divine », norme universelle et objective de la moralité. Le jugement de
la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi
naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel la
personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements : « La
conscience n'est donc pas une source autonome et exclusive pour décider ce qui
est bon et ce qui est mauvais ; au contraire, en elle est profondément inscrit
un principe d'obéissance à l'égard de la norme objective qui fonde et
conditionne la conformité de ses décisions aux commandements et aux interdits
qui sont à la base du comportement humain »
.
61. La vérité
sur le bien moral, énoncée par la loi de la raison, est reconnue de manière
pratique et concrète par le jugement de la conscience qui pousse à assumer la
responsabilité du bien accompli et du mal commis : si l'homme commet le mal, le
juste jugement de sa conscience demeure en lui témoin de la vérité universelle
du bien, comme de la malice de son choix particulier. Mais le verdict de la
conscience demeure aussi en lui comme un gage d'espérance et de miséricorde :
tout en dénonçant le mal commis, il rappelle également le pardon à demander, le
bien à faire et la vertu à rechercher toujours, avec la grâce de Dieu.
Ainsi, dans le
jugement pratique de la conscience, qui impose à la personne l'obligation
d'accomplir un acte déterminé, se révèle le lien entre la liberté et la
vérité. C'est précisément pourquoi la conscience se manifeste par des actes
de « jugement » qui reflètent la vérité sur le bien, et non comme des
« décisions » arbitraires. Le degré de maturité et de responsabilité de ces
jugements — et, en définitive, de l'homme, qui en est le sujet — se mesure non
par la libération de la conscience par rapport à la vérité objective, en vue
d'une prétendue autonomie des décisions personnelles, mais, au contraire, par
une pressante recherche de la vérité et, dans l'action, par la remise de soi à
la conduite de cette conscience.
62. Pour la
conscience, en tant que jugement d'un acte, une erreur est toujours possible.
« Il arrive souvent — écrit le Concile — que la conscience s'égare, par suite
d'une ignorance invincible, sans perdre pour autant sa dignité. Ce que l'on ne
peut dire lorsque l'homme se soucie peu de rechercher le vrai et le bien et
lorsque l'habitude du péché rend peu à peu sa conscience presque aveugle »
.
Dans ces quelques lignes, le Concile fournit une synthèse de la doctrine
élaborée par l'Église au cours des siècles sur la conscience erronée.
Il est certain que, pour
avoir une « bonne conscience » (1 Tm 1, 5), l'homme doit chercher la
vérité et juger selon cette vérité. Comme le dit l'Apôtre Paul, la conscience
doit être éclairée par l'Esprit Saint (cf. Rm 9, 1) ; elle doit être
« pure » (2 Tm 1, 3) ; elle ne doit pas falsifier avec astuce la parole
de Dieu, mais manifester clairement la vérité (cf. 2 Co 4, 2). D'autre
part, le même Apôtre donne aux chrétiens ce conseil : « Ne vous modelez pas sur
le monde présent, mais que le renouvellement de votre jugement vous transforme
et vous fasse discerner la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce
qui est parfait » (Rm 12, 2).
L'avertissement de Paul
nous incite à la vigilance, car il nous fait remarquer que, dans les jugements
de notre conscience, se cache toujours la possibilité de l'erreur. La conscience
n'est pas un juge infaillible : elle peut se tromper. Néanmoins, l'erreur
de la conscience peut être le fruit d'une ignorance invincible,
c'est-à-dire d'une ignorance dont le sujet n'est pas conscient et dont il ne
peut sortir par lui-même.
Dans le cas où cette
ignorance invincible n'est pas coupable, nous rappelle le Concile, la conscience
ne perd pas sa dignité, parce que, tout en nous orientant pratiquement dans un
sens qui s'écarte de l'ordre moral objectif, elle ne cesse de parler au nom de
la vérité sur le bien que le sujet est appelé à rechercher sincèrement.
63. Quoi qu'il
en soit, c'est toujours de la vérité que découle la dignité de la conscience :
dans le cas de la conscience droite, il s'agit de la vérité objective
reçue par l'homme, et, dans celui de la conscience erronée, il s'agit de ce que
l'homme considère par erreur subjectivement vrai. Il n'est jamais
acceptable de confondre une erreur « subjective » sur le bien moral avec la
vérité « objec-tive », rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni
de considérer que la valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie
et droite équivaut à celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une
conscience erronée
.
Le mal commis à cause d'une ignorance invincible ou d'une erreur de jugement non
coupable peut ne pas être imputable à la personne qui le commet ; mais, même
dans ce cas, il n'en demeure pas moins un mal, un désordre par rapport à la
vérité sur le bien. En outre, le bien non reconnu ne contribue pas à la
progression morale de la personne qui l'accomplit : il ne lui confère aucune
perfection et ne l'aide pas à se tourner vers le Bien suprême. Ainsi, avant de
nous sentir facilement justifiés au nom de notre conscience, nous devrions
méditer la parole du Psaume : « Qui s'avise de ses faux pas ? Purifie-moi du mal
caché » (Ps 1918, 13). Il y a des fautes que nous ne parvenons pas à voir
et qui n'en demeurent pas moins des fautes, parce que nous avons refusé de nous
tourner vers la lumière (cf. Jn 9, 39-41).
La conscience, en tant
que jugement concret ultime, compromet sa dignité lorsqu'elle est
coupablement erronée, ou « lorsque l'homme se soucie peu de chercher la
vérité et le bien, et lorsque l'habitude du péché rend peu à peu sa conscience
presque aveugle »
.
C'est au danger d'une déformation de la conscience que Jésus fait allusion quand
il donne cet avertissement : « La lampe du corps, c'est l'œil ; si donc ton œil
est sain, ton corps tout entier sera lumineux. Mais si ton œil est malade, ton
corps tout entier sera ténébreux. Si donc la lumière qui est en toi est
ténèbres, quelles ténèbres ! » (Mt 6, 22-23).
64. Dans les
paroles de Jésus rappelées plus haut, nous trouvons également l'appel à
former la conscience et à la rendre objet d'une conversion continuelle à la
vérité et au bien. Il faut lire de manière analogue l'exhortation de l'Apôtre à
ne pas se conformer à la mentalité de ce monde, mais à se transformer en
renouvelant notre jugement (cf. Rm 12, 2). En réalité, c'est le « cœur »
tourné vers le Seigneur et vers l'amour du bien qui est la source des jugements
vrais de la conscience. En effet, « pour pouvoir discerner la volonté de
Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm 12, 2),
la connaissance de la Loi de Dieu est certes généralement nécessaire, mais elle
n'est pas suffisante : il est indispensable qu'il existe une sorte de
« connaturalité » entre l'homme et le bien véritable
.
Une telle connaturalité s'enracine et se développe dans les dispositions
vertueuses de l'homme lui-même : la prudence et les autres vertus cardinales, et
d'abord les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité. C'est en ce
sens que Jésus a dit : « Celui qui fait la vérité vient à la lumière » (Jn
3, 21).
Pour former leur
conscience, les chrétiens sont grandement aidés par l'Église et par son
Magistère, ainsi que l'affirme le Concile : « Les fidèles du Christ, pour se
former la conscience, doivent prendre en sérieuse considération la doctrine
sainte et certaine de l'Église. De par la volonté du Christ, en effet, l'Église
catholique est maîtresse de vérité ; sa fonction est d'exprimer et d'enseigner
authentiquement la vérité qui est le Christ, en même temps que de déclarer et de
confirmer, en vertu de son autorité, les principes de l'ordre moral découlant de
la nature même de l'homme »
.
L'autorité de l'Église, qui se prononce sur les questions morales, ne lèse donc
en rien la liberté de conscience des chrétiens : d'une part, la liberté de
conscience n'est jamais une liberté affranchie « de » la vérité, mais elle est
toujours et seulement « dans » la vérité ; et, d'autre part, le Magistère ne
fournit pas à la conscience chrétienne des vérités qui lui seraient étrangères,
mais il montre au contraire les vérités qu'elle devrait déjà posséder en les
déployant à partir de l'acte premier de la foi. L'Église se met toujours et
uniquement au service de la conscience, en l'aidant à ne pas être
ballottée à tout vent de doctrine au gré de l'imposture des hommes (cf. Ep
4, 14), à ne pas dévier de la vérité sur le bien de l'homme, mais, surtout dans
les questions les plus difficiles, à atteindre sûrement la vérité et à demeurer
en elle.
65. L'intérêt
que l'on accorde de manière particulièrement vive aujourd'hui à la liberté
conduit de nombreux spécialistes, dans les sciences humaines ou théologiques, à
développer une analyse plus pénétrante de sa nature et de ses dynamismes. On
relève à juste titre que la liberté ne consiste pas seulement à choisir telle ou
telle action particulière ; mais elle est, au centre de tels choix, une
décision sur soi et une façon de conduire sa vie pour ou contre le Bien,
pour ou contre la Vérité, en dernier ressort pour ou contre Dieu. On a raison de
souligner l'importance primordiale de certains choix qui donnent « forme » à
toute la vie morale d'un homme et constituent comme un cadre dans lequel
pourront se situer et se développer d'autres choix quotidiens particuliers.
Certains auteurs,
toutefois, proposent une révision bien plus radicale du rapport entre la
personne et ses actes. Ils parlent d'une « liberté fondamentale », plus
profonde que la liberté de choix et distincte d'elle ; sans la prendre en
considération, on ne pourrait ni comprendre ni évaluer correctement les actes
humains. D'après ces auteurs, dans la vie morale, le rôle-clé serait à
attribuer à une « option fondamentale », mise en œuvre par la liberté
fondamentale grâce à laquelle la personne décide pour elle-même de manière
globale, non par un choix précis, conscient et réfléchi, mais de manière
« transcendantale » et « athématique ». Les actes particuliers qui
découlent de cette option ne constitueraient que des tentatives partielles et
jamais déterminantes pour l'exprimer; ils n'en seraient que les « signes » ou
les symptômes.
L'objet immédiat de ces
actes, dit-on, n'est pas le bien absolu — face auquel la liberté de la personne
s'exprimerait à un niveau transcendantal — mais ce sont les biens particuliers
—, ou encore « catégoriels ». Or, d'après l'opinion de quelques théologiens,
aucun de ces biens, partiels par nature, ne pourrait déterminer la liberté de
l'homme comme personne dans son intégralité, même si ce n'était que par leur
réalisation ou par leur refus que l'homme pouvait exprimer son option
fondamentale.
On en vient ainsi à
introduire une distinction entre l'option fondamentale et les choix délibérés
de comportements concrets, distinction qui, chez certains auteurs, prend la
forme d'une dissociation, lorsqu'ils réservent expressément les notions
de « bien » et de « mal » moral à la dimension transcendantale propre à l'option
fondamentale, qualifiant de « justes » ou de « fautifs » les choix des
comportements particuliers « intramondains » qui concernent les relations de
l'homme avec lui-même, avec les autres et avec le monde des choses. Il semble
ainsi que se dessine, à l'intérieur de l'agir humain, une scission entre deux
niveaux de moralité : d'une part, l'ordre du bien et du mal, qui dépend de la
volonté, et, d'autre part, les comportements déterminés, qui ne sont jugés
moralement justes ou fautifs qu'en fonction d'un calcul technique du rapport
entre biens et maux « pré-moraux » ou « physiques », conséquences effectives de
l'action. On en arrive au point qu'un comportement concret, même librement
choisi, est considéré comme un processus purement physique et non selon les
critères propres de l'acte humain. Dès lors, on réserve la qualification
proprement morale de la personne à l'option fondamentale, en ne l'appliquant ni
totalement ni partiellement au choix des actes particuliers et des comportements
concrets.
66. Il n'est
pas douteux que la doctrine morale chrétienne, par ses racines bibliques,
reconnaît l'importance particulière d'un choix fondamental qui qualifie la vie
morale et qui engage radicalement la liberté devant Dieu. Il s'agit du choix
de la foi, de l'obéissance de la foi (cf. Rm 16, 26), « par
laquelle l'homme s'en remet tout entier et librement à Dieu dans “un complet
hommage d'intelligence et de volonté” »
.
Cette « foi, opérant par la charité » (Ga 5, 6), vient du centre de
l'homme, de son « cœur » (cf. Rm 10, 10), et elle est appelée, à partir
de là, à fructifier dans les œuvres (cf. Mt 12, 33-35 ; Lc 6,
43-45 ; Rm 8, 5-8 ; Ga 5, 22). Dans le Décalogue, on trouve, en tête des
différents commandements, l'expression fondamentale : « Je suis le Seigneur, ton
Dieu... » (Ex 20, 2) qui, donnant leur sens authentique aux prescriptions
particulières, multiples et variées, confère à la morale de l'Alliance sa
cohérence, son unité et sa profondeur. Le choix fondamental d'Israël concerne
alors le commandement fondamental (cf. Jos 24, 14-25 ; Ex 19,
3-8 ; Mi 6, 8). La morale de la Nouvelle Alliance est, elle aussi,
dominée par l'appel fondamental de Jésus à venir à sa « suite » — ainsi qu'il le
dit au jeune homme : « Si tu veux être parfait... viens et suis-moi » (Mt
19, 21) — : à cet appel, le disciple répond par une décision et un choix
radicaux. Les paraboles évangéliques du trésor et de la perle précieuse, pour
laquelle on vend tout ce qu'on possède, sont des images parlantes et vivantes du
caractère radical et inconditionnel du choix qu'exige le Royaume de Dieu. Le
caractère absolu du choix de suivre Jésus est admirablement exprimé par ses
paroles : « Qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de
moi et de l'Évangile la sauvera » (Mc 8, 35).
L'appel de Jésus,
« viens et suis-moi », montre le haut degré de liberté accordé à l'homme et, en
même temps, il atteste la vérité et la nécessité des actes de foi et des
décisions dont on peut dire qu'elles relèvent de l'option fondamentale. Dans les
paroles de saint Paul, nous trouvons une semblable exaltation de la liberté
humaine : « Vous, mes frères, vous avez été appelés à la liberté » (Ga,
13). Mais l'Apôtre ajoute immédiatement un sérieux avertissement : « Seulement,
que cette liberté ne donne pas prétexte à satisfaire la chair ». On entend ici
l'écho de ce qu'il avait dit plus haut : « C'est pour que nous restions libres
que le Christ nous a libérés. Donc tenez bon et ne vous remettez pas sous le
joug de l'esclavage » (Ga 5, 1). L'Apôtre Paul nous invite à la
vigilance : la liberté est toujours soumise à la menace de l'esclavage. Et c'est
justement le moment de faire un acte de foi — au sens d'une option fondamentale
— qui soit distinct du choix des actes particuliers, pour reprendre les opinions
évoquées plus haut.
67. Ces
opinions contredisent donc l'enseignement biblique lui-même qui conçoit l'option
fondamentale comme un choix véritable de la liberté et qui établit un lien
étroit entre ce choix et les actes particuliers. Par son choix fondamental,
l'homme est capable d'orienter sa vie et de tendre, avec l'aide de la grâce,
vers sa fin, en suivant l'appel divin. Mais cette capacité s'exerce
effectivement dans les choix particuliers d'actes déterminés, par lesquels
l'homme se conforme délibérément à la volonté, à la sagesse et à la Loi de Dieu.
Il faut donc affirmer que ce qu'on appelle l'option fondamentale, dans la
mesure où elle se distingue d'une intention générale et par conséquent non
encore déterminée de manière à faire prendre à la liberté une forme qui
l'engage, est toujours mise en œuvre grâce à des choix conscients et libres.
C'est précisément pourquoi elle est récusée lorsque l'homme engage sa liberté
par des choix conscients qui s'y opposent, en matière moralement grave.
Séparer option
fondamentale et comportements concrets revient à contredire l'intégrité
substantielle ou l'unité personnelle de l'agent moral, corps et âme. Si une
option fondamentale fait abstraction des potentialités qu'elle met en action et
des déterminations qui l'expriment, elle ne rend pas justice à la finalité
rationnelle immanente à l'agir de l'homme et à chacun de ses choix délibérés. En
réalité, la moralité des actes humains ne se déduit pas seulement de
l'intention, de l'orientation ou de l'option fondamentale, entendue au sens
d'une intention qui ne comporte pas d'engagements bien déterminés ou qui ne
serait pas suivie d'un effort réel dans les divers domaines où doit s'exercer la
vie morale. On ne peut juger de la moralité, dès lors qu'on omet de vérifier si
le choix délibéré d'un comportement concret est conforme ou contraire à la
dignité et à la vocation intégrale de la personne humaine. Tout choix implique
toujours une référence de la volonté délibérée aux biens et aux maux présentés
par la loi naturelle comme des biens à rechercher et des maux à éviter. Si l'on
considère les préceptes moraux positifs, la prudence doit toujours vérifier leur
pertinence dans une situation déterminée, en tenant compte, par exemple,
d'autres devoirs peut-être plus importants ou plus urgents. Mais les préceptes
moraux négatifs, c'est-à-dire ceux qui interdisent certains actes ou
comportements concrets comme intrinsèquement mauvais, n'admettent aucune
exception légitime ; ils ne laissent aucun espace moralement acceptable pour
« créer » une quelconque détermination contraire. Une fois reconnue dans les
faits la qualification morale d'une action interdite par une règle universelle,
le seul acte moralement bon consiste à obéir à la loi morale et à éviter
l'action qu'elle interdit.
68. Il faut
ajouter une importante considération pastorale. Dans la logique des positions
mentionnées plus haut, l'homme pourrait, en vertu d'une option fondamentale,
rester fidèle à Dieu, indépendamment de la conformité ou de la non-conformité de
certains de ses choix et de ses actes délibérés avec les normes ou les règles
morales spécifiques. En raison d'une option première pour la charité, l'homme
pourrait demeurer moralement bon, persévérer dans la grâce de Dieu, gagner son
salut, même si certains de ses comportements concrets étaient délibérément et
gravement contraires aux commandements de Dieu, toujours enseignés par l'Église.
En réalité, l'homme ne
se perd pas seulement par l'infidélité à l'option fondamentale, grâce à laquelle
il s'est remis « tout entier et librement à Dieu »
.
Avec chaque péché mortel commis de manière délibérée, il offense Dieu qui a
donné la Loi et il se rend donc coupable à l'égard de la Loi tout entière (cf.
Jc 2, 8-11) ; tout en restant dans la foi, il perd la « grâce
sanctifiante », la « charité » et la « béatitude éternelle »
.
« La grâce de la justification, enseigne le Concile de Trente, une fois reçue,
peut être perdue non seulement par l'infidélité, qui fait perdre la foi
elle-même, mais aussi par tout autre péché mortel »
.
69. Les
considérations sur l'option fondamentale ont conduit certains théologiens, comme
on vient de le faire observer, à soumettre à une profonde révision même la
distinction traditionnelle entre péchés mortels et péchés véniels.
Ces théologiens soulignent que l'opposition à la Loi de Dieu, qui fait perdre la
grâce sanctifiante — et qui, si l'on meurt en cet état de péché, provoque la
condamnation éternelle —, ne peut être le fruit que d'un acte qui engage la
personne tout entière, c'est-à-dire un acte d'option fondamentale. D'après eux,
le péché mortel, qui sépare l'homme de Dieu, ne se produirait que par le refus
de Dieu, posé à un niveau de la liberté qui ne peut être identifié avec un choix
délibéré ni accompli en toute connaissance de cause. En ce sens, ajoutent-ils,
il est difficile, au moins psychologiquement, d'admettre le fait qu'un chrétien
qui veut rester uni à Jésus Christ et à son Église puisse si facilement et si
fréquemment commettre des péchés mortels, comme le montrerait, parfois, la
« matière » même de ses actes. Il serait également difficile d'admettre que
l'homme soit capable, dans un court laps de temps, de briser radicalement son
lien de communion avec Dieu et, par la suite, de retourner vers Lui dans un
esprit de pénitence sincère. Il faut donc, dit-on, évaluer la gravité du péché
en regardant le degré d'engagement de la liberté de la personne qui commet un
acte plutôt que la matière de cet acte.
70.
L'exhortation apostolique post-synodale Reconciliatio et pænitentia a
redit l'importance et l'actualité permanente de la distinction entre péchés
mortels et péchés véniels, selon la tradition de l'église. Et le Synode des
Évêques de 1983, dont est issue cette exhortation, n'a pas « seulement réaffirmé
ce qui avait été proclamé par le Concile de Trente sur l'existence et la nature
de péchés mortels et véniels, mais il a voulu rappeler qu'est
péché mortel tout péché qui a pour objet une matière grave et qui, de plus,
est commis en pleine conscience et de consentement délibéré »
.
La déclaration du
Concile de Trente ne considère pas seulement la « matière grave » du péché
mortel, mais elle rappelle aussi, comme condition nécessaire de son existence,
« la pleine conscience et le consentement délibéré ». Du reste, en théologie
morale comme dans la pratique pastorale, on sait bien qu'il existe des cas où un
acte, grave en raison de sa matière, ne constitue pas un péché mortel, car il y
manque la pleine connaissance ou le consentement délibéré de celui qui le
commet. D'autre part, « on devra éviter de réduire le péché mortel à l'acte qui
exprime une “option fondamentale” contre Dieu », suivant l'expression
courante actuellement, en entendant par là un mépris formel et explicite de Dieu
et du prochain ou bien un refus implicite et inconscient de l'amour. « Il y a,
en fait, péché mortel également quand l'homme choisit, consciemment et
volontairement, pour quelque raison que ce soit, quelque chose de gravement
désordonné. En effet, un tel choix comprend par lui-même un mépris de la Loi
divine, un refus de l'amour de Dieu pour l'humanité et pour toute la création :
l'homme s'éloigne de Dieu et perd la charité. L'orientation fondamentale peut
donc être radicalement modifiée par des actes particuliers. Sans aucun
doute, il peut y avoir des situations très complexes et obscures sur le plan
psychologique, qui ont une incidence sur la responsabilité subjective du
pécheur. Mais, de considérations d'ordre psychologique, on ne peut passer à la
constitution d'une catégorie théologique, comme le serait précisément l’“option
fondamentale”, entendue de telle manière que, sur le plan objectif, elle
changerait ou mettrait en doute la conception traditionnelle du péché mortel »
.
Ainsi, la dissociation
de l'option fondamentale et des choix délibérés de comportements déterminés —
désordonnés en eux-mêmes ou du fait des circonstances — qui ne la mettraient pas
en cause, entraîne la méconnaissance de la doctrine catholique sur le péché
mortel : « Avec toute la tradition de l'Église, nous appelons péché mortel
l'acte par lequel un homme, librement et consciemment, refuse Dieu, sa Loi,
l'alliance d'amour que Dieu lui propose, préférant se tourner vers lui-même,
vers quelque réalité créée et finie, vers quelque chose de contraire à la
volonté de Dieu (conversio ad creaturam). Cela peut se produire d'une
manière directe et formelle, comme dans les péchés d'idolâtrie, d'apostasie,
d'athéisme ; ou, d'une manière qui revient au même, comme dans toutes les
désobéissances aux commandements de Dieu en matière grave »
.
71. La
relation entre la liberté de l'homme et la Loi de Dieu, qui se réalise de façon
profonde et vivante dans la conscience morale, se manifeste et se concrétise
dans les actes humains. C'est précisément par ses actes que l'homme se
perfectionne en tant qu'homme, appelé à chercher spontanément son Créateur et à
atteindre, en adhérant à lui librement, la pleine et bienheureuse perfection
.
Les actes humains sont
des actes moraux parce qu'ils expriment et déterminent la bonté ou la
malice de l'homme qui les accomplit
.
Ils ne produisent pas seulement un changement d'état d'éléments extérieurs à
l'homme, mais, en tant que délibérément choisis, ils qualifient moralement la
personne qui les accomplit et ils en expriment la physionomie spirituelle
profonde, comme le note de façon suggestive saint Grégoire de Nysse : « Tous
les êtres soumis au devenir ne demeurent jamais identiques à eux-mêmes, mais ils
passent continuellement d'un état à un autre par un changement qui opère
toujours en bien ou en mal (...). Or, être sujet au changement, c'est naître
continuellement (...). Mais ici la naissance ne vient pas d'une intervention
étrangère, comme c'est le cas pour les êtres corporels (...). Elle est le
résultat d'un choix libre et nous sommes ainsi, en un sens, nos
propres parents, nous créant nous-mêmes tels que nous voulons être, et, par
notre volonté, nous façonnant selon le modèle que nous choisissons »
.
72. La
moralité des actes est définie par la relation entre la liberté de l'homme
et le bien authentique. Ce bien est établi comme Loi éternelle, par la Sagesse
de Dieu qui ordonne tout être à sa fin : cette Loi éternelle est connue autant
grâce à la raison naturelle de l'homme (et ainsi, elle est « loi naturelle »),
que, de manière intégrale et parfaite, grâce à la révélation surnaturelle de
Dieu (elle est alors appelée « Loi divine »). L'agir est moralement bon quand
les choix libres sont conformes au vrai bien de l'homme et manifestent
ainsi l'orientation volontaire de la personne vers sa fin ultime, à savoir Dieu
lui-même : le bien suprême, dans lequel l'homme trouve son bonheur plénier et
parfait. La question initiale du dialogue entre le jeune homme et Jésus : « Que
dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16) met
immédiatement en évidence le lien essentiel entre la valeur morale d'un acte
et la fin ultime de l'homme. Dans sa réponse, Jésus corrobore la conviction
de son interlocuteur : l'accomplissement d'actes bons, exigés par Celui qui
« seul est le Bon », constitue la condition indispensable et la voie de la
béatitude éternelle : « Si tu veux entrer dans la vie, observe les
commandements » (Mt 19, 17). La réponse de Jésus et la référence aux
commandements manifestent aussi que la voie qui mène à cette fin est marquée par
le respect des lois divines qui sauvegardent le bien humain. Seul l'acte
conforme au bien peut être la voie qui conduit à la vie.
Ordonner rationnellement
l'acte humain vers le bien dans sa vérité et rechercher volontairement ce bien,
appréhendé par la raison, cela constitue la moralité. Par conséquent, l'agir
humain ne peut pas être estimé moralement bon seulement parce qu'il convient
pour atteindre tel ou tel but recherché, ou simplement parce que l'intention du
sujet est bonne
.
L'agir est moralement bon lorsqu'il indique et manifeste que la personne
s'ordonne volontairement à sa fin ultime et que l'action concrète est conforme
au bien humain tel qu'il est reconnu dans sa vérité par la raison. Si l'objet de
l'action concrète n'est pas en harmonie avec le vrai bien de la personne, le
choix de cette action rend notre volonté et notre être même moralement mauvais,
et il nous met donc en contradiction avec notre fin ultime, le Bien suprême, à
savoir Dieu lui-même.
73. Par la
Révélation de Dieu et par la foi, le chrétien connaît la « nouveauté » dont est
marquée la moralité de ses actes ; ceux-ci sont appelés à exprimer la conformité
ou la non-conformité avec la dignité et la vocation qui lui ont été données par
la grâce ; en Jésus Christ et dans son Esprit, le chrétien est une « créature
nouvelle », fils de Dieu, et, par ses actes, il manifeste sa ressemblance ou sa
dissemblance avec l'image du Fils qui est « l'aîné d'une multitude de frères » (Rm
8, 29), il vit dans la fidélité ou dans l'infidélité au don de l'Esprit, et il
s'ouvre ou se ferme à la vie éternelle, à la communion dans la vision, dans
l'amour et dans la béatitude avec Dieu Père, Fils et Esprit Saint
.
Le Christ « nous façonne à son image — écrit saint Cyrille d'Alexandrie —, au
point de faire briller en nous les traits caractéristiques de sa nature divine
grâce à la sanctification, à la justice et à la rectitude d'une vie conforme à
la vertu 1. Ainsi, la beauté de l'incomparable image resplendit sur nous qui
sommes dans le Christ et qui devenons des hommes de bien par nos œuvres »
.
En ce sens, la vie
morale possède un caractère « téléologique » fondamental, car elle
consiste dans l'orientation délibérée des actes humains vers Dieu, bien suprême
et fin (telos) ultime de l'homme. De nouveau, la question du jeune homme
à Jésus l'atteste : « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? »
Mais cette orientation vers la fin ultime n'est pas une dimension subjective qui
dépend seulement de l'intention. Elle présuppose que des actes puissent être
ordonnés, par eux-mêmes, à cette fin, en tant qu'ils sont conformes à
l'authentique bien moral de l'homme, préservé par les commandements. C'est ce
que rappelle Jésus dans sa réponse au jeune homme : « Si tu veux entrer dans la
vie, observe les commandements » (Mt 19, 17).
Ce doit être évidemment
une orientation rationnelle et libre, consciente et délibérée, en vertu de
laquelle l'homme est « responsable » de ses actes et soumis au jugement de Dieu,
juge juste et bon qui récompense le bien et châtie le mal, comme nous le
rappelle l'Apôtre Paul : « Car il nous faudra tous apparaître à découvert devant
le tribunal du Christ, pour que chacun reçoive ce qu'il a mérité, soit en bien
soit en mal, pendant qu'il était dans son corps » (2 Co 5, 10).
74. Mais de
quoi la qualification morale de l'agir libre de l'homme dépend-elle ? Par quoi
cette orientation des actes humains est-elle assurée ? Par l'intention du
sujet qui agit, par les circonstances — et en particulier par les
conséquences — de son agir, ou par l'objet même de son acte ?
C'est là ce qu'on
appelle traditionnellement le problème des « sources de la moralité ».
Précisément face à ce problème, ces dernières décennies, se sont manifestées, ou
répétées, de nouvelles orientations culturelles et théologiques qui exigent un
sérieux discernement de la part du Magistère de l'Église.
Certaines théories
éthiques, appelées « téléologiques », se montrent attentives à la
conformité des actes humains avec les fins poursuivies par l'agent et avec les
valeurs qu'il admet. Les critères pour évaluer la pertinence morale d'une action
sont obtenus par la pondération des biens moraux ou pré-moraux à
atteindre et des valeurs correspondantes non morales ou pré-morales à respecter.
Pour certains, le comportement concret serait juste, ou erroné, selon qu'il
pourrait, ou ne pourrait pas, conduire à un état de fait meilleur pour toutes
les personnes concernées : le comportement serait juste dans la mesure où il
entraînerait le maximum de biens et le minimum de maux.
De nombreux moralistes
catholiques qui suivent cette orientation entendent garder leurs distances avec
l'utilitarisme et avec le pragmatisme, théories pour lesquelles la moralité des
actes humains serait à juger sans faire référence à la véritable fin ultime de
l'homme. A juste titre, ils se rendent compte de la nécessité de trouver des
argumentations rationnelles toujours plus cohérentes pour justifier les
exigences et fonder les normes de la vie morale. Cette recherche est légitime et
nécessaire, du moment que l'ordre moral fixé par la loi naturelle est par
définition accessible à la raison humaine. Au demeurant, c'est une recherche qui
correspond aux exigences du dialogue et de la collaboration avec les
non-catholiques et les noncroyants, particulièrement dans les sociétés
pluralistes.
75. Mais, tout
en s'efforçant d'élaborer une telle morale rationnelle — parfois appelée à ce
titre « morale autonome » —, on rencontre de fausses solutions, liées en
particulier à une compréhension inadéquate de l'objet de l'agir moral. Certains
ne prennent pas suffisamment en considération le fait que la volonté est
impliquée dans les choix concrets qu'elle opère : ces derniers déterminent sa
bonté morale et son orientation vers la fin ultime de la personne. D'autres
s'inspirent d'une conception de la liberté qui fait abstraction des conditions
effectives de son exercice, de sa référence objective à la vérité sur le bien et
de sa détermination par des choix de comportements concrets. Ainsi, selon ces
théories, la volonté libre ne serait ni moralement soumise à des obligations
déterminées, ni formée par ses choix, bien que restant responsable de ses actes
et de leurs conséquences. Ce « téléologisme », en tant que méthode de
découverte de la norme morale, peut alors — selon des terminologies et des
approches empruntées à divers courants de pensée — recevoir le nom de « conséquentialisme »
ou de « proportionnalisme ». Le premier entend définir les critères de la
justesse d'un agir déterminé à partir du seul calcul des conséquences
prévisibles de l'exécution d'un choix. Le second, qui pondère entre eux les
valeurs de ces actes et les biens poursuivis, s'intéresse plutôt à la proportion
qu'il reconnaît entre leurs effets bons et leurs effets mauvais, en vue du
« plus grand bien » ou du « moindre mal » réellement possibles dans une
situation particulière.
Les théories éthiques
téléologiques (proportionnalisme, conséquentialisme), tout en reconnaissant
que les valeurs morales sont indiquées par la raison et par la Révélation,
considèrent qu'on ne peut jamais formuler une interdiction absolue de
comportements déterminés qui seraient en opposition avec ces valeurs, en toute
circonstance et dans toutes les cultures. Le sujet agissant aurait certes le
devoir d'atteindre les valeurs recherchées, mais sous un double aspect : en
effet, les valeurs ou les biens engagés dans un acte humain seraient, d'une part
d'ordre moral (au regard des valeurs proprement morales comme l'amour de
Dieu, la charité à l'égard du prochain, la justice, etc.), et d'autre part
d'ordre pré-moral, appelé non-moral, physique ou ontique (en regard des
avantages ou à des inconvénients causés à celui qui agit ou à d'autres personnes
impliquées à un moment ou à un autre, comme par exemple la santé ou son
altération, l'intégrité physique, la vie, la mort, la perte des biens matériels,
etc.). Dans un monde où le bien serait toujours mêlé au mal et tout effet bon
lié à d'autres effets mauvais, la moralité de l'acte serait jugée de manière
différenciée : sa « bonté » morale à partir de l'intention du sujet rapportée
aux biens moraux, et sa « rectitude », à partir de la prise en compte des effets
ou des conséquences prévisibles et de leurs proportions. En conséquence, les
comportements concrets seraient à évaluer comme « justes » ou « erronés », sans
que pour autant il soit possible de qualifier comme moralement « bonne » ou
« mauvaise » la volonté de la personne qui les choisit. En ce sens, un acte qui,
placé en contradiction avec une norme négative universelle, viole directement
des biens considérés comme pré-moraux, pourrait être qualifié comme moralement
admissible si l'intention du sujet se concentrait, selon une pondération
« responsable » des biens impliqués dans l'action concrète, sur la valeur morale
jugée décisive dans les circonstances.
L'évaluation des
conséquences de l'action, en fonction de la proportion de l'acte avec ses effets
et de la proportion des effets les uns par rapport aux autres, ne concernerait
que l'ordre pré-moral. La spécificité morale des actes, c'est-à-dire de leur
bonté ou de leur malice, serait exclusivement déterminée par la fidélité de la
personne aux valeurs les plus hautes de la charité et de la prudence, sans que
cette fidélité soit nécessairement incompatible avec des choix contraires à
certains préceptes moraux particuliers. Même en matière grave, ces derniers
préceptes devraient être considérés comme des normes opératives, toujours
relatives et susceptibles d'exceptions.
Dans cette perspective,
consentir délibérément à certains comportements déclarés illicites par la morale
traditionnelle n'impliquerait pas une malice morale objective.
76. Ces
théories peuvent acquérir une certaine force de persuasion par leur affinité
avec la mentalité scientifique, préoccupée à juste titre d'ordonner les
activités techniques et économiques en fonction du calcul des ressources et des
profits, des procédés et des effets. Elles veulent libérer des contraintes d'une
morale de l'obligation, volontariste et arbitraire, qui se révélerait inhumaine.
De semblables théories
ne sont cependant pas fidèles à la doctrine de l'Église, puisqu'elles croient
pouvoir justifier, comme moralement bons, des choix délibérés de comportements
contraires aux commandements de la Loi divine et de la loi naturelle. Ces
théories ne peuvent se réclamer de la tradition morale catholique : s'il est
vrai que celle-ci a vu se développer une casuistique attentive à pondérer les
plus grandes possibilités de faire le bien dans certaines situations concrètes,
il n'en demeure pas moins vrai que cette façon de voir ne concernait que les cas
où la loi était douteuse et qu'elle ne remettait donc pas en cause la validité
absolue des préceptes moraux négatifs qui obligent sans exception. Les fidèles
sont tenus de reconnaître et de respecter les préceptes moraux spécifiques
déclarés et enseignés par l'Église au nom de Dieu, Créateur et Seigneur
.
Quand l'Apôtre Paul résume l'accomplissement de la Loi dans le précepte d'aimer
son prochain comme soi-même (cf. Rm 13, 8-10), il n'atténue pas les
commandements, mais il les confirme, puisqu'il en révèle les exigences et la
gravité. L'amour de Dieu et l'amour du prochain sont inséparables de
l'observance des commandements de l'Alliance, renouvelée dans le sang de
Jésus Christ et dans le don de l'Esprit. C'est justement l'honneur des chrétiens
d'obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes (cf. Ac 4, 19 ; 5, 29) et, pour cela,
d'accepter même le martyre, comme l'ont fait des saints et des saintes de
l'Ancien et du Nouveau Testament, reconnus tels pour avoir donné leur vie plutôt
que d'accomplir tel ou tel geste particulier contraire à la foi ou à la vertu.
77. Pour
donner les critères rationnels d'une juste décision morale, les théories
mentionnées tiennent compte de l'intention et des conséquences de
l'action humaine. Il faut certes prendre en grande considération l'intention —
comme le rappelle Jésus avec une insistance particulière dans une opposition
ouverte aux scribes et aux pharisiens, qui prescrivaient minutieusement
certaines œuvres extérieures sans tenir compte du cœur (cf. Mc 7, 20-21 ;
Mt 15, 19) —, et aussi les biens obtenus et les maux évités à la suite
d'un acte particulier. Il s'agit d'une exigence de responsabilité. Mais la
considération de ces conséquences — et également des intentions — n'est pas
suffisante pour évaluer la qualité morale d'un choix concret. La pondération des
biens et des maux, comme conséquences prévisibles d'une action, n'est pas une
méthode adéquate pour déterminer si le choix de ce comportement concret est,
« selon son espèce » ou « en soi-même », moralement bon ou mauvais, licite ou
illicite. Les conséquences prévisibles appartiennent aux circonstances de
l'acte, qui, si elles peuvent modifier la gravité d'un acte mauvais, ne peuvent
cependant pas en changer l'aspect moral.
Du reste, chacun connaît
la difficulté — ou mieux l'impossibilité — d'apprécier toutes les conséquences
et tous les effets bons ou mauvais — dits pré-moraux — de ses propres actes :
faire un calcul rationnel exhaustif n'est pas possible. Comment faire alors pour
établir des proportions qui dépendent d'une évaluation dont les critères restent
obscurs ? De quelle manière pourrait se justifier une obligation absolue sur des
calculs aussi discutables ?
78. La
moralité de l'acte humain dépend avant tout et fondamentalement de l'objet
raisonnablement choisi par la volonté délibérée, comme le montre d'ailleurs
la pénétrante analyse, toujours valable, de saint Thomas
.
Pour pouvoir saisir l'objet qui spécifie moralement un acte, il convient donc de
se situer dans la perspective de la personne qui agit. En effet, l'objet
de l'acte du vouloir est un comportement librement choisi. En tant que conforme
à l'ordre de la raison, il est cause de la bonté de la volonté, il nous
perfectionne moralement et nous dispose à reconnaître notre fin ultime dans le
bien parfait, l'amour originel. Par objet d'un acte moral déterminé, on ne peut
donc entendre un processus ou un événement d'ordre seulement physique, à évaluer
selon qu'il provoque un état de choses déterminé dans le monde extérieur. Il est
la fin prochaine d'un choix délibéré qui détermine l'acte du vouloir de la
personne qui agit. En ce sens, comme l'enseigne le Catéchisme de l'Eglise
catholique, « il y a des comportements concrets qu'il est toujours erroné de
choisir parce que leur choix comporte un désordre de la volonté, c'est-à-dire un
mal moral »
.
« Souvent — écrit l'Aquinate —, l'homme agit avec une intention droite, mais
cela ne lui sert de rien, car la bonne volonté lui manque ; comme si, par
exemple, quelqu'un vole pour nourrir un pauvre, son intention assurément est
droite, mais il lui manque la rectitude de la volonté, qui fait que la rectitude
d'intention n'excuse jamais une mauvaise action. “Comme certains nous accusent
outrageusement de le dire, devrions-nous faire le mal pour qu'en sorte le bien ?
Ceux-là méritent leur propre condamnation” » (Rm 3, 8)
.
La raison pour laquelle
la bonne intention ne suffit pas mais pour laquelle il convient de faire le
choix juste des œuvres réside dans le fait que l'acte humain dépend de son
objet, c'est-à-dire de la possibilité ou non d'ordonner celui-ci à
Dieu, à Celui qui « seul est le Bon », et ainsi réalise la perfection de la
personne. En conséquence, l'acte est bon si son objet est conforme au bien de la
personne dans le respect des biens moralement importants pour elle. L'éthique
chrétienne, qui privilégie l'attention à l'objet moral, ne refuse pas de
considérer la « téléologie » intrinsèque de l'agir, en tant qu'orientée vers la
promotion du vrai bien de la personne, mais elle reconnaît que ce bien n'est
réellement poursuivi que si les éléments essentiels de la nature humaine sont
respectés. L'acte humain, bon selon son objet, peut être aussi ordonné à la fin
ultime. Et cet acte accède à sa perfection ultime et décisive quand la volonté
l'ordonne effectivement à Dieu par la charité. En ce sens, le Patron des
moralistes et des confesseurs enseigne : « Il ne suffit pas de faire des œuvres
bonnes, mais il faut les faire bien. Afin que nos œuvres soient bonnes et
parfaites, il est nécessaire de les faire dans le seul but de plaire à Dieu »
.
79. Il faut
donc repousser la thèse des théories téléologiques et proportionnalistes
selon laquelle il serait impossible de qualifier comme moralement mauvais selon
son genre — son « objet » — le choix délibéré de certains comportements
ou de certains actes déterminés, en les séparant de l'intention dans laquelle le
choix a été fait ou de la totalité des conséquences prévisibles de cet acte pour
toutes les personnes concernées.
L'élément primordial et
décisif pour le jugement moral est l'objet de l'acte de l'homme, lequel décide
si son acte peut être orienté au bien et à la fin ultime, qui est Dieu.
Cette orientation est trouvée par la raison dans l'être même de l'homme, entendu
dans sa vérité intégrale, donc dans ses inclinations naturelles, dans ses
dynamismes et dans ses finalités qui ont toujours aussi une dimension
spirituelle : c'est exactement le contenu de la loi naturelle, et donc
l'ensemble organique des « biens pour la personne » qui se mettent au service du
« bien de la personne », du bien qui est la personne elle-même et sa perfection.
Ce sont les biens garantis par les commandements, lesquels, selon saint Thomas,
contiennent toute la loi naturelle
.
80. Or, la
raison atteste qu'il peut exister des objets de l'acte humain qui se présentent
comme « ne pouvant être ordonnés » à Dieu, parce qu'ils sont en contradiction
radicale avec le bien de la personne, créée à l'image de Dieu. Ce sont les actes
qui, dans la tradition morale de l'Église, ont été appelés « intrinsè-quement
mauvais » (intrinsece malum) : ils le sont toujours et en eux-mêmes,
c'est-à-dire en raison de leur objet même, indépendamment des intentions
ultérieures de celui qui agit et des circonstances. De ce fait, sans aucunement
nier l'influence que les circonstances, et surtout les intentions, exercent sur
la moralité, l'Église enseigne « qu'il y a des actes qui, par eux-mêmes et en
eux-mêmes, indépendamment des circonstances, sont toujours gravement illicites,
en raison de leur objet »
.
Dans le cadre du respect dû à la personne humaine, le Concile Vatican II
lui-même donne un ample développement au sujet de ces actes : « Tout ce qui
s'oppose à la vie elle-même, comme toute espèce d'homicide, le génocide,
l'avortement, l'euthanasie et même le suicide délibéré ; tout ce qui constitue
une violation de l'intégrité de la personne humaine, comme les mutilations, la
torture physique ou morale, les contraintes psychologiques ; tout ce qui est
offense à la dignité de l'homme, comme les conditions de vie sous-humaines, les
emprisonnements arbitraires, les déportations, l'esclavage, la prostitution, le
commerce des femmes et des jeunes ; ou encore les conditions de travail
dégradantes qui réduisent les travailleurs au rang de purs instruments de
rapport, sans égard pour leur personnalité libre et responsable : toutes ces
pratiques et d'autres analogues sont, en vérité, infâmes. Tandis qu'elles
corrompent la civilisation, elles déshonorent ceux qui s'y livrent plus encore
que ceux qui les subissent et insultent gravement l'honneur du Créateur »
.
Sur les actes
intrinsèquement mauvais, et en référence aux pratiques contraceptives par
lesquelles l'acte conjugal est rendu intentionnellement infécond, Paul VI
enseigne : « En vérité, s'il est parfois licite de tolérer un moindre mal moral
afin d'éviter un mal plus grand ou de promouvoir un bien plus grand, il n'est
pas permis, même pour de très graves raisons, de faire le mal afin qu'il en
résulte un bien (cf. Rm 3, 8), c'est-à-dire de prendre comme objet d'un
acte positif de la volonté ce qui est intrinsèquement un désordre et par
conséquent une chose indigne de la personne humaine, même avec l'intention de
sauvegarder ou de promouvoir des biens individuels, familiaux ou sociaux »
.
81. En
montrant l'existence d'actes intrinsèquement mauvais, l'Eglise reprend la
doctrine de l'Écriture Sainte. L'Apôtre Paul l'affirme catégoriquement : « Ne
vous y trompez pas ! Ni impudiques, ni idolâtres, ni adultères, ni dépravés, ni
gens de mœurs infâmes, ni voleurs, ni cupides, pas plus qu'ivrognes, insulteurs
ou rapaces, n'hériteront du Royaume de Dieu » (1 Co 6, 9-10).
Si les actes sont
intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières
peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. Ce sont des
actes « irrémédiablement » mauvais ; par eux-mêmes et en eux-mêmes, ils ne
peuvent être ordonnés à Dieu et au bien de la personne : « Quant aux actes qui
sont par eux-mêmes des péchés (cum iam opera ipsa peccata sunt) — écrit
saint Augustin —, comme le vol, la fornication, les blasphèmes, ou d'autres
actes semblables, qui oserait affirmer que, accomplis pour de bonnes raisons (causis
bonis), ils ne seraient pas des péchés ou, conclusion encore plus absurde,
qu'ils seraient des péchés justifiés ? »
.
De ce fait, les
circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte
intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte « subjecti-vement »
honnête ou défendable comme choix.
82. En outre,
l'intention est bonne quand elle s'oriente vers le vrai bien de la personne en
vue de sa fin ultime. Mais les actes dont l'objet « ne peut être ordonné » à
Dieu et est « indigne de la personne humaine » s'opposent toujours et dans tous
les cas à ce bien. Dans ce sens, le respect des normes qui interdisent ces actes
et qui obligent semper et pro semper, c'est-à-dire sans aucune exception,
non seulement ne limite pas la bonne intention, mais constitue vraiment son
expression fondamentale.
La doctrine de l'objet,
source de la moralité, constitue une explicitation authentique de la morale
biblique de l'Alliance et des commandements, de la charité et des vertus. La
qualité morale de l'agir humain dépend de cette fidélité aux commandements,
expression d'obéissance et d'amour. C'est pour cette raison, nous le répétons,
qu'il faut repousser comme erronée l'opinion qui considère qu'il est impossible
de qualifier moralement comme mauvais selon son genre le choix délibéré de
certains comportements ou actes déterminés, en faisant abstraction de
l'intention pour laquelle le choix est fait ou de la totalité des conséquences
prévisibles de cet acte pour toutes les personnes concernées. Sans cette
détermination rationnelle de la moralité de l'agir humain, il serait
impossible d'affirmer un « ordre moral objectif »
et d'établir une quelconque norme déterminée du point de vue du contenu, qui
obligerait sans exception ; et ce au préjudice de la fraternité humaine et de la
vérité sur le bien, ainsi qu'au détriment de la communion ecclésiale.
83. Comme on
le voit, dans la question de la moralité des actes humains, et en particulier
dans celle de l'existence des actes intrinsèquement mauvais, se focalise en un
certain sens la question même de l'homme, de sa vérité et des
conséquences morales qui en découlent. En reconnaissant et en enseignant
l'existence du mal intrinsèque dans des actes humains déterminés, l'Église reste
fidèle à la vérité intégrale sur l'homme, et donc elle respecte l'homme et le
promeut dans sa dignité et dans sa vocation. En conséquence, elle doit repousser
les théories exposées ci-dessus qui s'inscrivent en opposition avec cette
vérité.
Cependant, Frères dans
l'épiscopat, nous ne devons pas nous contenter d'admonester les fidèles sur les
erreurs et sur les dangers de certaines théories éthiques. Il nous faut, avant
tout, faire apparaître la splendeur fascinante de cette vérité qui est Jésus
Christ lui-même. En Lui, qui est la Vérité (cf. Jn 14, 6), l'homme peut
comprendre pleinement et vivre parfaitement, par ses actes bons, sa vocation à
la liberté dans l'obéissance à la Loi divine, qui se résume dans le commandement
de l'amour de Dieu et du prochain. Cela se réalise par le don de l'Esprit Saint,
Esprit de vérité, de liberté et d'amour : en Lui, il nous est donné
d'intérioriser la Loi, de la percevoir et de la vivre comme le dynamisme de la
vraie liberté personnelle : cette Loi est « la Loi parfaite de la liberté » (Jc
1, 25).
(1 Co 1, 17)
84. Le
problème fondamental que les théories morales évoquées plus haut posent avec
une particulière insistance est celui du rapport entre la liberté de l'homme et
la Loi de Dieu ; en dernier ressort, c'est le problème du rapport entre la
liberté et la vérité.
Selon la foi chrétienne
et la doctrine de l'Église, « seule la liberté qui se soumet à la Vérité conduit
la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d'être dans la
Vérité et de faire la Vérité »
.
La confrontation de la
position de l'Église avec la situation sociale et culturelle actuelle met
immédiatement en évidence l'urgence qu'il y a, pour l'Église elle-même,
de mener un intense travail pastoral précisément sur cette question
fondamentale : « Ce lien essentiel entre vérité-bien-liberté a été perdu en
grande partie par la culture contemporaine ; aussi, amener l'homme à le
redécouvrir est aujourd'hui une des exigences propres de la mission de l'Église,
pour le salut du monde. La question de Pilate “qu'est-ce que la vérité ?”,
jaillit aujourd'hui aussi de la perplexité désolée d'un homme qui ne sait plus
qui il est, d'où il vient et où il va. Et alors nous assistons
souvent à la chute effrayante de la personne humaine dans des situations
d'autodestruction progressive. A vouloir écouter certaines voix, il semblerait
que l'on ne doive plus reconnaître le caractère absolu et indestructible
d'aucune valeur morale. Tous ont sous les yeux le mépris pour la vie humaine
déjà conçue et non encore née ; la violation permanente de droits fondamentaux
de la personne ; l'injuste destruction des biens nécessaires à une vie
simplement humaine. Et même, il est arrivé quelque chose de plus grave : l'homme
n'est plus convaincu que c'est seulement dans la vérité qu'il peut trouver le
salut. La force salvifique du vrai est contestée et l'on confie à la seule
liberté, déracinée de toute objectivité, la tâche de décider de manière autonome
de ce qui est bien et de ce qui est mal. Ce relativisme devient, dans le domaine
théologique, un manque de confiance dans la sagesse de Dieu qui guide l'homme
par la loi morale. A ce que la loi morale prescrit, on oppose ce que l'on
appelle des situations concrètes, en ne croyant plus, au fond, que la Loi de
Dieu soit toujours l'unique vrai bien de l'homme »
.
85. Le travail
de discernement par l'Église de ces théories éthiques ne se limite pas à les
dénoncer ou à les réfuter, mais, positivement, il vise à soutenir avec beaucoup
d'amour tous les fidèles pour la formation d'une conscience morale qui porte des
jugements et conduit à des décisions selon la vérité, ainsi qu'y exhorte
l'Apôtre Paul : « Ne vous modelez pas sur le monde présent, mais que le
renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner la
volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait » (Rm
12, 2). Cette tâche de l'Église s'appuie — et c'est là son « secret »
constitutif — non seulement sur les énoncés doctrinaux et les appels pastoraux à
la vigilance mais plutôt sur le regard porté constamment sur le Seigneur
Jésus. Comme le jeune homme de l'Évangile, l'Église tourne chaque jour son
regard vers le Christ avec un amour inlassable, pleinement consciente que la
réponse véritable et définitive au problème moral ne se trouve qu'en lui.
En particulier, c'est
en Jésus crucifié qu'elle trouve la réponse à la question qui tourmente tant
d'hommes aujourd'hui : comment l'obéissance aux normes morales universelles et
immuables peut-elle respecter le caractère unique et irremplaçable de la
personne, et ne pas attenter à sa liberté et à sa dignité ? L'Église fait sienne
la conscience que l'Apôtre Paul avait de sa mission : « Le Christ... m'a
envoyé... annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse du langage, pour que ne
soit pas réduite à néant la Croix du Christ... Nous proclamons, nous, un Christ
crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui
sont appelés, Juifs et Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de
Dieu » (1 Co 1, 17.23-24). Le Christ crucifié révèle le sens
authentique de la liberté, il le vit en plénitude par le don total de lui-même
et il appelle ses disciples à participer à sa liberté même.
86. La réflexion
rationnelle et l'expérience quotidienne montrent la faiblesse qui affecte la
liberté de l'homme. C'est une liberté véritable, mais finie : elle n'a pas sa
source absolue et inconditionnée en elle-même, mais dans l'existence dans
laquelle elle se situe et qui, pour elle, constitue à la fois des limites et des
possibilités. C'est la liberté d'une créature, c'est-à-dire un don, qu'il faut
accueillir comme un germe et qu'il faut faire mûrir de manière responsable. Elle
est constitutive de l'image d'être créé qui fonde la dignité de la personne : en
elle, se retrouve la vocation originelle par laquelle le Créateur appelle
l'homme au Bien véritable, et, plus encore, par la révélation du Christ, il
l'appelle à entrer en amitié avec Lui en participant à sa vie divine elle-même.
La liberté est possession inaliénable de soi en même temps qu'ouverture
universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la connaissance et
l'amour de l'autre
.
Elle s'enracine donc dans la vérité de l'homme et elle a pour fin la communion.
La raison et
l'expérience ne disent pas seulement la faiblesse de la liberté humaine, mais
aussi son drame. L'homme découvre que sa liberté est mystérieusement portée à
trahir son ouverture au Vrai et au Bien et que, trop souvent, il préfère, en
réalité, choisir des biens finis, limités et éphémères. Plus encore, dans ses
erreurs et dans ses choix négatifs, l'homme perçoit l'origine d'une révolte
radicale qui le porte à refuser la Vérité et le Bien pour s'ériger en principe
absolu de soi : « Vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). La liberté a donc
besoin d'être libérée. Le Christ en est le libérateur : il « nous a libérés
pour que nous restions libres » (Ga 5, 1).
87. Le Christ
nous révèle avant tout que la condition de la liberté authentique est de
reconnaître la vérité honnêtement et avec ouverture d'esprit : « Vous
connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera » (Jn 8, 32)
.
C'est la vérité qui rend libre face au pouvoir et qui donne la force du martyre.
Il en est ainsi pour Jésus devant Pilate : « Je ne suis né, et je ne suis venu
dans le monde, que pour rendre témoignage à la vérité » (Jn 18, 37). De
même, les vrais adorateurs de Dieu doivent l'adorer « en esprit et en vérité » (Jn
4, 23) : ils deviennent libres par cette adoration. En Jésus Christ,
l'attachement à la vérité et l'adoration de Dieu se présentent comme les racines
les plus intimes de la liberté.
En outre, Jésus révèle,
par sa vie même et non seulement par ses paroles, que la liberté s'accomplit
dans l'amour, c'est-à-dire dans le don de soi. Lui qui dit : « Nul
n'a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,
13) marche librement vers sa Passion (cf. Mt 26, 46) et, dans son
obéissance au Père, il livre sa vie sur la Croix pour tous les hommes (cf. Ph
2, 6-11). La contemplation de Jésus crucifié est donc la voie royale sur
laquelle l'Église doit avancer chaque jour si elle veut comprendre tout le sens
de la liberté : le don de soi dans le service de Dieu et de ses frères.
Et la communion avec le Seigneur crucifié et ressuscité est la source
intarissable à laquelle l'Église puise sans cesse pour vivre librement, se
donner et servir. En commentant ce verset du Psaume 100 [99] « servez le
Seigneur dans l'allégresse », saint Augustin dit : « Dans la maison du Seigneur,
l'esclavage est libre. L'esclavage est libre, lorsque ce n'est pas la contrainte
mais la charité qui sert... Que la charité te rende esclave, puisque la vérité
t'a rendu libre... Tu es en même temps esclave et homme libre : esclave, car tu
l'es devenu ; homme libre, car tu es aimé de Dieu, ton Créateur ; bien plus, tu
es libre parce que tu aimes ton Créateur... Tu es l'esclave du Seigneur,
l'affranchi du Seigneur. Ne cherche pas à être libéré en t'éloignant de la
maison de ton libérateur ! »
.
Ainsi l'Église, et tout chrétien en elle, est appelée à participer au munus
regale du Christ en Croix (cf. Jn 12, 32), à la grâce et à la
responsabilité du Fils de l'homme qui « n'est pas venu pour être servi, mais
pour servir et pour donner sa vie en rançon pour une multitude » (Mt 20,
28)
.
Jésus est donc la
synthèse vivante et personnelle de la liberté parfaite dans l'obéissance totale
à la volonté de Dieu. Son corps crucifié est la pleine révélation du lien
indissoluble entre la liberté et la vérité, de même que sa résurrection des
morts est la suprême exaltation de la fécondité et de la force salvifique d'une
liberté vécue dans la vérité.
88.
L'opposition et même la séparation radicale entre la liberté et la vérit88.
L'opposition et même la séparation radicale entre la liberté et la vérité sont
la conséquence, la manifestation et le résultat d'une dichotomie plus grave
et plus néfaste, celle qui dissocie la foi de la morale.
Cette dissociation
constitue l'une des préoccupations pastorales les plus vives de l'Église devant
le processus actuel de sécularisation, selon lequel des hommes nombreux, trop
nombreux, pensent et vivent « comme si Dieu n'existait pas ». Nous nous trouvons
en présence d'une mentalité qui affecte, souvent de manière profonde, ample et
très répandue, les attitudes et les comportements des chrétiens eux-mêmes, dont
la foi est affaiblie et perd son originalité de critère nouveau d'interprétation
et d'action pour l'existence personnelle, familiale et sociale. En réalité, dans
le contexte d'une culture largement déchristianisée, les critères de jugement et
de choix retenus par les croyants eux-mêmes se présentent souvent comme
étrangers ou même opposés à ceux de l'Évangile.
Il est alors urgent que
les chrétiens redécouvrent la nouveauté de leur foi et la force qu'elle donne
au jugement par rapport à la culture dominante et envahissante : « Jadis
vous étiez ténèbres — nous avertit l'Apôtre Paul —, mais à présent vous êtes
lumière dans le Seigneur ; conduisez-vous en enfants de lumière ; car le fruit
de la lumière consiste en toute bonté, justice et vérité. Discernez ce qui plaît
au Seigneur, et ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres ;
dénoncez-les plutôt... Ainsi, prenez bien garde à votre conduite ; qu'elle soit
celle non d'insensés, mais de sages, qui tirent bon parti de la période
présente ; car nos temps sont mauvais » (Ep 5, 8-11.15-16 ; cf. 1 Th
5, 4-8).
Il faut retrouver et
présenter à nouveau le vrai visage de la foi chrétienne qui n'est pas seulement
un ensemble de propositions à accueillir et à ratifier par l'intelligence. Au
contraire, c'est une connaissance et une expérience du Christ, une mémoire
vivante de ses commandements, une vérité à vivre. Du reste, une parole
n'est vraiment accueillie que lorsqu'elle est appliquée dans les actes,
lorsqu'elle est mise en pratique. La foi est une décision qui engage toute
l'existence. Elle est une rencontre, un dialogue, une communion d'amour et de
vie du croyant avec Jésus Christ, Chemin, Vérité et Vie (cf. Jn 14, 6).
Elle implique un acte de confiance et d'abandon au Christ, et elle nous permet
de vivre comme il a vécu (cf. Ga 2, 20), c'est-à-dire dans le plus grand
amour de Dieu et de nos frères.
89. La foi a
aussi un contenu moral : elle est source et exigence d'un engagement cohérent de
la vie ; elle comporte et perfectionne l'accueil et l'observance des
commandements divins. Comme l'écrit l'évangéliste Jean, « Dieu est Lumière, en
lui point de ténèbres. Si nous disons que nous sommes en communion avec lui
alors que nous marchons dans les ténèbres, nous mentons, nous ne faisons pas la
vérité... A ceci nous savons que nous le connaissons : si nous gardons ses
commandements. Qui dit : “Je le connais”, alors qu'il ne garde pas ses
commandements, est un menteur, et la vérité n'est pas en lui. Mais celui qui
garde sa parole, c'est en lui vraiment que l'amour de Dieu est accompli. A cela
nous savons que nous sommes en lui. Celui qui prétend demeurer en lui doit se
conduire à son tour comme celui-là s'est conduit » (1 Jn 1, 5-6 ; 2,
3-6).
Par la vie morale, la
foi devient « confession », non seulement devant Dieu, mais aussi devant les
hommes : elle se fait témoignage. « Vous êtes la lumière du monde — a dit
Jésus. Une ville ne se peut cacher, qui est sise au sommet d'un mont. Et l'on
n'allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le
lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre
lumière doit-elle briller devant les hommes afin qu'ils voient vos bonnes œuvres
et glorifient votre Père qui est dans les cieux » (Mt 5, 14-16). Ces
œuvres sont surtout celles de la charité (cf. Mt 25, 31-46) et de la
liberté authentique qui se manifeste et vit par le don de soi. Jusqu'au don
total de soi, comme l'a fait Jésus qui, sur la Croix, « a aimé l'Église et
s'est livré pour elle » (Ep 5, 25). Le témoignage du Christ est source,
modèle et appui pour le témoignage du disciple, appelé à prendre la même route :
« Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même, qu'il se charge
de sa croix chaque jour, et qu'il me suive » (Lc 9, 23). La charité,
selon les exigences du radicalisme évangélique, peut amener le croyant au
témoignage suprême du martyre. Et cela, toujours en suivant l'exemple de Jésus
qui meurt sur la Croix : « Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés
— écrit Paul aux chrétiens d'Ephèse —, et suivez la voie de l'amour, à l'exemple
du Christ qui nous a aimés et s'est livré pour nous, s'offrant à Dieu en
sacrifice d'agréable odeur » (Ep 5, 1-2).
90. Le rapport
entre la foi et la morale resplendit de tout son éclat dans le respect
inconditionnel dû aux exigences absolues de la dignité personnelle de tout
homme, exigences soutenues par les normes morales interdisant sans exception
tous les actes intrinsèquement mauvais. L'universalité et l'immutabilité de la
norme morale manifestent et protègent en même temps la dignité personnelle,
c'est-à-dire l'inviolabilité de l'homme sur qui brille la splendeur de Dieu (cf.
Gn 9, 5-6).
Le fait du martyre
chrétien, qui a toujours accompagné et accompagne encore la vie de l'Église,
confirme de manière particulièrement éloquente le caractère inacceptable des
théories éthiques, qui nient l'existence de normes morales déterminées et
valables sans exception.
91. Dans
l'Ancienne Alliance, nous rencontrons déjà d'admirables témoignages d'une
fidélité à la Loi sainte de Dieu, poussée jusqu'à l'acceptation volontaire de la
mort. L'histoire de Suzanne est exemplaire à cet égard : aux deux juges
iniques qui menaçaient de la faire mourir si elle avait refusé de céder à leur
passion impure, elle répondit : « Me voici traquée de toutes parts : si je cède,
c'est pour moi la mort, si je résiste, je ne vous échapperai pas. Mais mieux
vaut pour moi tomber innocente entre vos mains que de pécher à la face du
Seigneur ! » (Dn 13, 22-23). Suzanne, qui préférait « tomber innocente »
entre les mains des juges témoigne non seulement de sa foi et de sa confiance en
Dieu, mais aussi de son obéissance à la vérité et à l'absolu de l'ordre moral :
par sa disponibilité au martyre, elle proclame qu'il n'est pas juste de faire ce
que la Loi de Dieu qualifie comme mal pour en retirer un bien quel qu'il soit.
Elle choisit pour elle-même la « meilleure part » : un témoignage tout à fait
limpide, sans aucun compromis, rendu à la vérité sur le bien et au Dieu
d'Israël ; elle montre ainsi, par ses actes, la sainteté de Dieu.
Au seuil du Nouveau
Testament, Jean Baptiste, se refusant à taire la Loi du Seigneur et à se
compromettre avec le mal, « a donné sa vie pour la justice et la vérité »
,
et il fut ainsi précurseur du Messie jusque dans le martyre (cf. Mc 6,
17-29). C'est pourquoi « il est enfermé dans l'obscurité d'un cachot, lui qui
était venu rendre témoignage à la lumière et qui avait mérité d'être appelé
flambeau ardent de la lumière par la Lumière elle-même qui est le Christ (...).
Par son propre sang est baptisé celui à qui fut donné de baptiser le Rédempteur
du monde »
.
Dans la Nouvelle
Alliance, on rencontre de nombreux témoignages de disciples du Christ — à
commencer par le diacre Étienne (cf. Ac 6, 8 à 7, 60) et par l'Apôtre
Jacques (cf. Ac 12, 1-2) — qui sont morts martyrs pour confesser leur foi et
leur amour du Maître et pour ne pas le renier. Ils ont ainsi suivi le Seigneur
Jésus qui, devant Caïphe et Pilate, « a rendu son beau témoignage » (1 Tm
6, 13), confirmant la vérité de son message par le don de sa vie. D'autres
innombrables martyrs acceptèrent la persécution et la mort plutôt que
d'accomplir le geste idolâtrique de brûler de l'encens devant la statue de
l'empereur (cf. Ap 13, 7-10). Ils allèrent jusqu'à refuser de simuler ce
culte, donnant ainsi l'exemple du devoir de s'abstenir même d'un seul acte
concret contraire à l'amour de Dieu et au témoignage de la foi. Dans
l'obéissance, comme le Christ lui-même, ils confièrent et remirent leur vie au
Père, à celui qui pouvait les sauver de la mort (cf. He 5, 7).
L'Église propose
l'exemple de nombreux saints et saintes qui ont rendu témoignage à la
vérité morale et l'ont défendue jusqu'au martyre, préférant la mort à un seul
péché mortel. En les élevant aux honneurs des autels, l'Église a canonisé leur
témoignage et déclaré vrai leur jugement, selon lequel l'amour de Dieu implique
obligatoirement le respect de ses commandements, même dans les circonstances les
plus graves, et le refus de les transgresser, même dans l'intention de sauver sa
propre vie.
92. Dans le
martyre vécu comme l'affirmation de l'inviolabilité de l'ordre moral,
resplendissent en même temps la sainteté de la Loi de Dieu et l'intangibilité de
la dignité personnelle de l'homme, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu :
il n'est jamais permis d'avilir ou de contredire cette dignité, même avec une
intention bonne, quelles que soient les difficultés. Jésus nous en avertit avec
la plus grande sévérité : « Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il
ruine sa propre vie ? » (Mc 8, 36).
Le martyre dénonce comme
illusoire et fausse toute « signification humaine » que l'on prétendrait
attribuer, même dans des conditions « exception-nelles », à l'acte en soi
moralement mauvais ; plus encore, il en dévoile clairement le véritable visage,
celui d'une violation de l’« humanité » de l'homme, plus en celui qui
l'accomplit qu'en celui qui le subit
.
Le martyre est donc aussi l'exaltation de l’« humanité » parfaite et de la
« vie » véritable de la personne, comme en témoigne saint Ignace d'Antioche
quand il s'adresse aux chrétiens de Rome, le lieu de son martyre :
« Pardonnez-moi, frères ; ne m'empêchez pas de vivre, ne veuillez pas que je
meure... Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai arrivé là, je
serai un homme. Permettez-moi d'être un imitateur de la passion de mon
Dieu »
.
93. Le martyre
est enfin signe éclatant de la sainteté de l'Eglise : la fidélité à la
Loi sainte de Dieu, à laquelle il est rendu témoignage au prix de la mort, est
une proclamation solennelle et un engagement missionnaire usque ad sanguinem
pour que la splendeur de la vérité morale ne soit pas obscurcie dans les mœurs
et les mentalités des personnes et de la société. Un tel témoignage a une valeur
extraordinaire en ce qu'il contribue, non seulement dans la société civile, mais
aussi à l'intérieur des communautés ecclésiales elles-mêmes, à éviter que l'on
ne sombre dans la crise la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme : la
confusion du bien et du mal qui rend impossible d'établir et de maintenir
l'ordre moral des individus et des communautés. Les martyrs et, plus
généralement, tous les saints de l'Église, par l'exemple éloquent et attirant
d'une vie totalement transfigurée par la splendeur de la vérité morale,
éclairent toutes les époques de l'histoire en y réveillant le sens moral.
Rendant un témoignage sans réserve au bien, ils sont un vivant reproche pour
ceux qui transgressent la loi (cf. Sg 2, 12) et ils donnent une constante
actualité aux paroles du prophète : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien
et le bien mal, qui font des ténèbres la lumière et de la lumière les ténèbres,
qui font de l'amer le doux et du doux l'amer » (Is 5, 20).
Si le martyre représente
le sommet du témoignage rendu à la vérité morale, auquel relativement peu de
personnes sont appelées, il n'en existe pas moins un témoignage cohérent que
tous les chrétiens doivent être prêts à rendre chaque jour, même au prix de
souffrances et de durs sacrifices. En effet, face aux nombreuses difficultés que
la fidélité à l'ordre moral peut faire affronter même dans les circonstances les
plus ordinaires, le chrétien est appelé, avec la grâce de Dieu implorée dans la
prière, à un engagement parfois héroïque, soutenu par la vertu de force par
laquelle — ainsi que l'enseigne saint Grégoire le Grand — il peut aller jusqu'à
« aimer les difficultés de ce monde en vue des récompenses éternelles »
.
94. Dans ce
témoignage rendu au caractère absolu du bien moral, les chrétiens ne sont pas
seuls : ils se trouvent confirmés par le sens moral des peuples et par les
grandes traditions religieuses et sapientiales de l'Occident et de l'Orient, non
sans une action intérieure et mystérieuse de l'Esprit de Dieu. Cette réflexion
du poète latin Juvénal s'applique à tous : « Considère comme le plus grand des
crimes de préférer sa propre vie à l'honneur et, pour l'amour de la vie
physique, de perdre ses raisons de vivre »
.
La voix de la conscience a toujours rappelé sans ambiguïté qu'il y a des vérités
et des valeurs morales pour lesquelles on doit être disposé à donner jusqu'à sa
vie. Dans les paroles qui défendent les valeurs morales et surtout dans le
sacrifice de la vie pour les valeurs morales, l'Église reconnaît le témoignage
rendu à cette vérité qui, déjà présente dans la création, resplendit en
plénitude sur le visage du Christ : « Chaque fois — écrit saint Justin — que les
adeptes des doctrines stoïciennes ont 1 fait preuve de sagesse dans leur
discours moral à cause de la semence du Verbe présente dans tout le genre
humain, ils ont été, nous le savons, haïs et mis à mort »
.
95. La
doctrine de l'Église et, en particulier, sa fermeté à défendre la validité
universelle et permanente des préceptes qui interdisent les actes
intrinsèquement mauvais est maintes fois comprise comme le signe d'une
intolérable intransigeance, surtout dans les situations extrêmement complexes et
conflictuelles de la vie morale de l'homme et de la société aujourd'hui,
intransigeance qui contrasterait avec le caractère maternel de l'Église. Cette
dernière, dit-on, manque de compréhension et de compassion. Mais, en réalité, le
caractère maternel de l'Église ne peut jamais être séparé de la mission
d'enseignement qu'elle doit toujours remplir en Épouse fidèle du Christ qui est
la Vérité en personne : « Éducatrice, elle ne se lasse pas de proclamer la norme
morale... L'Église n'est ni l'auteur ni l'arbitre d'une telle norme. Par
obéissance à la Vérité qui est le Christ, dont l'image se reflète dans la nature
et dans la dignité de la personne humaine, l'Église interprète la norme morale
et la propose à tous les hommes de bonne volonté, sans en cacher les exigences
de radicalisme et de perfection »
.
En réalité, la vraie
compréhension et la compassion naturelle doivent signifier l'amour de la
personne, de son bien véritable et de sa liberté authentique. Et l'on ne peut
certes pas vivre un tel amour en dissimulant ou en affaiblissant la vérité
morale, mais en la proposant avec son sens profond de rayonnement de la Sagesse
éternelle de Dieu, venue à nous dans le Christ, et avec sa portée de service de
l'homme, de la croissance de sa liberté et de la recherche de son bonheur
.
En même temps, la
présentation claire et vigoureuse de la vérité morale ne peut jamais faire
abstraction du respect profond et sincère, inspiré par un amour patient et
confiant, dont l'homme a toujours besoin au long de son cheminement moral rendu
souvent pénible par des difficultés, des faiblesses et des situations
douloureuses. L'Église, qui ne peut jamais renoncer au principe « de la vérité
et de la cohérence, en vertu duquel [elle] n'accepte pas d'appeler bien ce qui
est mal et mal ce qui est bien »
,
doit toujours être attentive à ne pas briser le roseau froissé et à ne pas
éteindre la mèche qui fume encore (cf. Is 42, 3). Paul VI a écrit : « Ne
diminuer en rien la salutaire doctrine du Christ est une forme éminente de
charité envers les âmes. Mais cela doit toujours être accompagné de la patience
et de la bonté dont le Seigneur lui-même a donné l'exemple en traitant avec les
hommes. Venu non pour juger, mais pour sauver (cf. Jn 3, 17), il fut
certes intransigeant avec le mal, mais miséricordieux envers les personnes »
.
96. La fermeté
de l'Église dans sa défense des normes morales universelles et immuables n'a
rien d'humiliant. Elle ne fait que servir la vraie liberté de l'homme : du
moment qu'il n'y a de liberté ni en dehors de la vérité ni contre elle, on doit
considérer que la défense catégorique, c'est-à-dire sans édulcoration et sans
compromis, des exigences de la dignité personnelle de l'homme auxquelles il est
absolument impossible de renoncer est la condition et le moyen pour que la
liberté existe.
Ce service est destiné à
tout homme, considéré dans son être et son existence absolument uniques :
l'homme ne peut trouver que dans l'obéissance aux normes morales universelles la
pleine confirmation de son unité en tant que personne et la possibilité d'un
vrai progrès moral. Précisément pour ce motif, ce service est destiné à tous
les hommes, aux individus, mais aussi à la communauté et à la société comme
telle. En effet, ces normes constituent le fondement inébranlable et la garantie
solide d'une convivialité humaine juste et pacifique, et donc d'une démocratie
véritable qui ne peut naître et se développer qu'à partir de l'égalité de tous
ses membres, à parité de droits et de devoirs. Par rapport aux normes morales
qui interdisent le mal intrinsèque, il n'y a de privilège ni d'exception pour
personne. Que l'on soit le maître du monde ou le dernier des « misérables »
sur la face de la terre, cela ne fait aucune différence : devant les exigences
morales, nous sommes tous absolument égaux.
97. Ainsi
apparaissent la signification et la vigueur à la fois personnelle et
sociale des normes morales, et en premier lieu des normes négatives qui
interdisent le mal : en protégeant la dignité personnelle inviolable de tout
homme, elles servent à la conservation même du tissu social humain, à la
rectitude et à la fécondité de son développement. En particulier, les
commandements de la deuxième table du Décalogue, que Jésus rappelle aussi au
jeune homme de l'Évangile (cf. Mt 19, 18), constituent les règles
premières de toute vie sociale.
Ces commandements sont
formulés en termes généraux. Mais le fait que « la personne humaine (...) est et
doit être le principe, le sujet et la fin de toutes les institutions sociales »
,
permet de les préciser et de les expliciter dans un code de comportement plus
détaillé. En ce sens, les règles morales fondamentales de la vie sociale
comportent des exigences précises auxquelles doivent se conformer aussi
bien les pouvoirs publics que les citoyens. Au-delà des intentions, parfois
bonnes, et des circonstances, souvent difficiles, les autorités civiles et les
particuliers ne sont jamais autorisés à transgresser les droits fondamentaux et
inaliénables de la personne humaine. C'est ainsi que seule une morale qui
reconnaît des normes valables toujours et pour tous, sans aucune exception, peut
garantir les fondements éthiques de la convivialité, au niveau national ou
international.
98. Devant les
formes graves d'injustice sociale et économique ou de corruption politique dont
sont victimes des peuples et des nations entiers, s'élève la réaction indignée
de très nombreuses personnes bafouées et humiliées dans leurs droits humains
fondamentaux et se répand toujours plus vivement la conviction de la
nécessité d'un renouveau radical personnel et social propre à assurer la
justice, la solidarité, l'honnêteté et la transparence.
Le chemin à parcourir
est assurément long et ardu ; les efforts à accomplir sont nombreux et
considérables afin de pouvoir mettre en œuvre ce renouveau, ne serait-ce qu'en
raison de la multiplicité et de la gravité des causes qui provoquent et
prolongent les situations actuelles d'injustice dans le monde. Mais, comme
l'histoire et l'expérience de chacun l'enseignent, il n'est pas difficile de
retrouver à la base de ces situations des causes à proprement parler « cultu-relles »,
c'est-à-dire liées à certaines conceptions de l'homme, de la société et du
monde. En réalité, au cœur duproblème culturel, il y a le sens moral
qui, à son tour, se fonde et s'accomplit dans le sens religieux
.
99. Dieu seul,
le Bien suprême, constitue la base inaltérable et la condition irremplaçable de
la moralité, donc des commandements, et particulièrement des commandements
négatifs qui interdisent toujours et dans tous les cas les comportements et les
actes incompatibles avec la dignité personnelle de tout homme. Ainsi le Bien
suprême et le bien moral se rejoignent dans la vérité, la vérité de Dieu
Créateur et Rédempteur et la vérité de l'homme créé et racheté par Lui. Ce n'est
que sur cette vérité qu'il est possible de construire une société renouvelée et
de résoudre les problèmes complexes et difficiles qui l'ébranlent, le premier
d'entre eux consistant à surmonter les formes les plus diverses de
totalitarisme pour ouvrir la voie à l'authentique liberté de la
personne. « Le totalitarisme naît de la négation de la vérité au sens objectif
du terme : s'il n'existe pas de vérité transcendante, par l'obéissance à
laquelle l'homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n'existe
aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. Leurs
intérêts de classe, de groupe ou de nation les opposent inévitablement les uns
aux autres. Si la vérité transcendante n'est pas reconnue, la force du pouvoir
triomphe, et chacun tend à utiliser jusqu'au bout les moyens dont il dispose
pour faire prévaloir ses intérêts ou ses opinions, sans considération pour les
droits des autres... Il faut donc situer la racine du totalitarisme moderne dans
la négation de la dignité transcendante de la personne humaine, image visible du
Dieu invisible et, précisément pour cela, de par sa nature même, sujet de droits
que personne ne peut violer, ni l'individu, ni le groupe, ni la classe, ni la
nation, ni l'État. La majorité d'un corps social ne peut pas non plus le faire,
en se dressant contre la minorité pour la marginaliser, l'opprimer, l'exploiter,
ou pour tenter de l'anéantir »
.
C'est pourquoi le lien
inséparable entre la vérité et la liberté — qui reflète le lien essentiel entre
la sagesse et la volonté de Dieu — possède une signification extrêmement
importante pour la vie des personnes dans le cadre socio-économique et
socio-politique, comme cela ressort de la doctrine sociale de l'Église —
laquelle « entre dans le domaine... de la théologie et particulièrement de la
théologie morale »
— et de sa présentation des commandements qui règlent la vie sociale, économique
et politique, en ce qui concerne non seulement les attitudes générales, mais
aussi les comportements et les actes concrets précis et déterminés.
100. De même, le
Catéchisme de l'Église catholique, affirme que, « en matière économique,
le respect de la dignité humaine exige la pratique de la vertu de tempérance,
pour modérer l'attachement aux biens de ce monde ; de la vertu de
justice, pour préserver les droits du prochain et lui accorder ce qui lui
est dû ; et de la solidarité, suivant la règle d'or et selon la
libéralité du Seigneur qui “de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous
enrichir de sa pauvreté ” » (2 Co 8, 9) ;
il présente ensuite une série de comportements et d'actes qui lèsent la dignité
humaine : le vol, la détention délibérée de biens prêtés ou d'objets perdus, la
fraude dans le commerce (cf. Dt 25, 13-16), les salaires injustes (cf.
Dt 24, 14-15 ; Jc 5, 4), la hausse des prix en spéculant sur
l'ignorance ou la détresse d'autrui (cf. Am 8, 4-6), l'appropriation et
l'usage privé des biens sociaux d'une entreprise, les travaux mal faits, la
fraude fiscale, la contrefaçon des chèques et des factures, les dépenses
excessives, le gaspillage, etc.
.
Et encore : « Le septième commandement proscrit les actes ou entreprises qui,
pour quelque raison que ce soit, égoïste ou idéologique, mercantile ou
totalitaire, conduisent à asservir des êtres humains, à méconnaître leur
dignité personnelle, à les acheter, à les vendre et à les échanger comme des
marchandises. C'est un péché contre la dignité des personne et leurs droits
fondamentaux que de les réduire par la violence à une valeur d'usage ou à une
source de profit. Saint Paul ordonnait à un maître chrétien de traiter son
esclave chrétien “non plus comme un esclave, mais... comme un frère..., comme un
homme, dans le Seigneur” » (Phm 16)
.
101. Dans le
domaine politique, on doit observer que la vérité dans les rapports entre
gouvernés et gouvernants, la transparence dans l'administration publique,
l'impartialité dans le service public, le respect des droits des adversaires
politiques, la sauvegarde des droits des accusés face à des procès ou à des
condamnations sommaires, l'usage juste et honnête des fonds publics, le refus de
moyens équivoques ou illicites pour conquérir, conserver et accroître à tout
prix son pouvoir, sont des principes qui ont leur première racine — comme, du
reste, leur particulière urgence — dans la valeur transcendante de la personne
et dans les exigences morales objectives du fonctionnement des États
.
Quand on ne les observe pas, le fondement même de la convivialité politique fait
défaut et toute la vie sociale s'en trouve progressivement compromise, menacée
et vouée à sa désagrégation (cf. Ps 1413, 3-4 ; Ap 18, 2-3. 9-24).
Dans de nombreux pays, après la chute des idéologies qui liaient la politique à
une conception totalitaire du monde — la première d'entre elles étant le
marxisme —, un risque non moins grave apparaît aujourd'hui à cause de la
négation des droits fondamentaux de la personne humaine et à cause de
l'absorption dans le cadre politique de l'aspiration religieuse qui réside dans
le cœur de tout être humain : c'est le risque de l'alliance entre la
démocratie et le relativisme éthique qui retire à la convivialité civile
toute référence morale sûre et la prive, plus radicalement, de l'acceptation de
la vérité. En effet, « s'il n'existe aucune vérité dernière qui guide et oriente
l'action politique, les idées et les convictions peuvent être facilement
exploitées au profit du pouvoir. Une démocratie sans valeurs se transforme
facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire »
.
Dans tous les domaines
de la vie personnelle, familiale, sociale et politique, la morale — qui est
fondée sur la vérité et qui, dans la vérité, s'ouvre à la liberté authentique —
rend donc un service original, irremplaçable et de très haute valeur, non
seulement à la personne pour son progrès dans le bien, mais aussi à la société
pour son véritable développement.
102. Même dans
les situations les plus difficiles, l'homme doit observer les normes morales par
obéissance aux saints commandements de Dieu et en conformité avec sa dignité
personnelle. Assurément l'harmonie entre la liberté et la vérité demande parfois
des sacrifices hors du commun et elle se conquiert à grand prix, ce qui peut
aller jusqu'au martyre. Mais, comme l'atteste l'expérience universelle et
quotidienne, l'homme est tenté de rompre cette harmonie : « Je ne fais pas ce
que je veux, mais je fais ce que je hais... Je ne fais pas le bien que je veux
et commets le mal que je ne veux pas » (Rm 7, 15.19).
D'où provient, en fin de
compte, cette division intérieure de l'homme ? Celui-ci commence son histoire de
pécheur lorsqu'il ne reconnaît plus le Seigneur comme son Créateur, et lorsqu'il
veut décider par lui-même ce qui est bien et ce qui est mal, dans une
indépendance totale. « Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal » (Gn
3, 5), c'est là la première tentation, à laquelle font écho toutes les autres,
alors que l'homme est plus aisément enclin à y céder à cause des blessures de la
chute originelle.
Mais on peut vaincre les
tentations et l'on peut éviter les péchés, parce que, avec les commandements, le
Seigneur nous donne la possibilité de les observer : « Ses regards sont tournés
vers ceux qui le craignent, il connaît lui-même toutes les œuvres des hommes. Il
n'a commandé à personne d'être impie, il n'a donné à personne licence de
pécher » (Si 15, 19-20). Dans certaines situations, l'observation de la
Loi de Dieu peut être difficile, très difficile, elle n'est cependant jamais
impossible. C'est là un enseignement constant de la tradition de l'Église que le
Concile de Trente exprime ainsi : « Personne, même justifié, ne doit se croire
affranchi de l'observation des commandements. Personne ne doit user de cette
formule téméraire et interdite sous peine d'anathème par les saints Pères que
l'observation des commandements divins est impossible à l'homme justifié. “Car
Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il t'invite à
faire ce que tu peux et à demander ce que tu ne peux pas” et il t'aide à
pouvoir. “Ses commandements ne sont pas pesants” (1 Jn 5, 3), “son joug
est doux et son fardeau léger” » (cf. Mt 11, 30)
.
103. L'espace
spirituel de l'espérance est toujours ouvert pour l'homme, avec l'aide de la
grâce divine et avec la coopération de la liberté humaine.
C'est dans la Croix
salvifique de Jésus, dans le don de l'Esprit Saint, dans les sacrements qui
naissent du côté transpercé du Rédempteur (cf. Jn 19, 34) que le croyant
trouve la grâce et la force de toujours observer la Loi sainte de Dieu, même au
milieu des plus graves difficultés. Comme le dit saint André de Crète : « En
vivifiant la Loi par la grâce, Dieu a mis la loi au service de la grâce, dans un
accord harmonieux et fécond, sans mêler à l'une ce qui appartient à l'autre,
mais en transformant de manière vraiment divine ce qui était pénible,
asservissant et insupportable, pour le rendre léger et libérateur »
.
Les possibilités
« concrètes » de l'homme ne se trouvent que dans le mystère de la Rédemption du
Christ. « Ce serait une très grave erreur que d'en conclure que la règle
enseignée par l'Église est en elle même seulement un " idéal " qui doit ensuite
être adapté, proportionné, gradué, en fonction, dit-on, des possibilités
concrètes de l'homme, selon un “équilibrage des divers biens en question”. Mais
quelles sont les “possibilités concrètes de l'homme” ? Et de quel homme
parle-t-on ? De l'homme dominé par la concupiscence ou bien de l'homme
racheté par le Christ ? Car c'est de cela qu'il s'agit : de la réalité
de la Rédemption par le Christ. Le Christ nous a rachetés ! Cela
signifie : il nous a donné la possibilité de réaliser l'entière
vérité de notre être ; il a libéré notre liberté de la domination de la
concupiscence. Et si l'homme racheté pèche encore, cela est dû non pas à
l'imperfection de l'acte rédempteur du Christ, mais à la volonté de
l'homme de se soustraire à la grâce qui vient de cet acte. Le commandement de
Dieu est certainement proportionné aux capacités de l'homme, mais aux capacités
de l'homme auquel est donné l'Esprit Saint, de l'homme qui, s'il est tombé dans
le péché, peut toujours obtenir le pardon et jouir de la présence de l'Esprit »
.
104. Dans ce
contexte se situe une juste ouverture à la miséricorde de Dieu pour le
péché de l'homme qui se convertit et à la compréhension envers la faiblesse
humaine. Cette compréhension ne signifie jamais que l'on compromet ou que
l'on fausse la mesure du bien et du mal pour l'adapter aux circonstances. Tandis
qu'est humaine l'attitude de l'homme qui, ayant péché, reconnaît sa faiblesse et
demande miséricorde pour sa faute, inacceptable est au contraire l'attitude de
celui qui fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le bien, de manière à
pouvoir se sentir justifié par lui seul, sans même avoir besoin de recourir à
Dieu et à sa miséricorde. Cette dernière attitude corrompt la moralité de toute
la société, parce qu'elle enseigne le doute sur l'objectivité de la loi morale
en général et le refus du caractère absolu des interdits moraux portant sur des
actes humains déterminés, et elle finit par confondre tous les jugements de
valeur.
A l'inverse, nous devons
recevoir le message qui nous vient de la parabole évangélique du pharisien et
du publicain (cf. Lc 18, 9-14). Le publicain pouvait peut-être avoir
quelque justification aux péchés qu'il avait commis, de manière à diminuer sa
responsabilité. Toutefois ce n'est pas à ces justifications qu'il s'arrête dans
sa prière, mais à son indignité devant l'infinie sainteté de Dieu : « Mon Dieu,
aie pitié du pécheur que je suis ! » (Lc 18, 13). Le pharisien, au
contraire, s'est justifié par lui-même, trouvant sans doute une excuse à chacun
de ses manquements. Nous sommes ainsi confrontés à deux attitudes différentes de
la conscience morale de l'homme de tous les temps. Le publicain nous présente
une conscience « pénitente » qui se rend pleinement compte de la fragilité de sa
nature et qui voit dans ses manquements, quelles qu'en soient les justifications
subjectives, une confirmation du fait qu'il a besoin de rédemption. Le pharisien
nous présente une conscience « satisfaite d'elle-même », qui est dans l'illusion
de pouvoir observer la loi sans l'aide de la grâce et a la conviction de ne pas
avoir besoin de la miséricorde.
105. Une grande
vigilance est demandée à tous, afin de ne pas se laisser gagner par l'attitude
pharisaïque qui prétend éliminer le sentiment de ses limites et de son péché,
qui s'exprime aujourd'hui particulièrement par la tentative d'adapter la norme
morale à ses capacités, à ses intérêts propres et qui va jusqu'au refus du
concept même de norme. Au contraire, accepter la « disproportion » entre la loi
et les capacités humaines, c'est-à-dire les capacités des seules forces morales
de l'homme laissé à lui-même, éveille le désir de la grâce et prédispose à la
recevoir. « Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » se demande
l'Apôtre Paul. Il répond par une confession joyeuse et reconnaissante : « Grâces
soient à Dieu par Jésus Christ notre Seigneur ! » (Rm 7, 24-25).
Nous retrouvons le même
état d'esprit dans cette prière de saint Ambroise de Milan : « Qu'est-ce que
l'homme, si tu ne le visites pas ? N'oublie pas le faible. Souviens-toi,
Seigneur, que tu m'as créé faible ; souviens-toi que tu m'as façonné à partir de
la poussière. Comment pourrai-je tenir debout, si tu ne veilles pas à tout
instant à rendre ferme cette boue que je suis, en faisant venir ma force de ton
visage ? “Si tu détournes ton visage, tout sera troublé” (Ps 104103,
29) : si tu me regardes, malheur à moi ! Tu ne vois en moi que les conséquences
de mes fautes ; il ne nous sert ni d'être abandonnés ni d'être vus de Dieu, car,
lorsqu'il nous voit, nous l'offensons. Pourtant, nous pouvons croire qu'il ne
rejette pas ceux qu'il voit et qu'il purifie ceux qu'il regarde. Devant lui,
brûle un feu qui peut consumer le péché » (cf. Jl 2, 3)
.
106.
L'évangélisation représente le défi le plus fort et le plus exaltant que
l'Église est appelée à relever, depuis son origine. En réalité, ce défi est dû
moins aux situations sociales et culturelles qu'elle rencontre tout au long de
l'histoire qu'au précepte de Jésus Christ ressuscité qui définit la raison
d'être même de l'Église : « Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à
toute la création » (Mc 16, 15).
Mais la période que nous
vivons, du moins dans de nombreux peuples, est plutôt le temps d'un formidable
défi à la « nouvelle évangélisation », c'est-à-dire à l'annonce de l'Évangile
toujours nouveau et toujours porteur de nouveauté, une évangélisation qui doit
être « nouvelle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expression »
.
La déchristianisation qui affecte des communautés et des peuples entiers
autrefois riches de foi et de vie chrétienne implique non seulement la perte de
la foi ou, en tout cas, son insignifiance dans la vie, mais aussi, et forcément,
le déclin et l'obscurcissement du sens moral : et cela, du fait que
l'originalité de la morale évangélique n'est plus perçue, ou bien à cause de
l'effacement des valeurs et des principes éthiques fondamentaux eux-mêmes. Les
courants subjectivistes, utilitaristes et relativistes, aujourd'hui amplement
diffusés, ne se présentent pas comme de simples positions pragmatiques, comme
des traits de mœurs, mais comme des conceptions fermes du point de vue
théorique, qui revendiquent leur pleine légitimité culturelle et sociale.
107.
L'évangélisation — et donc la « nouvelle évangélisation » — comporte
également l'annonce et la proposition de la morale. Jésus lui-même, dans sa
prédication du Royaume de Dieu et de l'amour sauveur, a lancé un appel à la foi
et à la conversion (cf. Mc 1, 15). Et Pierre, avec les autres Apôtres,
quand il annonce la résurrection d'entre les morts de Jésus de Nazareth, propose
de vivre une vie nouvelle, une « voie » à suivre pour être disciples du
Ressuscité (cf. Ac 2, 37-41 ; 3, 17-20).
Comme pour les vérités
de la foi et plus encore, la nouvelle évangélisation, qui propose les fondements
et le contenu de la morale chrétienne, montre son authenticité et, en même
temps, déploie toute sa force missionnaire lorsqu'elle est accomplie non
seulement par le don de la parole proclamée, mais encore de la parole
vécue. En particulier, la vie dans la sainteté, qui resplendit en de
nombreux membres du peuple de Dieu, humbles et souvent cachés aux yeux des
hommes, constitue le moyen le plus simple et le plus attrayant par lequel il est
possible de percevoir immédiatement la beauté de la vérité, la force libérante
de l'amour de Dieu, la valeur de la fidélité inconditionnelle à toutes les
exigences de la Loi du Seigneur, même dans les circonstances les plus
difficiles. C'est pourquoi l'Église, dans la sagesse de sa pédagogie morale, a
toujours invité les croyants à chercher et à trouver auprès des saints et des
saintes, et en premier lieu auprès de la Vierge Mère de Dieu « pleine de grâce »
et « toute sainte », exemple, force et joie pour vivre une vie fidèle aux
commandements de Dieu et aux Béatitudes de l'Évangile.
La vie des saints,
reflet de la bonté de Dieu — Celui qui « seul est le Bon » —, constitue une
véritable confession de la foi et un stimulant pour sa transmission aux autres,
et aussi une glorification de Dieu et de sa sainteté infinie. La vie sainte
porte ainsi à la plénitude de son expression et de sa mise en œuvre le triple et
unique munus propheticum, sacerdotale et regale donné à tout chrétien
lors de sa renaissance baptismale « d'eau et d'Esprit » (Jn 3, 5). La vie
morale du chrétien a une valeur de « culte spirituel » (Rm 12, 1 ; cf.
Ph 3, 3), puisé et nourri à cette source inépuisable de sainteté et de
glorification de Dieu que sont les sacrements, spécialement l'Eucharistie ; en
effet, en participant au sacrifice de la Croix, le chrétien communie à l'amour
oblatif du Christ, il est rendu apte et il est engagé à vivre la même charité à
travers toutes les attitudes et tous les comportements de sa vie. Dans
l'existence morale, on voit aussi à l'œuvre le service royal du chrétien : plus
il obéit, avec l'aide de la grâce, à la Loi nouvelle de l'Esprit Saint, plus il
grandit dans la liberté à laquelle il est appelé en servant la vérité, la
charité et la justice.
108. A la source
de la nouvelle évangélisation et de la vie morale nouvelle qu'elle propose et
suscite avec les fruits de l'activité missionnaire et de la sainteté, il y a
l'Esprit du Christ, principe et force de la fécondité de la sainte Mère
Église, comme nous le rappelle Paul VI : « L'évangélisation ne sera jamais
possible sans l'action de l'Esprit Saint »
.
A l'Esprit de Jésus, accueilli dans le cœur humble et docile du croyant, on doit
donc l'épanouissement de la vie morale chrétienne et le témoignage de la
sainteté dans la grande diversité des vocations, des dons, des responsabilités
et des conditions de vie ou des situations : c'est l'Esprit Saint — comme déjà
Novatien le faisait observer, exprimant en cela la foi authentique de l'Eglise —
« qui a affermi l'âme et l'esprit des disciples, qui leur a dévoilé les mystères
évangéliques, qui a fait briller en eux la lumière des choses divines ; ainsi
fortifiés, pour le nom du Seigneur ils n'ont craint ni la prison ni les
chaînes : bien au contraire, ils ont méprisé même les puissances et les tortures
de ce monde, armés et fortifiés désormais par Lui ; ayant en eux les dons que ce
même Esprit distribue et destine à l'Église, Épouse du Christ, comme des joyaux.
En effet, c'est lui qui, dans l'Église, établit des prophètes, instruit les
docteurs, guide la parole, fait des prodiges et des guérisons, accomplit des
merveilles, accorde le discernement des esprits, assigne les charges de
gouvernement, inspire les décisions, met en place et régit tous les autres
charismes, donnant ainsi à l'Église du Seigneur sa perfection et son
accomplissement par- tout et en tout point »
.
Dans le cadre vivant de
cette nouvelle évangélisation, destinée à faire naître et à nourrir « la foi
opérant par la charité » (Ga 5, 6), et, en fonction de l'œuvre de
l'Esprit Saint, nous pouvons maintenant comprendre la place qui, dans l'Église,
communauté des croyants, revient à la réflexion que la théologie doit
conduire sur la vie morale, de même que nous pouvons présenter la mission et
la responsabilité particulières des théologiens moralistes.
109. Toute
l'Église est appelée à l'évangélisation et au témoignage d'une vie de foi, car
elle participe au munus propheticum du Seigneur Jésus par le don de son
Esprit. Grâce à la présence permanente en elle de l'Esprit de vérité (cf. Jn
14, 16-17), « l'ensemble des fidèles, ayant l'onction qui vient du Saint (cf.
1 Jn 2, 20.27), ne peut se tromper dans la foi ; ce don particulier qu'ils
possèdent, ils le manifestent par le moyen du sens surnaturel de foi qui est
celui du peuple tout entier, lorsque, “des évêques jusqu'aux derniers des
fidèles laïcs”, ils apportent aux vérités concernant la foi et les mœurs un
consentement universel »
.
Pour accomplir sa
mission prophétique, l'Église doit sans cesse stimuler ou « raviver » sa vie de
foi (cf. 2 Tm 1, 6), en particulier par une réflexion toujours plus
approfondie, sous la conduite de l'Esprit Saint, sur le contenu de la foi
elle-même. D'une manière spécifique, la « vocation » du théologien dans
l'Église est au service de cette « recherche par le croyant de
l'intelligence de la foi » : « Parmi les vocations ainsi suscitées par l'Esprit
dans l'Église — lisons-nous dans l'Instruction Donum veritatis —, se
distingue celle du théologien qui, d'une manière particulière, a pour fonction
d'acquérir, en communion avec le Magistère, une intelligence toujours plus
profonde de la Parole de Dieu contenue dans l'Écriture inspirée et transmise par
la Tradition vivante de l'Église. De par sa nature, la foi tend à
l'intelligence, car elle ouvre à l'homme la vérité concernant sa destinée et la
voie pour l'atteindre. Même si la vérité révélée surpasse notre discours, et si
nos concepts sont imparfaits face à sa grandeur à la fin du compte insondable
(cf. Ep 3, 19), elle invite pourtant notre raison — don de Dieu pour
percevoir la Vérité — à entrer en sa lumière et à devenir ainsi capable de
comprendre dans une certaine mesure ce qu'elle croit. La science théologique,
qui recherche l'intelligence de la foi en réponse à la voix de la Vérité qui
appelle, aide le peuple de Dieu, selon le commandement apostolique (cf. 1 P
3, 15), à rendre compte de son espérance à ceux qui le demandent »
.
Pour définir l'identité
et, par conséquent, pour mettre en œuvre la mission propre de la théologie, il
est essentiel de reconnaître son lien intime et vivant avec l'Église, avec
son mystère, avec sa vie et sa mission : « La théologie est une science
ecclésiale, parce qu'elle grandit dans l'Église et qu'elle agit sur l'Église...
Elle est au service de l'Église et elle doit donc se sentir insérée de manière
dynamique dans la mission de l'Église, en particulier dans sa mission
prophétique »
.
Étant donné sa nature et son dynamisme, la théologie authentique ne peut
s'épanouir et se développer que par la participation et l'« appartenance »
convaincues et responsables à l'Église comme « communauté de foi », de même que
l'Église elle-même et sa vie dans la foi bénéficient des fruits de la recherche
et de l'approfondissement théologiques.
110. Ce qui a
été dit de la théologie en général peut et doit être repris pour la théologie
morale, considérée dans sa spécificité de réflexion scientifique sur
l'Évangile comme don et comme précepte de vie nouvelle, sur la vie « selon
la vérité et dans la charité » (Ep 4, 15), sur la vie de sainteté de
l'Église, dans laquelle resplendit la vérité du bien porté à sa perfection. Dans
le domaine de la foi, mais aussi et inséparablement dans le domaine de la
morale, intervient leMagistère de l'Église dont la tâche est de
« discerner, par des jugements normatifs pour la conscience des fidèles, les
actes qui sont en eux-mêmes conformes aux exigences de la foi et en promeuvent
l'expression dans la vie, et ceux qui au contraire, de par leur malice
intrinsèque, sont incompatibles avec ces exigences »
.
En prêchant les commandements de Dieu et la charité du Christ, le Magistère de
l'Église enseigne aussi aux fidèles les préceptes particuliers et spécifiques,
et il leur demande de considérer en conscience qu'ils sont moralement
obligatoires. En outre, le Magistère exerce un rôle important de vigilance, qui
l'amène à avertir les fidèles de la présence d'erreurs éventuelles, même
seulement implicites, lorsque leur conscience n'arrive pas à reconnaître la
justesse et la vérité des règles morales qu'il enseigne.
C'est ici qu'intervient
le rôle spécifique de ceux qui enseignent la théologie morale dans les
séminaires et les facultés de théologie par mandat des pasteurs légitimes. Ils
ont le grave devoir d'instruire les fidèles — spécialement les futurs pasteurs —
au sujet de tous les commandements et de toutes les normes pratiques que
l'Église énonce avec autorité
.
Malgré les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le
Magistère, les théologiens moralistes sont appelés à approfondir les motifs de
ses enseignements, à mettre en relief les fondements de ses préceptes et leur
caractère obligatoire en montrant les liens qu'ils ont entre eux et leur rapport
avec la fin dernière de l'homme
.
Il revient aux théologiens moralistes d'exposer la doctrine de l'Église et de
donner, dans l'exercice de leur ministère, l'exemple d'un assentiment loyal,
intérieur et extérieur, à l'enseignement du Magistère dans le domaine du dogme
et dans celui de la morale
.
Faisant appel à toute leur énergie pour collaborer avec le Magistère
hiérarchique, les théologiens auront à cœur de mettre toujours mieux en lumière
les fondements bibliques, les significations éthiques et les motivations
anthropologiques qui soutiennent la doctrine morale et la conception de l'homme
proposées par l'Église.
111. Les
services que les théologiens moralistes sont appelés à rendre à l'heure actuelle
sont de première importance, non seulement pour la vie et la mission de
l'Église, mais aussi pour la société et pour la culture humaine. Il leur
appartient, dans un lien étroit et vital avec la théologie biblique et
dogmatique, de souligner par leur réflexion scientifique « l'aspect dynamique
qui est celui de la réponse que l'homme doit faire à l'appel divin en
progressant dans l'amour au sein d'une communauté de salut. Ainsi la théologie
morale acquerra cette dimension spirituelle interne qu'exige le plein
développement de l'imago Dei qui se trouve dans l'homme, et le progrès
spirituel que l'ascétique et la mystique chrétiennes décrivent »
.
Aujourd'hui, la
théologie morale et son enseignement se trouvent assurément en face de
difficultés particulières. Parce que la morale de l'Église comporte
nécessairement une dimension normative, on ne peut réduire la théologie
morale à n'être qu'un savoir élaboré dans le seul cadre de ce qu'on appelle
sciences humaines. Alors que ces dernières traitent le phénomène de la
moralité comme une donnée historique et sociale, la théologie morale, tout en
devant utiliser les sciences de l'homme et de la nature, n'est pas pour autant
soumise aux résultats de l'observation empirique et formelle ou de
l'interprétation phénoménologique. En réalité, la pertinence des sciences
humaines en théologie morale est toujours à apprécier en fonction de la question
primordiale : qu'est-ce que le bien ou le mal ? Que faire pour obtenir la vie
éternelle ?
112. Le
théologien moraliste doit donc exercer un discernement attentif dans le cadre de
la culture actuelle essentiellement scientifique et technique, exposée aux
risques du relativisme, du pragmatisme et du positivisme. Du point de vue
théologique, les principes moraux ne dépendent pas du moment de l'histoire où on
les découvre. En outre, le fait que certains croyants agissent sans suivre les
enseignements du Magistère ou qu'ils considèrent à tort comme moralement juste
une conduite que leurs pasteurs ont déclarée contraire à la Loi de Dieu, ne peut
pas être un argument valable pour réfuter la vérité des normes morales
enseignées par l'Église. L'affirmation des principes moraux ne relève pas des
méthodes empiriques et formelles. Sans contester la validité de ces méthodes,
mais aussi sans limiter sa perspective à ces méthodes, la théologie morale,
fidèle au sens surnaturel de la foi, prend en considération avant tout la
dimension spirituelle du cœur humain et sa vocation à l'amour divin.
En effet, tandis que les
sciences humaines, comme toutes les sciences expérimentales, développent une
conception empirique et statistique de la « normalité », la foi enseigne que
cette normalité porte en elle les traces d'une chute de l'homme par rapport à sa
situation originelle, c'est-à-dire qu'elle est blessée par le péché. Seule la
foi chrétienne montre à l'homme la voie du retour à l’« origine » (cf. Mt
19, 8), une voie souvent bien différente de celle de la normalité empirique. En
ce sens, les sciences humaines, malgré la grande valeur des connaissances
qu'elles apportent, ne peuvent pas être tenues pour des indicateurs déterminants
des normes morales. C'est l'Évangile qui dévoile la vérité intégrale sur l'homme
et sur son cheminement moral, et qui ainsi éclaire et avertit les pécheurs en
leur annonçant la miséricorde de Dieu qui œuvre sans cesse pour les préserver du
désespoir de ne pas pouvoir connaître et observer la Loi de Dieu et aussi de la
présomption de pouvoir se sauver sans mérite. Il leur rappelle également la joie
du pardon qui, seul, donne la force de reconnaître dans la loi morale une vérité
libératrice, une grâce d'espérance, un chemin de vie.
113.
L'enseignement de la doctrine morale suppose que l'on assume consciemment ces
responsabilités intellectuelles, spirituelles et pastorales. C'est pourquoi les
théologiens moralistes qui acceptent la charge d'enseigner la doctrine de
l'Église ont le grave devoir de former les fidèles à ce discernement moral, à
l'engagement pour le bien véritable et au recours confiant à la grâce divine.
Si les convergences et
les conflits d'opinions peuvent constituer des expressions normales de la vie
publique dans le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine morale ne
peut certainement pas dépendre du simple respect d'une procédure : en effet,
elle n'est nullement établie en appliquant les règles et les formalités d'une
délibération de type démocratique. Le dissentiment, fait de contestations
délibérées et de polémiques, exprimé en utilisant les moyens de communication
sociale, est contraire à la communion ecclésiale et à la droite compréhension
de la constitution hiérarchique du Peuple de Dieu. On ne peut reconnaître
dans l'opposition à l'enseignement des pasteurs une expression légitime de la
liberté chrétienne ni de la diversité des dons de l'Esprit. Dans ce cas, les
pasteurs ont le devoir d'agir conformément à leur mission apostolique, en
exigeant que soit toujours respecté le droit des fidèles à recevoir la
doctrine catholique dans sa pureté et son intégrité : « N'oubliant jamais qu'il
est lui aussi membre du peuple de Dieu, le théologien doit le respecter et
s'attacher à lui dispenser un enseignement qui n'altère en rien la doctrine de
la foi »
.
114. C'est aux
pasteurs qu'incombe, à un titre particulier, la responsabilité de la foi du
Peuple de Dieu et de sa vie chrétienne, comme nous le rappelle le Concile
Vatican II : « Parmi les charges principales des évêques, la prédication de
l'Évangile est la première. Les évêques sont, en effet, les hérauts de la foi,
qui amènent au Christ de nouveaux disciples ; et les docteurs authentiques,
c'est-à-dire pourvus de l'autorité du Christ, qui prêchent, au peuple à eux
confié, la foi qui doit régler sa pensée et sa conduite, faisant rayonner cette
foi sous la lumière de l'Esprit Saint, dégageant du trésor de la Révélation le
neuf et l'ancien (cf. Mt 13, 52), faisant fructifier la foi, attentifs à
écarter toutes les erreurs qui menacent leur troupeau (cf. 2 Tm 4, 1-4) »
.
C'est notre devoir
commun, et plus encore notre grâce commune, d'enseigner aux fidèles, en tant que
pasteurs et évêques de l'Église, ce qui les conduit vers Dieu, comme le fit un
jour le Seigneur Jésus avec le jeune homme de l'Évangile. Répondant à sa
demande : « Que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? », Jésus
l'a renvoyé à Dieu, Seigneur de la création et de l'Alliance ; il lui a rappelé
les commandements moraux, déjà contenus dans l'Ancien Testament ; il en a montré
l'esprit et le caractère radical par l'invitation à marcher à sa suite dans la
pauvreté, l'humilité et l'amour : « Viens et suis-moi ! ». La vérité de cette
doctrine a été scellée dans le sang du Christ sur la Croix : elle est devenue,
dans l'Esprit Saint, la Loi nouvelle de l'Église et de tout chrétien.
Cette « réponse » à la
question morale, le Christ Jésus nous la confie d'une manière particulière à
nous pasteurs de l'Église, appelés à en faire la matière de notre enseignement,
dans l'accomplissement de notre munus propheticum. En même temps, en ce
qui concerne la morale chrétienne, notre responsabilité de pasteurs doit aussi
s'exercer sous la forme du munus sacerdotale : c'est ce qui se réalise
lorsque nous dispensons aux fidèles les dons de la grâce et de la
sanctification, qui leur permettent d'obéir à la sainte Loi de Dieu, et lorsque
nous soutenons les croyants par notre prière constante et confiante afin qu'ils
soient fidèles aux exigences de la foi et vivent selon l'Évangile (cf. Col
1, 9-12). La doctrine morale chrétienne doit être, aujourd'hui surtout, un des
domaines privilégiés dans notre vigilance pastorale, dans l'exercice de notre
munus regale.
115. En fait,
c'est la première fois que le Magistère de l'Église fait un exposé d'une
certaine ampleur sur les éléments fondamentaux de cette doctrine, et qu'il
présente les raisons du discernement pastoral qu'il est nécessaire d'avoir dans
des situations pratiques et des conditions culturelles complexes et parfois
critiques.
A la lumière de la
Révélation et de l'enseignement constant de l'Église, spécialement de celui du
Concile Vatican II, j'ai rappelé brièvement les traits essentiels de la liberté,
les valeurs fondamentales liées à la dignité de la personne et à la vérité de
ses actes, de manière à ce que l'on puisse reconnaître, dans l'obéissance à la
loi morale, une grâce et un signe de notre adoption dans le Fils unique (cf.
Ep 1, 4-6). En particulier, la présente encyclique offre des évaluations en
ce qui concerne certaines tendances contemporaines de la théologie morale. Je
vous en fais part maintenant, obéissant à la parole du Seigneur qui a confié à
Pierre la charge d'affermir ses frères (cf. Lc 22, 32), pour éclairer et
faciliter notre commun discernement.
Chacun de nous sait
l'importance de la doctrine qui constitue l'essentiel de l'enseignement de la
présente encyclique et qui est rappelée aujourd'hui avec l'autorité du
Successeur de Pierre. Chacun de nous peut mesurer la gravité de ce qui est en
cause, non seulement pour les individus, mais encore pour la société entière,
avec la réaffirmation de l'universalité et de l'immutabilité des
commandements moraux, et en particulier de ceux qui proscrivent toujours et
sans exception les actes intrinsèquement mauvais.
En reconnaissant ces
commandements, le cœur du chrétien et notre charité pastorale entendent l'appel
de Celui qui « nous a aimés le premier » (1 Jn 4, 19). Dieu nous demande
d'être saints comme lui-même est saint (cf. Lv 19, 2), d'être, dans le
Christ, parfaits comme lui-même est parfait (cf. Mt 5, 48) : la fermeté
exigeante du commandement se fonde sur l'amour miséricordieux et inépuisable de
Dieu (cf. Lc 6, 36), et le commandement a pour but de nous conduire, avec
la grâce du Christ, sur le chemin de la plénitude de la vie propre aux fils de
Dieu.
116. En tant
qu'évêques, nous avons le devoir d'être vigilants pour que la Parole de Dieu
soit fidèlement enseignée. Mes Frères dans l'Épiscopat, il entre dans notre
ministère pastoral de veiller à la transmission fidèle de cet enseignement moral
et de prendre les mesures qui conviennent pour que les fidèles soient préservés
de toute doctrine ou de toute théorie qui lui sont contraires. Dans cette tâche,
nous avons tous l'aide des théologiens. Cependant, les opinions théologiques ne
constituent ni la règle ni la norme de notre enseignement, dont l'autorité
découle, avec l'aide de l'Esprit Saint et dans la communion cum Petro et sub
Petro, de notre fidélité à la foi catholique reçue des Apôtres. Comme
évêques, nous avons le grave devoir de veiller personnellement à ce que
la « saine doctrine » (1 Tm 1, 10) de la foi et de la morale soit
enseignée dans nos diocèses.
Vis-à-vis des
institutions catholiques, une responsabilité particulière s'impose aux
évêques. Qu'il s'agisse d'organismes destinés à la pastorale familiale ou
sociale, ou bien d'institutions vouées à l'enseignement ou à l'action sanitaire,
les évêques peuvent ériger et reconnaître ces structures et leur déléguer des
responsabilités ; toutefois, ils ne sont jamais dispensés de leurs obligations
propres. C'est leur devoir, en communion avec le Saint-Siège, de reconnaître ou
de retirer, dans des cas de graves incohérences, le qualificatif de
« catholique » aux écoles
,
aux universités
,
aux cliniques ou aux services médico-sociaux qui se réclament de l'Église.
117. Dans le
cœur du chrétien, au plus profond de tout être humain, se fait toujours entendre
la question qu'adressa un jour à Jésus le jeune homme de l'Évangile : « Maître,
que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » (Mt 19, 16).
Mais c'est au « bon » Maître qu'il faut l'adresser, parce que lui seul peut
répondre dans la plénitude de la vérité, en toutes circonstances, dans les
situations les plus diverses. Et lorsque les chrétiens lui adressent cette
question qui monte de leur conscience, le Seigneur répond par les paroles de
l'Alliance Nouvelle confiées à son Église. Or, comme le dit l'Apôtre à son
propre sujet, nous sommes envoyés « annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse
du langage, pour que ne soit pas réduite à néant la Croix du Christ » (1 Co
1, 17). C'est pour cela que la réponse de l'Église à la question de l'homme
possède la sagesse et la puissance du Christ crucifié, la Vérité qui se donne.
Quand les hommes
présentent à l'Église les questions de leur conscience, quand à l'intérieur
de l'Église les fidèles s'adressent à leurs évêques et à leurs pasteurs,
c'est la voix de Jésus Christ, la voix de la vérité sur le bien et le mal qu'on
entend dans la réponse de l'Église. Dans la parole prononcée par l'Église
retentit, à l'intime de l'être, la voix de Dieu, qui « seul est le Bon » (Mt
19, 17), qui seul « est amour » (1 Jn 4, 8.16).
Dans l'onction de
l'Esprit, cette parole douce et exigeante se fait lumière et vie pour
l'homme. C'est encore l'Apôtre Paul qui nous invite à la confiance, parce que
« notre capacité vient de Dieu : c'est lui qui nous a rendus capables d'être les
ministres d'une Alliance Nouvelle, une Alliance qui n'est pas celle de la lettre
de la Loi, mais celle de l'Esprit... Le Seigneur, c'est l'Esprit, et là où
l'Esprit du Seigneur est présent, là est la liberté. Et nous tous qui, le visage
découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes
transformés en cette même image, allant de gloire en gloire, par l'action du
Seigneur qui est Esprit » (2 Co 3, 5-6. 17-18).
118. Au terme de
ces considérations, c'est à Marie, Mère de Dieu et Mère de Miséricorde, que nous
confions nos personnes, les épreuves et les joies de notre existence, la vie
morale des croyants et des hommes de bonne volonté, ainsi que les recherches des
moralistes.
Marie est Mère de
Miséricorde parce que Jésus Christ, son Fils, est envoyé par le Père pour être
la révélation de la Miséricorde de Dieu (cf. Jn 3, 16-18). Il est venu
non pour condamner, mais pour pardonner, pour faire usage de la miséricorde (cf.
Mt 9, 13). Et la plus grande miséricorde, c'est, pour lui, d'être au
milieu de nous et de nous adresser son appel à venir à Lui et à Le reconnaître,
en union avec Pierre, comme « le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Il
n'est aucun péché de l'homme qui puisse annuler la Miséricorde de Dieu,
l'empêcher d'exercer toute sa puissance victorieuse aussitôt que nous y avons
recours. Au contraire, la faute elle-même fait resplendir encore davantage
l'amour du Père qui, pour racheter l'esclave, a sacrifié son Fils
:
sa miséricorde envers nous, c'est la Rédemption. Cette miséricorde atteint sa
plénitude par le don de l'Esprit, qui engendre la vie nouvelle et l'appelle. Si
nombreux et si grands que soient les obstacles semés par la faiblesse et le
péché de l'homme, l'Esprit, qui renouvelle la face de la terre (cf. Ps
104103, 30), rend possible le miracle du parfait accomplissement du bien. Un tel
renouvellement, qui donne la capacité de faire ce qui est bon, noble, beau,
agréable à Dieu et conforme à sa volonté, est en quelque sorte l'épanouissement
du don de miséricorde, qui délivre de l'esclavage du mal et donne la force de ne
plus pécher. Par le don de la vie nouvelle, Jésus nous rend participants de son
amour et nous conduit au Père dans l'Esprit.
119. Voilà la
certitude réconfortante de la foi chrétienne, qui lui vaut d'être profondément
humaine et d'une extraordinaire simplicité. Parfois, dans les discussions
sur les problèmes nouveaux et complexes en matière morale, il peut sembler que
la morale chrétienne soit en elle-même trop difficile, trop ardue à comprendre
et presque impossible à mettre en pratique. C'est faux, car, pour l'exprimer
avec la simplicité du langage évangélique, elle consiste à suivre le Christ,
à s'abandonner à Lui, à se laisser transformer et renouveler par sa grâce et
par sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de communion de son Église.
« Qui veut vivre, nous rappelle saint Augustin, sait où vivre, sait sur quoi
fonder sa vie. Qu'il approche, qu'il croie, qu'il se laisse incorporer pour être
vivifié ! Qu'il ne craigne pas la compagnie de ses frères ! »
.
Avec la lumière de l'Esprit, tout homme, même le moins savant, et surtout celui
qui sait garder un « cœur simple » (Ps 86 [85], 11), peut donc saisir la
substance vitale de la morale chrétienne. D'autre part, cette simplicité
évangélique ne dispense pas d'affronter la complexité du réel, mais elle peut
amener à la comprendre à s'abandonner à Lui, à se laisser transformer et
renouveler par sa grâce et par sa miséricorde qui nous rejoignent dans la vie de
communion de son Église. « Qui veut vivre, nous rappelle saint Augustin, sait où
vivre, sait sur quoi fonder sa vie. Qu'il approche, qu'il croie, qu'il se laisse
incorporer pour être vivifié ! Qu'il ne craigne pas la compagnie de ses
frères ! »
.
Avec la lumière de l'Esprit, tout homme, même le moins savant, et surtout celui
qui sait garder un « cœur simple » (Ps 86 [85], 11), peut donc saisir la
substance vitale de la morale chrétienne. D'autre part, cette simplicité
évangélique ne dispense pas d'affronter la complexité du réel, mais elle peut
amener à la comprendre avec plus de vérité, parce que marcher à la suite du
Christ mettra progressivement en lumière les traits de l'authentique morale
chrétienne et donnera en même temps le ressort vital pour la pratiquer. C'est le
devoir du Magistère de l'Église de veiller à ce que le dynamisme de la réponse à
l'appel du Christ se développe de manière organique, sans que soient falsifiées
ou occultées les exigences morales, avec toutes leurs conséquences. Celui qui
aime le Christ observe ses commandements (cf. Jn 14, 15).
120. Marie est
Mère de Miséricorde également parce que c'est à elle que Jésus confie son Église
et l'humanité entière. Au pied de la Croix, lorsqu'elle accueille Jean comme son
fils, lorsqu'elle demande, avec le Christ, le pardon du Père pour ceux qui ne
savent pas ce qu'ils font (cf. Lc 23, 34), Marie, en parfaite docilité à
l'Esprit, fait l'expérience de la richesse et de l'universalité de l'amour de
Dieu, qui dilate son cœur et la rend capable d'embrasser le genre humain tout
entier. Elle devient ainsi la Mère de tous et de chacun d'entre nous, Mère qui
nous obtient la Miséricorde divine.
Marie est un signe
lumineux et un exemple attirant de vie morale : « Sa vie seule est un
enseignement pour tous », écrit saint Ambroise
qui, s'adressant particulièrement aux vierges, mais dans une perspective ouverte
à tous, déclare : « Le premier et ardent désir d'apprendre, la noblesse du
maître vous le donne. Et qui est plus noble que la Mère de Dieu ? Qui est plus
splendide que celle qui fut élue par la Splendeur elle-même ? » . Marie vit et
met en œuvre sa liberté en se donnant elle-même à Dieu et en accueillant en elle
le don de Dieu. Elle garde en son sein virginal le Fils de Dieu fait homme
jusqu'au moment de sa naissance, elle l'élève, elle le fait grandir et elle
l'accompagne dans ce geste suprême de liberté qu'est le sacrifice total de sa
vie. Par le don d'elle-même, Marie entre pleinement dans le dessein de Dieu qui
se donne au monde. En accueillant et en méditant dans son cœur des événements
qu'elle ne comprend pas toujours (cf. Lc 2, 19), elle devient le modèle
de tous ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent (cf. Lc 11, 28)
et elle mérite le titre de « Trône de la Sagesse ». Cette Sagesse, c'est Jésus
Christ lui-même, le Verbe éternel de Dieu, qui révèle et accomplit parfaitement
la volonté du Père (cf. He 10, 5-10). Marie invite tout homme à
accueillir cette Sagesse. C'est à nous aussi qu'elle adresse l'ordre donné aux
serviteurs, à Cana de Galilée, durant le repas de noces : « Faites tout ce qu'il
vous dira » (Jn 2, 5).
Marie partage notre
condition humaine, mais dans une transparence totale à la grâce de Dieu. N'ayant
pas connu le péché, elle est en mesure de compatir à toute faiblesse. Elle
comprend l'homme pécheur et elle l'aime d'un amour maternel. Voilà pourquoi elle
est du côté de la vérité et partage le fardeau de l'Église dans son rappel des
exigences morales à tous et en tout temps. Pour la même raison, elle n'accepte
pas que l'homme pécheur soit trompé par quiconque prétendrait l'aimer en
justifiant son péché, car elle sait qu'ainsi le sacrifice du Christ, son Fils,
serait rendu inutile. Aucun acquittement, fût-il prononcé par des doctrines
philosophiques ou théologiques complaisantes, ne peut rendre l'homme
véritablement heureux : seules la Croix et la gloire du Christ ressuscité
peuvent pacifier sa conscience et sauver sa vie.
Marie, Mère de Miséricorde,
veille sur tous,
afin que la Croix du Christ
ne soit pas rendue vaine,
que l'homme ne s'égare pas
hors du sentier du bien,
qu'il ne perde pas la conscience du péché,
qu'il grandisse dans l'espérance en Dieu,
« riche en miséricorde » (Ep 2, 4),
qu'il accomplisse librement les œuvres bonnes
préparées d'avance par Dieu (cf. Ep 2, 10)
et qu'il soit ainsi, par toute sa vie,
« à la louange de sa gloire » (Ep 1, 12).
Donné à Rome, près de
Saint-Pierre, le 6 août 1993, fête de la Transfiguration du Seigneur, en la
quinzième année de mon pontificat.
JEAN-PAUL II, Lettre apostolique : Spiritus Domini (1er
août 1987) : AAS 79 (1987), p. 1374.
S. AUGUSTIN, In Iohannis Evangelium Tractatus, 41, 10 : CCL
36, 363.
S. AUGUSTIN, In Iohannis Evangelium Tractatus, 41, 10 : CCL
36, 363.


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